3. Différences assumées ou concurrence.

Ces visions de l’éducation et ces formations spécifiques donnent aux hommes de loi et aux marchands une identité culturelle propre et qu’ils revendiquent comme telle. Ces différences n’impliquent-elles pas une certaine concurrence entre ces deux composantes de l’élite consulaire ? De quel œil les marchands qui tiennent le consulat depuis sa création au XIVe siècle, voient-ils l’entrée de ces juristes et l’arrivée de ces idées nouvelles dans l’institution municipale ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut rechercher des indices de tensions entre ces deux groupes.

On peut partir d’une des informations données par le graphique des catégories socioprofessionnelles auxquelles appartiennent les conseillers 1348  : sur l’ensemble de la période, les marchands restent numériquement les plus nombreux au consulat. Malgré l’accroissement du nombre des docteurs en droit dans les années 1450-1480, les hommes de loi ne voient pas véritablement leur groupe se renforcer numériquement, il ne change que de composition. Est-ce à dire que les marchands tenteraient de limiter l’accès des juristes au pouvoir ? Ou bien les juristes ne chercheraient-ils pas vraiment à s’emparer de celui-ci ? Il s’agit donc de relever dans les registres des années 1450-1480 des éléments susceptibles de répondre à nos interrogations.

Lors de la période 1410-1450, le consulat représente une récompense et un honneur pour ceux qui sont élus, et personne ne songe à négocier son entrée pour servir son intérêt personnel 1349 . Or les mentalités changent par la suite puisque nous rencontrons deux cas de tractations menées par des juristes pour obtenir des avantages avec la fonction de conseiller. La première « négociation » se déroule en 1459 : parmi les nouveaux consuls, cinq viennent de faire leur serment, lorsqu’arrive le tour du dernier :

‘« ledit maistre Pierre Fornier s’est excusé et a refusé de prandre ladite charge et fere ledit serment pour trois raisons : la première pour ce que est réputoit inhabile et insouffisant de occuper icelle charge ; la seconde pour ce que il se disoit estre lieutenant de l’un des esleuz, lequel luy avoit dit que s’il acceptoit ladite charge dudit consulat, que le desappointeroit de ladite lieutenance ; et la tierce pour ce qu’il porta, contendoit avec ladite ville de privilège, de exemption de taille et autres subsides de ville pour raison de son office qu’il a de la monnoye et en estoit en procès avec ladite ville en la court de parlement, et pour ce a différé icellui Fornier de fere ledit serment pour à présent et jusques à ce que plus amplement il y ait délibéré » 1350 .’

Pierre Fournier est licencié en droit, et son art de la rhétorique apparaît clairement dans ce discours extrêmement bien construit. Les raisons de son refus sont très intelligemment choisies : il présente habilement sa requête, en dressant un portrait en creux flatteur de sa personne sous couvert de modestie et de raison. Il se dit incapable d’assumer un tel honneur, se place en position humble, conscient de l’inattendu du refus d’une charge aussi prestigieuse : ce sont ses capacités qu’il met en cause, à aucun moment il ne présente son refus comme la crainte d’un excédent de travail. La seconde raison qu’il évoque, concerne son office qui est inconciliable avec cette charge et qu’il n’entend pas abandonner : il est en effet lieutenant des Elus qui lui auraient formellement interdit le double exercice de ces charges, pour éviter toute collusion ou tout espionnage entre ces pouvoirs différents. L’interdit qui lui est imposé le présente encore à son avantage, victime de ses supérieurs mais respectueux, donc fidèle à leurs commandements. Dernier point, il est en procès avec la ville pour une demande d’exemption d’impôt à cause de sa charge d’officier de la monnaie : il ne peut raisonnablement être juge et partie et se présente donc comme pétri d’équité. Derrière ce refus il dresse un tableau particulièrement avantageux de sa personne ; une manière de se mettre en valeur pour intéresser les conseillers et les pousser à proposer quelque chose pour lever de si justes réticences.

Cette manière de se présenter s’est révélée être un bon calcul ; les conseillers ont besoin d’un homme comme lui et pour cela cessent toute poursuite à propos de son impôt et acceptent son exemption 1351 . Habilement, il avait mis à la fin de son discours le point le plus important, la pierre d’achoppement de son refus qu’il avait habillé et maquillé pour rendre sa demande acceptable et légitime, sauvant sa réputation de toute accusation d’abus de pouvoir. Il ne demande pas explicitement à obtenir un passe-droit en tant que conseiller, on le lui offre pour le bien de la communauté. Le problème avec les Elus était purement rhétorique, et sa soi-disant inaptitude cadrait assez mal avec un personnage ayant autant de responsabilités en ville.

