II. Le consulat est-il un pouvoir en difficulté ?

1. Idéal et réalité du pouvoir consulaire.

Malgré l’image flatteuse que les registres cherchent à donner du consulat, la difficulté de faire respecter le pouvoir de la ville transparaît dans de nombreuses occasions. Le consulat offre parfois son vrai visage, celui d’un pouvoir inabouti : face au roi ou à l’archevêque, les conseillers sont en position de faiblesse. Le consulat doit défendre ses prérogatives contre les officiers de l’archevêque. Il essaye aussi de résister aux ordres des officiers royaux, comme lorsqu’en 1480 les commissaires réformateurs des comptes des deniers communs veulent voir tous les comptes de la commune :

‘« ont délibéré et arresté que l’en leur doit faire tenir le terme de leur commission, tant que faire se pourra, sans les excéder ne abuser et, s’ilz vouloient autrement faire, sont d’oppinion qu’on doit gecter une appellacion narrative de tous les griefz et de la manière de leur procédé en ce qu’ils ont grevé ladite ville, et de faire ont chargé lesdit messire Torvéon » 1384 .’

Ils sont toujours réduits à trouver de piètres subterfuges pour tenter de retarder l’inévitable : ils ne peuvent pas dire non aux officiers du roi, leur pouvoir reste limité. Leur faiblesse est particulièrement bien illustrée par le comportement d’Antoine de Beaune, commissaire du roi envoyé à Lyon pour obtenir 5 000 écus et qui, devant la lenteur des Lyonnais à réunir cette somme, « a tenu es arrest ung grand nombre tant desdits conseillers que notables de ladite ville. Et avecques ce a scellé en plusieurs maisons, tant d’iceulx qu’il tenoit ainsi prisonniers comme d'autres, les coffres, contoirs et autres choses et a fait fere ouverture en aucuns lieux desdits coffres et contoirs. Et oultre plus s’est vanté de fere faire ouverture de tout, et inventoriser biens prins, les fere vendre, et s’il ne treuve argent, prendre ung nombre de plus puissants et mener devers le roy prisonniers » 1385 . Les conseillers et le secrétaire se plaignent amèrement disant que cette « manière de fere estoit fort estrange, rigoureuse et scandaleuse et que jamais l’en n’avoit ainsi veu procéder » 1386 d’une telle façon et les registres de la ville évoquent plusieurs fois les mauvais traitements qu’ils ont à subir de la part de ce commissaire royal 1387 . L’image que les conseillers veulent donc donner de leur consulat n’est pas le reflet de leur véritable position, elle est celle qu’ils souhaiteraient avoir et non celle qu’ils ont.

Leur volonté d’être les maîtres de leur ville n’a de réalité que dans leurs rapports avec les habitants. Les notables ont conscience du pouvoir des conseillers et des bénéfices qu’ils peuvent tirer de bonnes relations avec ces derniers : attributions des affermements, réductions d’impôts, sans parler d’une possible accession au conseil de la ville, tous ces avantages valent bien d’entretenir des rapports respectueux, voire même obséquieux. Ainsi lors du règlement d’un problème de garde des clés de la ville, Claude Thomassin, capitaine de la ville n’hésite pas à vanter les mérites des conseillers qui « avoient très bien et sagement sur ce advisé et délibéré » 1388 . Guillaume Bullioud qui formule une requête au nom de la veuve et des enfants de Pierre Balarin ne demande pas une réponse immédiate au consulat « pour ce qu’il a veu que lesdits conseillers estoient occupéz à plusieurs autres choses touchant le fait du roy, qui estoient bien hastives, les a laisséz et actendra la response jusques qu’ilz seront de loysir pour y entendre » 1389 . Quant à Jean Maistre qui demande une révision de l’estimation de ses biens, il souligne précautionneusement qu’il lui semble que « lesdits conseillers, parlant soubz correction, n’avoient pas eu le regart qu’il luy sembloit qu’ilz devoient avoir, […] pour quoy prioit lesdits conseillers qu’ilz eussent regart à tout ce et qu’ilz lui feissent ung gracieux taux » 1390 .

Cependant ces clientèles sont parfois difficiles à contrôler, parce qu’elles ont tendance à s’attribuer un rôle de conseiller informel du consulat qui peut s’avérer pesant : ainsi en 1424, s’invitent au consulat « pluseurs des marchans de la ville, jusques au nombre de XV ou XVIII, entre lesqueulx estoient Pierre Beaujehan, Pierre Tirevellier, Brunicart et Didier le Mercier, ont requis par la voix de maistre Jehan Durant que l’en face cesser de lever les trois deniers pour livre, et de leur requeste ont demandé instrument » 1391 . Ces marchands se présentent comme un véritable lobby qui tente de faire pression sur le consulat pour annuler la taille de trois deniers qui a été mise sur la ville. Les conseillers, bien que responsables de l’idée que ces marchands se font de leur influence, ne perdent pas de vue pour autant les intérêts de la ville et de leur institution.

