2. Deux mondes, deux cultures.

La différence évidente entre marchands et hommes de loi qui apparaît de prime abord est celle de leur formation. Est-ce pour autant une source de conflit ? Ces identités culturelles présentent-elles des oppositions irréconciliables ?

a) L’ouvroir comme modèle.

La plupart des conseillers de la première moitié du XVe siècle, du moins ceux qui tiennent les rênes du consulat, sont des marchands. Leur conception de l’éducation découle de leur formation professionnelle qui s’est faite directement dans l’ouvroir où ils ont commencé comme apprentis 1285 . Pour acquérir une culture de base (lecture, écriture, calcul, grammaire, peut-être aussi dialectique et rhétorique), les Lyonnais ont trois possibilités : mettre leurs enfants dans les écoles ecclésiastiques de la ville, qui ne sont pas réservées aux enfants destinés à la cléricature 1286  ; engager un précepteur, ce qui est valable uniquement pour les riches familles 1287 ou se tourner vers l’enseignement laïque. On ne sait pas grand chose sur les écoles de la ville car les conseillers au pouvoir ne leur accordent que peu d’attention dans cette première moitié du XVe siècle. On apprend incidemment dans les registres que le consulat paye la moitié du prix de la location de la maison de l’école en 1428 1288  ; en 1447 une petite subvention est attribuée au « recteur des escolles de la ville » mais sans préciser son utilisation 1289 . Les conseillers n’envisagent qu’une formation minimale pour le reste de la population, ils considèrent que les prêches donnés par les religieux sont là pour « instruyre et esmovoyre le peuple à dévocion » 1290 , et pour garantir le calme et la cohésion dans la ville. Ils encouragent les prédicateurs : les bases de la religion catholique, les valeurs fondamentales de la société sont ainsi connues de tous 1291 . Ces bonnes paroles s’opposent à celles de la rumeur qui peuvent répandre le chaos et la peur dans la ville.

Lyon ne possède pas d’université. Pour étudier le droit, il faut partir vers d’autres villes 1292  : les registres évoquent quelques cas, ceux des enfants de Martin Bennot 1293 et de Gonon Grant 1294 , tous deux docteurs en droit, ou celui de Pierre Buyer 1295 . Ils ne sont indiqués que parce que leur statut d’étudiant leur donne pour privilège d’être exemptés d’impôt : nulle admiration ou intérêt ne transparaissent dans ces notes, les conseillers ne précisent même pas de quelle université ces jeunes gens dépendent, tant ces préoccupations leur sont étrangères. Ce trait de mentalité est particulièrement visible en 1418-1419. A cette époque, Charles VII qui est encore le Bâtard d’Orléans, cherche à s’assurer la fidélité des villes de France en leur faisant de nombreuses promesses : ainsi il propose à Lyon « un parlement de droit escript et une estude d’université » 1296 . Les conseillers se montrent très intéressés par les bonnes dispositions du roi, mais ils hiérarchisent nettement leurs demandes préférant d’abord obtenir la confirmation de leurs privilèges 1297 et surtout « deux feyres franches à Lyon, c’est assavoir l’une en yver, l’autre en esté » 1298  ; ils évoquent la possibilité d’installer « ung grenier à sel » 1299 , mais aussi « la drapperie, c’est assavoir que les ovriers à faire draps viegnent demourer à Lion » 1300 , ainsi que la « limitation de la sénéchaussée » 1301 . Ils sont donc, en bons marchands, beaucoup plus attirés par des privilèges économiques que par la perspective de voir s’installer à Lyon une université, cette possibilité n’est d’ailleurs évoquée qu’une fois, lors de la première des 10 réunions sur le contenu de la requête à faire au roi. Le parlement les intéresse un peu plus 1302 , car il serait pratique pour régler certaines affaires de la ville, mais il donnerait aux juristes de la ville la possibilité de faire de trop belles carrières à domicile et donc de se constituer comme un groupe concurrent puissant dans l’élite urbaine 1303 . Au lieu de cela, ils préfèrent que ces derniers envoient leurs fils au loin, dans les universités des autres villes ; pour leur carrière, la Savoie et le Dauphiné tout proches sont largement suffisants.

Le cas de Lyon est-il atypique ? Certaines très grandes villes d’Europe restent sans université comme Francfort, Nuremberg ou Brême : il est possible qu’elles n’en aient jamais fait la demande, faute d’appuis haut placés ou par absence de volonté. En effet une ville comme Barcelone refuse par trois fois (1377, 1398, 1408) l’université que lui propose le prince. Pourquoi ? Une ville marchande qui possède déjà de bonnes écoles peut ne pas considérer comme utile de délivrer un enseignement en latin, fort éloigné de l’éducation pratique dont les futurs négociants ont besoin. Il est aussi probable que par calcul, cette ville refuse l’université et surtout tous les étudiants quelque peu agités et jalousés, par crainte de troubles ou d’un renversement des pouvoirs. Il est plus simple d’envoyer au loin ceux qui sont intéressés par de telles études, à Toulouse, Montpellier ou Bologne, et de rester entre soi 1304 . Les options du consulat lyonnais reflètent donc des préjugés marchands.

Notes
1285.