Le cas de 1477 est un peu différent. Jacques Caille « n’a voulu prendre charge dudit consulat et prester le serement en tel cas requis, ont protesté à l’encontre de luy du reffuz et délay et de y pourveoit d’ung autre et le priver de sa élection, ainsi que par l’instrument du sindicat sur ce fait est contenu et déclairé » 1352 . Le lendemain Caille justifie son refus en expliquant que :

‘« il estoit et est prest de servir la ville, pourveu qu’on le deschargea de son meuble duquel il estoit trop chargé, ainsi qu’il disoit, et lesdits conseillers, eue délibération en l’absence dudit Caille, luy ont respondu que affin qu’il n’ait cause de se plaindre, qu’il baille sa nommée et puis l’en aura regart sur son fait en toute bonne équité et raison mais affin que la ville ne demeure ( ?), qu’il face le serement et preigne charge du consulat mais car il n’a voulu faire ilz ont de rechief protesté d’en pourveoit d’ung autre » 1353 . ’

Jacques Caille est élu conseiller mais il met une condition à sa prise de fonction, une baisse de ses impôts. Un bras de fer s’engage avec les conseillers, chaque partie essayant de faire plier l’autre. Le consulat accepte seulement un réexamen de sa nommée : s’il refuse, on menace de nommer quelqu’un d’autre à son poste. Caille tente de jouer au fin stratège puisqu’il attend qu’on le prie instamment de prendre ses fonctions pour dévoiler sa demande : il sait que la charge de conseiller n’est pas une sinécure, puisque son père, son oncle et son grand-oncle ont été conseillers de la ville 1354 , cette difficulté fait peut-être hésiter certains à prendre cette charge. Jacques Caille tient à être au consulat car il cède finalement alors que rien ne lui a été promis pour la baisse de son impôt. Or il prête serment en « protestant que si les autres ses compaignons ne le deschargent touchant son meuble, dont il se dit estre trop chargé, qu’il puisse plaider contre ladite ville et poursuir son cas par justice » 1355 . Peut-être d’ailleurs n’était-ce que ce qu’il recherchait : Caille est en effet licencié en droit et comme Fornier en 1459, ce juriste entend bien utiliser sa fonction de conseiller pour essayer de tirer quelque avantage. Il est donc autorisé à pouvoir porter plainte contre le consulat. L’esprit de « bien commun » est totalement dévoyé : l’intérêt personnel passe avant celui de la municipalité et de la ville. Pourtant ce conseiller prend des risques, car dans la première moitié du siècle deux conseillers ont été renvoyés pour avoir soutenu un procès contre la ville 1356  : en 1477 cela ne constitue plus une raison d’annulation de son élection. Est-ce par indulgence pour son arrogance ou parce que la notion de « bien publique » se perd ou qu’on ne la défend plus avec autant de vigueur que par le passé ? Ou encore est-ce dû à la notoriété de sa famille, avec laquelle on ne souhaite pas se fâcher ? Peut-être considère-t-on d’ailleurs qu’elle le raisonnera en lui remontrant l’incongruité de son projet : la régulation du conflit se ferait ainsi plus tard grâce à la famille, au cercle d’amis. La sociabilité voudrait qu’on ne règle pas frontalement le problème : de toute façon les comportements ont changé entre les deux affaires. Ces cas soulignent une évolution au sein du consulat : l’accès plus large et l’importance des juristes au sein du consulat, donnent à ces derniers l’audace de monnayer leur entrée, avec plus ou moins de bonheur.

Ces tractations constituent une forme de chantage pour rendre plus avantageuse la situation de consul : une certaine discrétion entoure les accords intervenus, mais les deux conseillers acceptent de prendre finalement leur charge. Censure de compromis peu à l’avantage du consulat, pour ces juristes l’intérêt personnel passe ouvertement avant le bien commun : le poids du pouvoir justifie des contreparties. Ces deux épisodes prouvent aussi que les marchands du consulat sont prêts à des « aménagements » pour compter parmi eux des juristes de renom, ils ne cherchent donc pas vraiment à exclure ces derniers du pouvoir.

