d) Un respect qui se perd.

D’une manière générale, les conseillers mettent tout en œuvre pour protéger l’honneur et le prestige du consulat, en censurant dans la mémoire les injures dont ils ont été victimes et en rapportant par contre, minutieusement, les poursuites et les condamnations de ceux qui ont osé les diffamer. On pourrait penser que ces exemples frappent la population et qu’une certaine crainte, à défaut de respect, est ressentie face à l’institution municipale. Les conseillers ont imposé une certaine image du consulat et peuvent donc attendre une certaine déférence de la part de la population. Or la fin de la période est marquée par deux incidents très graves : pour la première fois des membres du consulat en fonction sont victimes de violences physiques. Ces deux cas sont à souligner : la violence fait partie de la société urbaine médiévale, et les registres rapportent d’ailleurs régulièrement des altercations mortelles entre des habitants 1261 , mais aussi des attaques qu’ont subies des notables en rentrant chez eux nuitamment 1262 ou des officiers municipaux à leur travail 1263 . Mais s’attaquer aux membres du consulat ne s’est jamais vu. Le premier incident se déroule en 1495, Jean de Chaponay, Jean Audebert et Georges de la Noyerie viennent se plaindre aux conseillers de ce que :

‘« Estienne Chappa, soy disant chanoine de l’église de Saint-Nizier dudit Lion, et certains autres ses complices ont faitz procurer et faire fere lesdits oultrages, injures, oprobes, batures et autres crimes et délitz tant de nuyt comme de jour et par plusieurs et divers jours et nuyts, tant en la personne dudit Audebert que en sa femme, serviteurs et chambrières, voulant induyre et subourner ladite femme dudit Audebert et chambrière à faire (…) deshonnestes, espier, envahir et batre ledit Audebert et sesdits serviteurs, chanter de nuyt chanczons dissolues davant sa maison, planter arbres et actacher oyseaulx, escripteaulx et autres choses diffamatoires, au grant vitupère, blasme et deshonneste d’icelluy Audebert, des siens et de tous ses parents et amys. Semblablement espié, envahy, batu et mutilé ledit maistre Georges de la Noyerie en sortissant par luy de l’ostel dudit Audebert, tellement que audit Chappa et sesdits complisses n’avoient tenu qu’ilz n’eussent tué icelluy maistre George, tellement que à cause des choses dessudits que iceulx Chappa et complice avoient fetes et continuèrent fere de jour en jour, toute ladite ville en avoit esté et estoit esmue au grand, pernicieux et maulvais exemple et esclandre de ladite ville. Et trop plus grant dangiers, vitupère, blasme, injures et autres irréparables dommages desdits complaignantz qui sont, c’est assavoir ledit Audebert et les siens de grande ancienneté de ladite ville et des principaulx d’icelle estre agréguez au nombre des conseillers, mesmement ledit Audebert qui a servy et fait son devoir tant au consulat que en toutes autres chose (…) et ledit Georges de Noyerie estoit des serviteurs et officiers de la ville » 1264 .’

Les deux victimes sont Jean Audebert, conseiller sortant 1265 , et Georges de Noyerie, le secrétaire du consulat 1266 , et ils sont accompagnés dans cette démarche par Jean de Chaponay 1267 . Ces attaques sont de deux ordres : il y a d’abord des attaques diffamatoires contre Audebert. Les coupables tentent d’envahir sa maison, mais surtout attaquent son honneur par des chansons et en mettant un écriteau outrageant sur sa maison : il y a donc toute une mise en scène, une véritable théâtralisation de ces violences qui font penser à un charivari. Bien entendu toutes les insultes sont censurées dans les registres. Le traitement infligé au secrétaire est beaucoup plus inquiétant : il manque de se faire tuer par ces hommes. Est-ce parce qu’il est un représentant du consulat ? Ou bien est-il un bouc émissaire, à qui on ose faire ce qu’on ne ferait pas à un conseiller ? On ignore les causes de ce déchaînement de violence, mais le consulat est très choqué qu’on ait pu s’en prendre ainsi à l’un de ses membres.