Dans les villes de cette époque, les enfants de marchands savent généralement lire, écrire et compter vers 7 ans ; ce n’est pas seulement le privilège des enfants des gens honorables, nombre de ceux des maîtres des métiers fréquentent également les écoles. Seuls les enfants que leurs parents veulent destiner au clergé, à la pratique judiciaire ou au grand négoce sont menés à la « grant escole » à dix ans. Ils doivent se former aux arts libéraux ; en réalité ils apprennent les rudiments de la langue latine. Pour beaucoup, à l’âge de 14 ans, c’est l’apprentissage chez un marchand, un praticien ou un magistrat. E. Garin, L’éducation de l’homme moderne. La pédagogie de la Renaissance (1400-1600), Paris, Fayard, 1968.

1286.

Chaque chapitre a son école : les écoles de Saint-Paul connaissent d’ailleurs un renom particulier entre 1419 et 1428, quand elles sont dirigées par Jean Gerson, réfugié à Lyon. R. Fédou, Les hommes de loi…, op. cit., p.295.

1287.

Il s’agit soit d’ « écripvains » qui « se mesloient fors seulement de apprendre les enfants à escripre » (BB16 f29v), soit de notaires qui arrondissent ainsi leurs revenus. Le manque de documents ne permet pas d’affirmer la fréquence de ces pratiques.

1288.

« Ilz ont aussi conclu que l’on payera sur le commun la moytié du louage de la mayson que a louée le maistre nouvel des escolles qui vient demourer de nouvel en ceste ville de Lion, en l’ostel de Jehan Tibout, assis près du Temple, laquelle lui couste environ XV bons escus », 1428, RCL2 p.279.

1289.

« Ilz ont passé un mandement sus Rolin Guérin pour mestre Jehan de Fontaine, recteur des escoles de ceste ville, de la somme de V livres tournois restans à paier de dix livres tournois, lesquelles X livres noz prédécesseurs conseillers lui avoient convenus de donner et paier à cause du régime desdites escolles », 1446, RCL2 p.501.

1290.

1454, BB5 f218v. « Aynard de Chaponay portera une lettre de par lesdiz conseillers à frère Vincent, qui est à Corzieu, contenant que la ville de Lion a entendu qu’il ydoit venir preschier, dont tous les habitans sont tous joyeux », 1417, RCL1 p.38.

1291.

Sur la prédication voir N. Bériou, L’avènement…, op. cit. ; H. Martin, Le métier de prédicateur en France septentrionale à la fin du Moyen Age (1350-1520), Paris, 1988.

1292.

Les Lyonnais fréquentent peu les universités françaises : Valence, Montpellier, Toulouse, Angers, Orléans, n’attirent que quelques individus. Il est vrai que les événements politiques et militaires ne permettent pas une vie universitaire très florissante de 1415 à 1440. En dehors de France mais en pays français, Avignon attire les Lyonnais, de par sa position géographique mais aussi sa célébrité ; la majorité part cependant étudier dans les universités italiennes. R. Fédou, Les hommes de loi…, op.cit., p.305.

1293.

« Les héritiers de maîstre Martin Bennot ne paieront que trente sols tournois de yci en là, à un denier pour livre, pour considération attendue de deux estudians, lesqueulx estoyent pour avant à cinquante solz », 1424, RCL2 p.103.

1294.

« Ilz ont admodéré et remis les hoirs et releyssée de feu maistre Gonon Grand, jadiz licencié en loys, attendu la mort dudit feu maistre Gonon et mesmement que l’un desdits hoirs est estudien et par conséquent exempte de non contribuer, à troys livre tournois pour la taille d’un denier », 1446, RCL2 p.520.

1295.

« Ilz ont commis à Estienne Guerrier et Audry Chivrier de oster de la taille maistre Pierre Buer, estudiant, de ce qui sera raysonnable, attendu qu’il continue l’estude et qu’il en est exempt par les lettres du Roy nostre sire », 1426, RCL2 p.186.

1296.

1419, RCL1 p.145. La fondation d’universités est intimement liée à des considérations politiques, dans le cadre de la guerre de Cent Ans. Anglais et Français se concurrencent : les universités de Poitiers (1431), Caen (1432), et Bordeaux (1441) sont fondées par les Anglais ; Valence (1452), Nantes (1460) et Bourges (1464) figurent au rang de celles créées par un pouvoir royal récompensant les villes fidèles ou celles qui s’étaient finalement ralliées à la cause royale. J. Verger, Les universités au Moyen Age, PUF, Paris, 1973.

1297.

1419, RCL1 p.146, p.162, p.166, p.177, p.218.

1298.

1419, RCL1 p.146, p.162, p.168, p.177, p.196, p.218, p.230, p.231.

1299.

1419, RCL1 p.146, p.162, p.166, p.168, p.218, p.230, p.231.

1300.

1419, RCL1 p.146.

1301.

1419, RCL1 p.162, p.218.

1302.

Dans les discussions, on évoque plusieurs fois sa demande : 1419, RCL1 p.162, p.196, p.218, p.230, p.231.

1303.

Cependant, avant 1450, dans toutes les bonnes villes qui ne sont pas des capitales, les titulaires de grades universitaires ne sont vraiment qu’une poignée parmi tous les marchands et gens de justice. J. Verger, Les gens de savoir en Europe à la fin du Moyen Age, Paris, PUF, 1997 ; J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Seuil, 2ème édition, 1985.

1304.

C. Beaune, Education et cultures. Du début du XII e au milieu du XV e siècle, Pairs, 1999, p.129.