Est-ce à dire que tous les juristes sont accueillis à bras ouverts par tous leurs confrères marchands ? Les choses sont parfois plus compliquées, les mésaventures de François Buclet, conseiller et docteur en droit l’illustrent. Nous avons vu précédemment qu’il est extrêmement rare que le secrétaire rapporte les injures proférées contre les conseillers, mais on en trouve pourtant un exemple dans les registres en 1472. Geoffroy de Saint-Barthélemy injurie deux conseillers en place, François Buclet et Claude Taillemond 1357  :

‘« il avoit mal fait et mal procédé à dire et proférer les parolles, lesquelles il avoit dictes et réitérées par plusieurs foys en plusieurs lieux publicque et en présence de plusieurs personnes à l’encontre des desssus nomméz messire François Buclet et Claude Taillemond conseillers, lesqueulx avoient charge de par le consulat de ladite ville de parler de la matière à occasion de lacquelle ledit Geoffroy prit parolles audit Claude Taillemond, lequel Taillemond, il avoit appelé par plusieurs foys traictre déloyal, avoit aussi blasmé ledit messire Buclet en l’appelant fol clerjean, disant que tous deux n’estoient bons ne dignes d’estre conseillers de ladite ville » 1358 .’

Les insultes sont stéréotypées : celle de « traictre déloyal » est une agression verbale très souvent employée, Claude Gauvard indique que dans les lettres de rémission qu’elle a étudiées, il s’agit du type d’injures le plus courant après les injures sexuelles 1359 , parce que le principe de loyauté est à la base de tous les serments 1360 et constitue l’une des valeurs communes à toute la population. L’insulte à l’encontre de Buclet, traité de « fol clerjean 1361  » est beaucoup plus péjorative, méprisante : elle consiste à rabaisser et à dénier à Buclet son statut de docteur en droit. Chaque conseiller subit donc une attaque personnelle, mais les injures de Geoffroy de Saint-Barthélemy portent aussi sur les capacités à être de bons conseillers. Leur honneur est en jeu dans ces insultes. L’affaire est cependant rapidement réglée, du moins Geoffroy vient demander pardon au consulat pour son attitude 1362 et en particulier il tient à s’excuser auprès de Claude Taillemond car « il savoit bien et estoit vray que ledit Taillemond estoit et est et ses prédécesseurs avoient toujours esté bons et loyaulx preudosmes, sans avoir jamais esté repris ne blasmez de trahision ne autre villain cas », d’ailleurs « icelluy Geoffroy et Taillemond avoient heu affinité et conversacion ensemble tout le temps de leur jeunesse » 1363 . Ses excuses commencent par restaurer l’honneur de Taillemond et de sa famille, en soulignant leur excellente réputation, mais il en profite aussi pour essayer de faire jouer la corde sensible, en rappelant à Taillemond qu’ils sont des amis d’enfance, afin que ce dernier ne porte pas plainte contre lui. Il parvient à ses fins puisque l’affaire se règle par une amende honorable : le rituel est toujours le même, mais les paroles qu’il prononce sont en latin, pour souligner jusque dans l’aveu des fautes la différence de statut dont bénéficie un notable, ancien conseiller de surcroît, par rapport à un simple habitant de la ville 1364 .