L’incident de 1505 a des similitudes troublantes : cette fois un conseiller en place Claude Taillemond, et un conseiller sortant, Jacques Tourvéon, sont visés. Ils viennent une première fois se plaindre au consulat pour des faits similaires à ceux dénoncés par Jean Audebert : de nuit, des hommes masqués ont tenté d’envahir leurs maisons pour les saccager et s’en prendre à eux, mais ils ont échoué et ont donc seulement brisé des vitres. Ils ont aussi injurié et ont accroché des écriteaux diffamatoires sur leurs maisons 1268 . Comme précédemment, la teneur de ces propos est taboue. Mais l’affaire ne s’arrête par là car quelques jours plus tard :

‘« Mesdits sires les conseillers se sont assembléz pour adviser comme l’on doit procéder pour avérer le cas si mauvais et escandaleux qui fut arsoir perpétré en la personne de sire Glaude Taillemont, l’un des conseillers de ladite ville, lequel fut de guet et fait appensé par gens desguisez et dissimulez de leurs habitz, batu et quasi mis à mort. Et en voulant parler de ceste matière sont survenuz sire François Torvéon et Jaques Tourvéon ses principaulx parens ensemble Loys Taillemond, frère dudit Glaude. Et ont requis et supplié à mesdits sires les conseillers que leur plaisir soit prandre la chose en main et poursuivre en manière que justice et soit faicte et que tels dangiers et incovénients ne soient tollérez en ladite ville autrement ladite ville sera en danger de cheoir à plus grant inconvénient » 1269 .’

L’agression physique de Claude Taillemont émeut le conseil : à travers lui ce sont toutes les familles consulaires les plus respectables de la cité qui sont touchées. La famille de la victime vient demander raison au consulat : son frère Louis, mais aussi son beau-père Jacques Tourvéon et son beau-frère François Tourvéon. On s’en est pris physiquement à Taillemond alors qu’il faisait le guet : être conseiller ne protège donc plus des agressions, et les alimente même peut-être. La solidarité des clans familiaux joue à plein dans cette plainte, elle symbolise tout à fait l’esprit de corps qui existe entre les membres de l’élite, lors de cas très graves. On ne sait pas pourquoi Taillemond a été agressé ; on peut aussi se demander si le secrétaire, les conseillers et les familles ne dramatisent pas cet événement pour pouvoir l’exploiter afin de faire un exemple 1270  : dans l’agression de Noyerie en 1495, il était aussi dit qu’on l’avait quasiment battu à mort, or il était venu en personne quelques jours plus tard pour porter plainte et avait encore servi de longues années au consulat. Mais il se pourrait que le cas soit réellement plus grave : en effet on sait que Taillemont décède en 1505, et qu’il est remplacé par Guillaume Andrevet. Est-ce une coïncidence ou bien meurt-il des suites de ses blessures ?

Quoi qu’il en soit, l’apparition de ces violences semble indiquer que des tensions inédites sont à l’œuvre en ville, en ce début de XVIe siècle. Elles sont vraiment à souligner puisque, même lors de la Rebeyne de 1436 qui a pourtant traumatisé le consulat, rien de semblable ne s’est produit 1271 . Il est vrai que les registres consulaires ont disparu, mais cette contestation du pouvoir nous est connue par des sources judiciaires. Les habitants demandent qu’on convertisse les gabelles en tailles : pour obliger les conseillers à les écouter, de grandes assemblées populaires se tiennent aux Cordeliers 1272 , et aboutissent à un accord entre le peuple et les conseillers. Trois décisions sont prises : agir toujours par justice, contraindre les mauvais payeurs qui sont souvent les plus riches citoyens à rendre leurs arrérages et élire dix commis à cette tâche. Cet épisode est loin d’être un moment de pillage et désordre : la population bien que déterminée reste mesurée, obéissante à ses meneurs. Tous ces évènements se déroulent entre la Pentecôte et le mois de décembre 1436 : le 14 décembre, les conseillers cassent l’autorité des dix commis, et quelques jours plus tard le roi et son armée arrivent à Lyon pour « rétablir l’ordre ». Les chefs du mouvement sont arrêtés et jugés : la majorité est bannie et quelques-uns sont condamnés à mort. La population n’a, à aucun moment, fomenté de véritable révolte, elle ne s’en est pas prise véritablement à ses représentants, puisque ceux-ci ont toujours pu défendre leurs positions et discuter avec elle lors des assemblées pendant cette période. Il existe donc un certain respect des conseillers, ils ne sont jamais directement attaqués verbalement ou physiquement.