Certains particuliers osent parfois affirmer leurs désaccords avec des décisions consulaires 1392 . Mais malgré tout, très peu s’y risquent vraiment et ceux qui le font se jugent suffisamment puissants ou inaccessibles quant aux représailles du consulat. Ainsi en 1475, Jean Le Viste se dit mécontent des draps de soie qu’on veut lui donner pour le remercier de ses services « pour ce qu’il n’estoit souffisant ne équipollent au service qu’il disoit avoir fait à ladite ville » 1393 . Il est le fils d’Antoine Le Viste, conseiller en 1430, docteur en droit, il vit à Paris. Cette manière d’interpeller les conseillers est significative d’une certaine morgue à leur égard, de la part d’un ancien Lyonnais qui a fait sa carrière à Paris, au service du roi. Son ascension sociale le met hors de la sphère des notables lyonnais, mais fait de lui un personnage important, quasiment un grand, envers qui les conseillers doivent agir avec déférence. Autre exemple avec cette fois des notables résidant à Lyon, le problème résultant de l’anoblissement des frères Villeneuve, Pierre et Jean, qui demandent ainsi à être exemptés d’impôts 1394  : les conseillers refusent et veulent les faire contribuer « ainsi que leur père, oncle et autres prédécesseurs ont tousjours acoustumé de contribuer » 1395 . Ce sont les fils d’Etienne de Villeneuve, les neveux d’Aynard : leur père a été six fois conseiller, et leur oncle onze fois entre les années 1420 et 1450. On fait d’ailleurs référence à leurs augustes ancêtres pour les contraindre à payer l’impôt. Eux-mêmes ne font jamais partie des conseillers : il existe donc un vrai hiatus avec les notables de la ville, une volonté de se distinguer jusque dans l’impôt. Ils rejettent leur groupe social dans leur désir d’appartenir à un groupe supérieur. Les conseillers font tout pour les faire contribuer quand même, parce qu’ils sont très riches et que le consulat voit toujours d’un très mauvais œil lui échapper certains contribuables, mais peut-être veut-on aussi leur faire payer cette attitude de rejet de leur groupe d’origine. On ne sort pas du rang impunément.

Cependant, tous ces éléments ne constituent pas à proprement parler des indices d’une crise de l’identité consulaire, ce ne sont que les conséquences d’un pouvoir inabouti, ce dont l’élite a parfaitement conscience. Les registres de la ville sont conçus pour masquer tout problème de l’institution, si crise il y a, elle ne peut donc apparaître qu’en creux. Le seul grand changement que connaît le consulat au XVe siècle est la réforme de 1447 : nous l’avons précédemment envisagée sous un angle positif, comme témoignage d’une volonté de renforcer le pouvoir des familles consulaires. Mais peut-être traduit-elle ou trahit-elle en réalité une crise du consulat.

Notes
1384.

BB351, cahier 3, 25 mai 1480. D’une manière générale les officiers du roi sont craints : en 1478, les conseillers se doivent de trouver rapidement une solution pour le financement des réparations des murailles, car s’ils refusent de le faire le roi « se pourroit irriter contre la ville et envoyer autres commissaires qui prendroient et tiendroient termes plus rudes et rigoureulx », BB350, cahier 2, 2 avril 1478.

1385.

BB352, 29 janvier 1482.

1386.

BB352, 12 février 1482.

1387.

Beaune a fait arrêter « trente-six personnes tant conseillers que autres de ladite ville sans les avoir voulu relascher jour ne nuyt et que plus il avoit fete certaine assiete de ladite somme sur ung nombre des gens par luy enroolez et l’avoit baillé entre les mains du greffier, déclarant qu’il contraindroit les enroellez à paier les sommes esquelles il les avoit imposez. Offrant néanmoins que se lesdits conseillers vouloient fere autre assiète de ladite somme sur tel nombre de gens que bon leur sembleroit, il en estoit content, mais pour ce ne se astraindoit qu’il ne print ladite somme sur les enroolez en cas de delay. », BB352, 12 février 1482. Beaune « avoit fait arresté lesdits conseillers audit hostel de Roanne et oultre plus avoit inventorisé les marchandises que par audit il avoit seelées es hostelz des marchandises. Et après avoit voulu procéder à exposer vendables lesdits marchandises pour en avoir de l’argent, ce qu’il ne pourroit trouver jusques à la somme et s’estoit vanté que s’il ne trouvoit acheteurs, il feroit trousser lesdits marchandises et les feroit emmener hors de la ville », BB352, 6 mars 1482.

1388.

1461, BB7 f238v.

1389.

1478, BB350, cahier 2, f36.

1390.

1479, BB351, cahier 1, f16.

1391.

1424, RCL2 p.85.

1392.

Dailliers, fermier de la rêve (la rêve est un doit prélevé sur les marchandises, à leur sortie du royaume ou de la province) veut « une indempnité » à cause de l’interdiction d’aller aux foires de Genève décidée par le roi, le consulat refuse, « lequel Dailliers dit et respondit que de ce n’estoit pas content et alors se départit dudit conseil », 1464, BB10 f9v.

1393.

1475, BB12 f105.

1394.

1469, BB15 f53v.

1395.

1470, BB15 f76v.