Il n’a par contre aucun mot pour François Buclet, l’autre conseiller insulté, docteur en droit. Cette différence de traitement traduit peut-être une animosité plus grande pour ce dernier, parce qu’il n’appartient pas au monde des marchands. Il est en effet troublant de constater, au cours des années qui suivent, les multiples attaques dont est victime Buclet au sein même du consulat : en 1479 il vient faire doléance auprès du secrétaire de la ville, « touchant aucunes parolles qu’il prétend avoit esté dites par aucun de mes seigneurs les conseillers en son deshonneur et préjudice » 1365 . Le secrétaire, ou bien Buclet, se gardent bien d’accuser nommément ces consuls, mais des tensions assez vives existent au sein du consulat puisque ce juriste est régulièrement pris à parti. Il semble qu’il soit la cible d’un groupe de conseillers à cause de sa qualité, ceux-ci voient d’un mauvais œil l’emprise des juristes s’accroître au consulat : discréditer un docteur en droit comme Buclet freinerait peut-être ce mouvement. Leurs manœuvres prennent de l’ampleur puisqu’en 1481, Buclet est de nouveau au cœur d’une polémique orchestrée de manière anonyme de l’intérieur du consulat, alors qu’il est conseiller. En 1479, il a été envoyé à Paris pour régler certaines affaires devant le roi, or « pareillement que luy estant à Paris, fut dit publicquement qu’il faisoit bonne chere et ne se soussioit gueres des afferes de ladite ville, dont plusieurs firent grands murmuracions, et que lesdits conseillers luy escripvirent souvent que, s’il cognassoit qu’il ne peust avoir expédicion, qu’il s’en retourne le plustouts que possible luy seroit, de quoy ne fit rien » 1366 . Les conseillers de 1481 décident pour apaiser ces bruits, de diminuer les gages qui lui sont dus et qui ne lui ont toujours pas été versés ; son ami Pierre Brunier est chargé de le lui annoncer. Tout ceci se décide en son absence du consulat, puisque « ce fait, ledit messire Buclet est entré audit conseil » 1367 . Les conseillers se fondent donc sur des rumeurs venues à leurs oreilles pour désavouer l’un d’entre eux. Il est surprenant qu’ils n’osent pas lui parler directement : sentent-ils que leurs accusations ne reposent sur rien ? S’ils devaient l’affronter dans un débat, il est probable que sa maîtrise du discours et du droit anéantirait leurs accusations. Tous ces éléments tendent à donner l’impression qu’on veut discréditer Buclet. Il est d’ailleurs conscient qu’il s’agit d’une cabale contre lui, puisque lorsque Brunier rapporte ses paroles aux conseillers après son entretien avec lui, il explique que Buclet « luy avoit fait response précise qu’il avoit servy le mieulx qu’il avoit peu, ce que par luy n’avoit esté qu’il n’eust besoigner en ce dont il avoit chargé, mais que tous iceulz qui y alloient ne faissoient pas ce qu’ilz vouloient. Et qu’il se esmerveilloit fort comme lesdits conseillers ne luy en avoit rien dit audit conseil, et quelle cause les pouvoit de ce luy fere dire et du regart de luy, il estoit délibéré d’estre paié » 1368 . Malgré le double filtre que constituent Brunier et le secrétaire, on sent bien le ton sarcastique de Buclet qui s’étonne d’une telle manière d’agir, fort peu en accord avec l’idée que le consulat regroupe des « compaignons » qui s’épaulent et s’appuient comme dans les confréries. Sûr de son droit, il se déclare prêt à attaquer en justice si on lui refuse ses gages 1369 . Les fissures entre conseillers apparaissent dans ces attaques anonymes qui sont alimentées par les jalousies et les rancoeurs.

Ces attaques seraient-elles la preuve que la complémentarité entre deux visions de la politique est une illusion ? Le modèle des juristes serait rejeté par les marchands les plus conservateurs qui refuseraient de s’adapter à ces changements et de partager le pouvoir. Cependant il ne faut pas croire que les juristes soient les seuls à être exposés à ce genre d’attaques, certains grands marchands les suscitent aussi. Aux Etats Généraux de Tours en mars 1484, les représentants des villes désirant des foires, Troyes, Bourges et Tours, s’entendent pour supprimer celles de Lyon 1370 . Pour essayer de les récupérer, les Lyonnais dépêchent une ambassade auprès du roi, et une autre auprès des commissaires royaux à la foire de Lendit par crainte de subornation : ces derniers sont en effet chargés d’enquêter auprès des marchands pour savoir quelle ville serait la mieux placée pour accueillir les foires.

Malgré cet empressement du consulat, une rumeur désagréable se met à circuler en ville : les conseillers abandonneraient l’idée de récupérer les foires, et l’un des conseillers serait à l’origine de ce changement. On accuse Jean Le Maistre et ses enfants d’intriguer afin que les seules foires de la région soient à Genève 1371 . Le consulat serait donc gouverné par des ennemis de la ville. Pourquoi imagine-t-on qu’un conseiller agirait à l’encontre de la ville ? Pourquoi désigne-t-on Jean Le Maistre ? C’est un marchand-changeur qui a déjà été plusieurs fois conseiller 1372  ; il a effectivement deux fils, Pierre et Humbert. Aurait-il des liens privilégiés avec Genève par ses affaires ? Impossible à dire 1373 . Cette rumeur traduit peut-être aussi le fait que les marchands de la ville ont besoin de croire à un complot au sein du consulat pour comprendre pourquoi le roi ne veut pas rendre les foires à la ville. Cet épisode montre surtout la difficulté d’être conseiller : on convoque une assemblée pour « estaindre et fere cesser lesdits murmuracions » 1374 , la rumeur se propage comme le feu et détruit comme lui ceux qu’elle touche. Il ne faut pas non plus exclure l’hypothèse que cette rumeur soit née de rivalités, d’intérêts particuliers et qu’il s’agisse aussi d’un règlement de comptes 1375 . Cependant les choses rentrent dans l’ordre rapidement puisqu’on ne reparle plus de cette rumeur pour se concentrer uniquement sur le retour des foires en ville 1376 .