Ce qui se passe début XVIe est donc bien inédit et inquiétant : être conseiller, c’est peut-être risquer sa vie 1273 . Il semble qu’il y ait une recrudescence de violence dans ces années à l’encontre du consulat, mais aussi contre toutes les formes d’autorité, celles de la ville ou du pouvoir royal : en 1500, Humbert de Villeneuve, lieutenant du sénéchal manque de se faire assassiner dans sa propre maison pour une contestation d’arrestation 1274  ; en 1514, Jean Sala lieutenant du capitaine de la ville tombe dans une embuscade en faisant sa ronde de nuit 1275  ; toujours en 1514, Pierre Berord 1276 , fermier commis à lever la gabelle se fait agresser ainsi que deux de ses clercs…

On assiste donc à une désacralisation des conseillers, qui sont ouvertement pris pour cible à cette période : paradoxalement, c’est au moment où le consulat cherche à construire une image prestigieuse, qu’il se trouve aux prises avec les plus graves contestations de la part de sa population. Son identité se brouille alors qu’elle devrait être plus nette. Cette évolution est un échec d’autant plus grand pour le consulat, qu’il a passé tout le siècle à patiemment se forger une identité dont il est fier, celle d’un pouvoir fort, indépendant et honorable. Le groupe consulaire apparaît uni dans ces épreuves, mais la réalité est-elle aussi lisse que cette image idéale ?

Notes
1261.

« Hervy c’est complains pour ce qu’il a mandé l’escharguet au mestre des pors et il le voulsit batre et frapper d’une dague se gens n’eusient esté présens […], et ly donner pluseurs autres menasses », 1419, RCL1 p.171.

1262.

En 1434, Aynard de Villeneuve, un ancien conseiller est victime d’une agression sur le pont du Rhône : « ilz ont concluz que l’on face fait commun de la batture naguière faicte par Anthoine de Juiz, en la personne d’Eynart de Villenove, que ledit Anthoine de Juys et deux ses varlés battirent yer, sur le pont du Rosne de ceste ville, où il le trouva d’aventure, et que l’on poursuive contre ledit Anthoine et ses complices pour ceste cause aux despens communs », 1434, RCL2 p.407.

1263.

Plainte de Philibert Bourdellier, garde des clefs de la porte du pont du Rhône : vers 9-10 heures du soir il se lève pour ouvrir à quelqu’un quant « survint sur luy Guillaume Darien qui le voulsist oultraiger et blesser d’un coteau tout nud qu’il avoit et lequel il blessa en la main jusques à effusion de sang et plus en eust fait si par les voisins qui survindrent n’y fust esté obvié. Sur quoy a esté ordonné que l’en fera examiné sur ledit débat ad veritatem facti et se fera après ce ainsi que de raison », 1508, BB25 f236.

1264.

1495, BB22 f56v.

1265.

Jean Audebert est conseiller en 1493-1494 ; il est issu d’une famille qui a beaucoup servi la ville, notamment Mathieu Audebert, peut-être son grand-père, 14 fois conseiller entre les années 1420 et 1460.

1266.

Il est secrétaire depuis 1495.

1267.

Il est issu d’une grande famille consulaire lyonnaise, mais lui-même n’est pas consul, contrairement à son père Philibert dans les années 1470.

1268.

« Jaques Torvéon est venu plaintif à mesdits sires les conseillers, disant et exposant que ceste nuyt passée, certains moniers et gens déguisez sont venuz assaillir sa maison pour donner occasion à luy ou à ses gens à luy pour entrer dedans. Touteffoys ledit Torvéon creignant le dangier, ne voulut sortir ne laisser ouvrir sa maison, quoy voyant lesdits malfaicteurs s’en allarent et mirent ung escripteau à la porte dudit Torvéon, dont il a fait exhibicion. Parquoy a requis et supplie ausdits conseillers que comme ayans le régime et gouvernement de ladite ville ilz vueillent y fere donner provision et fere par manière que telz oultraiges et invaisions ne soient tollerez. Semblablement a dit et exposé ledit Glaude Taillemont qu’ilz firent pareillement en sa maison et que pis est, pour ce que quelcun de ses serviteurs demanda par la fenestre qu’ilz vouloient, lesdits invaseurs gectèrent pierres à grant nombre contre ses fenestres et luy rompirent toutes ses verières et ont ainsi continué jusques environ cinq heures de matin », 1505, BB24 f494v.