La multiplication des attaques contre les conseillers dans les années 1450-1480 est due aux jalousies entre membres de l’élite et à l’inimitié entre certains juristes et marchands, mais il semble qu’apparaisse aussi à cette époque une rupture générationnelle entre les membres de l’élite. En effet, les conseillers visés sont toujours des hommes qui occupent régulièrement la charge de consuls, depuis longtemps et entretiennent la fiction du partage du pouvoir. Certains conseillers et plus généralement certaines familles dominent l’institution et soignent les apparences en faisant élire chaque année des consuls à mandat unique. Cette explication nuance les tensions entre juristes et marchands, qui ne sont qu’une expression des fractures qui se multiplient au sein du consulat. Pour illustrer cette analyse, considérons l’incident qui a lieu en 1487 :

‘« Ledit Pierre Brunier a dit esdits conseillers que à la derrière générale assemblée fecte oudit hostel, messire Glaude Vandel, il ne scet de quel esprit meu et sans cause ne raison, oultragea ledit Brunier ly disant qu’il devoit fere et procurer le bien, prouffit et honneur de ladite ville et qu’il faisoit le contraire. Et pour ce que ledit Brunier ly dit qu’il avoit fait plus de bien à ladite ville que icelluy Vandel, ledit Vandel ly dit « voz feuces qartonier » , en quoy faisant il a injurié non seulement ledit Brunier mais tout ledit consulat, ce que lesdits conseillers ne devoient souffrir ains en fere poursuyre et demander justice, et au regart de ly, il ne vouldroit l’injure à luy fecte pour deux mil livres tournois, requérans que ledit Vandel et les siens soient déclarez inhabilles audit conseil de ville, fort en général ou en particulier » 1377 . ’

Pierre Brunier est un vieux conseiller, élu depuis les années 1430 et qui a été déjà treize fois consul : il illustre parfaitement cette confiscation du pouvoir dont une partie de l’élite semble se plaindre à mots couverts. Il se fait prendre à parti par Claude Vandel, docteur en droit qui n’a jamais été conseiller. Les reproches que formule Vandel sont révélateurs : il accuse Brunier de servir d’abord ses intérêts personnels et d’avoir profité de cette charge sans rendre autant de services qu’il aurait dû à la ville 1378 . Cette attaque reste somme toute classique, mais pourquoi Vandel en veut-il particulièrement à Brunier ? Soit il existe un contentieux entre eux, soit Vandel choisit de s’attaquer à Brunier en tant que symbole d’un pouvoir rendu suspect par sa fermeture. La réaction de Brunier est très violente parce que Vandel fait partie des notables, donc ses accusations peuvent avoir du poids et surtout trouver une résonance chez d’autres mécontents. C’est un problème identitaire, puisque la reconnaissance de Brunier par ses pairs est en jeu, mais il est possible qu’il s’agisse aussi d’un problème politique, une attaque à peine déguisée contre le fonctionnement du consulat et son recrutement. Brunier demande alors une punition exemplaire : l’argent ne saurait racheter cet outrage, il demande quelque chose de beaucoup plus grave, l’atteinte à l’honneur de Vandel. En le privant lui et ses descendants de tout rôle politique, il l’exclut des personnes dignes de faire partie des conseillers et symboliquement il pointe son indignité à faire partie de l’élite. Il cherche à l’évincer du groupe dominant pour discréditer ses accusations : elles perdraient de leur portée si elles étaient prononcées par un homme sans honneur. Il va même plus loin en incluant les descendants de Vandel : c’est quasiment une malédiction, il voue aux gémonies toute une famille. Cette attitude est symptomatique de la portée politique des accusations de Vandel, dont Brunier et les autres membres du consulat ont parfaitement conscience puisque personne ne propose de régler le conflit par une simple amende honorable. Bien qu’il n’existe aucune trace d’une telle condamnation, on peut se demander si Brunier n’est pas suivi puisque Vandel n’exerce le consulat qu’en 1506 : le fait qu’il mette 20 ans à accéder au consulat est peut-être bien la preuve de l’influence de Brunier et de ses amis 1379 qui lui ferment les portes de la municipalité.

D’autres indices des tensions entre conseillers et membres de l’élite urbaine ressortent aussi de la relation qui est faite de certains incidents opposant le consulat et les officiers de l’archevêque, qui se trouvent être d’anciens conseillers de la ville qui règlent peut-être des comptes à l’occasion. Ainsi en 1478 les conseillers reçoivent Barthélemy Bellièvre, procureur de l’archevêque, pour tenter de trouver une solution aux différends qu’ils ont avec l’église :

‘« mais avant qu’on face ladite response audit Bellièvre, ont arresté luy demander que pour ce qu’il vient oudit hostel, comme il dit, de par mesdis seigneurs les vicaires, doyen et chapittre, il estoit et est vray que monseigneur l’arcidiacre Talaru et messire Guillaume Bullioud, juge ordinaire de Lyon, estans derrenièrement à la court, avoient oultragé lesdits conseillers et ladite ville en la personne dudit messire Garnier, envoyé de par delà de par ladite ville, et luy avoient dit en reprouchant, c’est assavoir ledit arcidiacre, que il luy tripperoit tant le ventre qu’il le feroit crever, et ledit messire Bullioud que ledit messire Garnier avoit charge deshonneste et qu’il baptisoit ledit messire Garnier, lesdits conseillers et tous les habitans persécuteurs universaulx de l’Eglise, qui estoient et sont parolles bien poignans, après mal dictes et mal sonnans, pour quoy requéroient ledit Bellièvre qu’il déclairast si lesdits monseigneurs le cardinal et seigneurs doyen et chappitre vouloient advouer lesdites parolles et injures, et ce fait, lesdits conseillers luy respondroient et feroient tout ce qu’ilz devroient » 1380 . ’

C’est un cas assez exceptionnel où les injures envers les conseillers et la ville sont rapportées précisément. Intimidations, menaces de mort, insultes, diffamations, les représentants de l’église ne font pas dans l’euphémisme pour attaquer le consulat. Ce qui est troublant, outre le fait que ces menaces de mort semblent quelque peu déplacées dans la bouche de l’archidiacre Hugues Talaru, c’est que Guillaume Bullioud, qui traite en substance les conseillers d’hérétiques et d’ennemis de l’église, soit un ancien conseiller. Il a occupé cette charge cinq ans auparavant 1381 et il a des liens familiaux avec certaines grandes familles consulaires. Pourtant, en observant de plus près ses alliances, on remarque qu’il n’a des liens qu’avec des familles nouvellement entrées dans le consulat, qui n’apparaissent pas comme les descendantes des vieilles familles ayant confisqué le pouvoir municipal : lui-même épouse une fille Varinier, dont la famille n’accède au consulat que dans les années 1460 ; son frère Jean se marie avec une héritière Du Peyrat, dont la famille n’entre au consulat que dans les années 1480. Rappelons aussi que son père Pierre avait été démis de sa charge de conseiller en 1428 pour avoir défendu les intérêts de l’archevêque contre ceux de la ville. Ses attaques peuvent être envisagées sous le signe du règlement de comptes avec l’oligarchie consulaire : sept des conseillers en place en 1478 appartiennent à des familles consulaires qui dirigeaient la ville à l’époque où son père fut renvoyé 1382 . Bullioud, exception faite de son histoire personnelle, est à la fois le représentant de l’archevêque qui règle des comptes avec les vieilles familles consulaires qui sont en conflit régulier avec l’église 1383 et le juriste qui s’oppose aux oligarchies marchandes qui limitent l’entrée des familles de juristes dans le consulat.

Les affrontements qui ont lieu dans les années 1450-1480 opposent donc souvent marchands et juristes, chacun reprochant à l’autre sa trop grande puissance ou sa médiocrité. L’unité entre ces élites n’est donc parfois que de façade : ces esclandres ne sortent pas encore du strict cadre du consulat, aux yeux de la population les conseillers sont toujours unis, généralement contre elle. Cependant peut-on pour autant affirmer qu’il y a une crise identitaire au sein du consulat ? Certes il existe deux modèles, deux groupes influents en son sein, mais qui coexistent, les indices manquent pour prouver qu’il s’agit vraiment d’un « choc des cultures », seuls certains individus entretiennent tensions et rivalités. De plus se greffent souvent sur ces rivalités des problèmes personnels ou des conflits de génération. Si crise il y a au consulat, elle serait plutôt à chercher du côté de la réalité du pouvoir : correspond-il à l’image idéale que les registres en donnent ?