1269.

1505, BB24 f497.

1270.

La famille demande à ce qu’on porte plainte auprès de toutes les cours de justice, « et demain faire informacion sur les indices et autres choses qu’on pourra prouver et sur ce besoigner virilement en manière qu’il en soit fait exemple à tous autres », 1505, BB24 f497v.

1271.

R.Fédou, « Une révolte populaire à Lyon au XVe siècle. La Rebeyne de 1436 », Cahiers d’histoire, 1958, p.129-149.

1272.

Jean de Condeyssie parle de 2 000 personnes.

1273.

Outre ces agressions, pour la première fois des menaces physiques sont proférées contre les conseillers et sont indiquées dans les registres : « a esté ordonné que monsire le procureur de la ville fera partie pour la communaulté contre le serviteur de maistre François Dupré qui a dit que quant son maistre auroit tué demy douzaine des plus grans de la ville, il le passeroit bien », 1505, BB24 f500v.

1274.

« Pour ce que hyer, heure de souper, certains gentilshommes estant en ladite ville allèrent en l’ostel de messire Humbert de Villeneuve, docteur et lieutenant général de monseigneur le séneschal. Et feignant de vouloir parler à luy, ilz l’assaillirent de voye de fayt à cause de ce que mondit sire le lieutenant avoit fait constituer prisonnier quelque quidam qui faisoit débat, question et noise au jeu qu’on jouet aux Cordelliers et que très malicieusement se gectèrent sur ledit lieutenant, voulans le tuer tellement qu’il ne peut évader qu’il ne fust bien fort blécié et partie de ses serviteurs et autres estant lors en sont dit hostel qui est chose très mauvaise et de mauvaise conséquence et dont pourroit sortir grant inconvénient. Parquoy a esté advisé que promptement l’on en doit advertir le Roy et luy envoyer lectres pour l’informer du cas le plus près de la vérité que faire se pourra », 1500, BB24 f268v.

1275.

« Ledit jour Sanson le boulengier, Robran et le prodigue imprimeurs qui furent prins et avoient esté avec certains autres imprimeurs leurs complices de nuyt en passant par les Changes de ceste ville, ainsi que le cappitaine Jehan Salla recongnoissoit le serguet de la ville, pour ce que ledit cappitaine Jehan Salla vouloit savoir pourquoy aucuns d’eulx portoient espées nues, survindrent sur ledit cappitaine et serguet en nombre d’une vingtaine et se fait se parforcèrent batre et oultrager ledit guet et frappèrent ledit cappitaine Jehan Salla sur le bras », 1514, BB33 f158.

1276.

Pierre Bernod, fermier, a porté plainte contre des chanoines qui ont attaqué son clerc « et de ce non contens vinrent ledit jour qui fut samedy dernier passé environ huit ou neuf heures de seoir es sa meison et le batirent et mutilèrent tellement qu’il est au lit malade et ne va sinon apotences ». Deux jours plus tard, « a esté récité par la voix dudit maistre Bellièvre, les insultes, bateries et mutillacions faitz par messires les chanoynes de Sarion et conte Jehan de ladite esglise saint-Jehan en la maison et personne de Pierre Bernod, […] qui fut une chose bien estrange et espouventable à la dite ville, mesmement de ce qu’ilz le viendrent batre et mutiler en sa propre maison, dont la ville se cuydast venir ung grant scandalle et inconvénient et d’abundant ledit Bernod s’est déclairé qu’il ne peust vacquer à lever les deniers de ladite gabelle, car il est fort blessé et mallade et ne peust aller sans anyller et n’oseroit sortir de sa maison pour ce qu’ilz le menassent. Et ont depuys ladite bature voulu blesser ung sien serviteur et aussi Henrys Drolin qui s’est autreffoys meslé des fermes qu’ilz ne se feussent sauvez en certaines maisons », 1514, BB33 f112v.