Notes
1348.

Cf. graphique p.324.

1349.

Dans la première moitié du XVe siècle, il n’y a que deux cas de restrictions de serment pour des motifs personnels : en 1424, Jean Caille est élu alors qu’il est en procès contre la ville, il demande à pouvoir continuer cette affaire (« A protesté ville lui doit, que durant la Léonart Caille, que au cas que il lui fauldrait pledoyer à la ville, pour ce qu’il dit que la pledoyerie il feust exempt de venir au conseil de la ville », 1424, RCL2 p.94). En 1425, « Aymé de Nièvre a fait le serement, pourveu que l’on poursuyve Jehan Caillie de l’injure qu’il a fait à la ville contre lui et Bernert de Varey » (1425, RCL2 p.134.). Ces deux exemples montrent des serments négociés, et dont la faisabilité est soumise à la réalisation de certaines choses. Dans l’affaire Caille contre Nièvre, chacun tente de profiter de sa situation pour régler un conflit qui implique aussi l’honneur de la ville puisqu’il s’agit d’une dénonciation de traîtrise : Aymé de Nièvre nouveau conseiller veut que le consulat prenne parti et poursuive Jean Caille, pourtant conseiller sortant, au nom de la ville afin que le procès ne soit plus entre deux particuliers mais entre la ville et un traître. Il a la volonté de ruiner l’honneur et la réputation de la famille qui a voulu le salir. Cependant rien ne dit que ces demandes sont acceptées : le secrétaire garde le silence sur l’effet de ces propos, peut-être pour masquer des passe-droits, afin de toujours donner une bonne image du consulat.

1350.

1459, BB7 f132v-133.

1351.

1459, BB7 f134.

1352.

1477, BB14 f40.

1353.

1477, BB350, cahier 1, f14.

1354.

Le père de Jacques, Jean, a été conseiller en 1457-1458, 1463-1464, 1468-1469, 1473-1474, 1477-1478 ; son oncle Franc a occupé cette charge en 1447-1448 et 1454-1455 ; et son grand-oncle Léonard a été consul en 1417, 1418, 1420, 1422, 1424 et 1426.

1355.

1477, BB350, cahier 1, f15.

1356.

Voir précédemment, l’épisode de 1428, p.242-243.

1357.

1472, BB12 f5.

1358.

1472, BB12 f6v.

1359.

Cl. Gauvard, «  De grace espéciale  », op. cit., t.2, p.728.

1360.

Nous avons pu aussi le constater dans le chapitre concernant les registres consulaires, lors de l’analyse du vocabulaire rituel des serments des conseillers et des maîtres des métiers.

1361.

Clerjean = clerjon : jeune clerc.

1362.

« … dit et respondit, que icelles parolles, il avoit dictes comme mal meu, mal advisé de chaude cole [= colère, mauvaise humeur] et contre vérité et que de ce il s’en repentoit et dédisoit comme saichant par vérité non estre vrayes et bien voulsit icelles parolles non avoir dictes », 1472, BB12 f7.

1363.

1472, BB12 f7.

1364.

1472, BB12 f7.

1365.

BB351, cahier 2, 31 mars 1479.

1366.

BB352, 6 juillet 1481.

1367.

BB352, 6 juillet 1481.

1368.

BB352, 8 juillet 1481.

1369.

BB352, 25 juillet 1481.

1370.

Ils utilisent les idées mercantilistes de l’époque : en effet, la période est celle d’une certaine disette monétaire, beaucoup de monnaies sont dépréciées et on accuse les foires de Lyon d’en être la cause. Les marchands étrangers emportent l’argent du Royaume en vendant à très haut prix des marchandises de luxe (épices, draps d’or et de soie), ce qui est d’autant plus facile que Lyon est ville frontière : les foires facilitent donc la fuite de la bonne monnaie et l’introduction des monnaies dépréciées dont se débarrassent les marchands étrangers dans leurs opérations.

1371.

« Il estoit à doubter que le peuple de ceste dite ville ne se eslevast contre lesdits conseillers, comme cause de ce qu’ilz laisseroient la matière des foyres sans poursuyre, disoit en oultre que le bruit estoit que ledit Jehan Le Maistre en estoit cause, car tant luy que sesdits enfans avoient dit qu’ilz vouldroient que les foyres feussent à Genesve », 1484, BB15 f242v.

1372.

Il a été conseiller 1474-1475 et 1479-1480.

1373.

Ces liens sont tout à fait probables : en effet, Jean du Peyrat, marchand à Lyon et conseiller en 1479-1480 et 1484-1485 est originaire de Genève, où son père est l’une des grandes fortunes marchandes. D’ailleurs bien qu’installé à Lyon, il garde sa qualité de citoyen de Genève que lui confère la bourgeoisie acquise par son père (qui venait lui-même de Limoges). Cité par J.F. Bergier, Genève et l’économie européenne de la Renaissance, Paris, 1965, p.332-333.

1374.

« Que pour remonstrer à ceulx qui en parlent les cause et raisons qui ont mué et meuvent lesdits conseillers à avoir fait ce qu’ilz ont fait en ceste matière, ilz feront mander à demain matin, avec eulx, ung nombre des notables tant de la part de ça que delà la rivière Saonne ; et à iceulx feront les remonstrances dessudits pour estaindre et fere cesser lesdits murmuracions », 1484, BB15 f242v.

1375.

Cette hypothèse est d’ailleurs plus vraisemblable : J.F. Bergier explique que la concurrence entre les foires de Lyon et celles de Genève débute véritablement à partir de 1462, lorsque le roi de France réorganise les foires de Lyon sur le modèle de celles de Genève (mêmes privilèges, mêmes dates de tenue, mêmes franchises pour les marchandises, …). Cette volonté politique de substituer les foires de Lyon à celles de Genève ne fait qu’amplifier un ralentissement de l’activité que Genève connaît dès les années 1450 ; s’ajoute à cela le fait que le duc de Savoie soutient peu ou mal Genève ; enfin l’alliance entre la Bourgogne et la Savoie place la ville en position délicate vis-à-vis des Suisses, notamment des Bernois et des Fribourgeois. Tous ces éléments rendent peu crédible la menace d’un complot pour revivifier les foires de Genève au détriment de celles de Lyon. Par contre, J.F. Bergier souligne que l’octroi des quatre foires à Lyon a suscité de nombreuses jalousies dans le royaume : ce sont des villes françaises qui attaquent Lyon. J. F. Bergier, Genève…, op. cit., p.372-394.

1376.

Réunion pour savoir ce que l’on demandera au roi « pour le joyeux advènement de la Royne. Et après plusieurs ouvertures et advis a esté conclud que pour la première demande sans en faire point d’autre jusques que celle soit accordée ou refusée l’on doit demander la réintégration des quatre foyres et puis l’on pourra tousjours à loisir penser ce que l’on devra demander et requérir », 1494, BB21 f49v.

1377.

1487, BB19 f52.

1378.

Le terme de « qartonier » est très intéressant : il désigne un tenancier payant comme rente le ¼ du produit de sa récolte. L’attaque de Vandel est empreinte d’un certain esprit : il sous-entend que Brunier considère cette charge consulaire comme un bien qu’il tiendrait contractuellement en échange d’une petite participation au règlement des problèmes consulaires. Le consulat serait une rente pour ces grands marchands.

1379.

Brunier meurt en effet en 1497.

1380.

1478, BB350, cahier 2, f24.

1381.

Guillaume Bullioud a été conseiller en 1472-1473.

1382.

Il s’agit des familles Caille, Buatier, Garnier, Torvéon, Bastier, Brunier, et Saint-Barthélemy.

1383.

D’ailleurs on remarquera que lorsque des incidents opposent des ecclésiastiques et des notables de la ville, anciens conseillers, ces derniers sont toujours issus des familles des grands marchands qui luttent contre le pouvoir de l’archevêque et des chapitres dans la ville. Ex. : en 1479, les gens d’église s’en prennent un soir à Guillaume Dodieu : « en hayne, ainsi qu’il disoit, des plaiz et procès estant entre les seigneurs de l’Esglise et mesdit seigneurs les conseillers, rompirent à grant force et violence et emportèrent les portes dudit hostel, en faisans illec grande noyse et insulte », BB351, cahier 2, 27 mai 1479. Guillaume est le 4ème Dodieu à avoir occupé la charge de consul depuis 1417.