La fin de la guerre, l’entrée dans une période de prospérité économique, mais aussi l’influence grandissante des juristes au sein du groupe des conseillers, conduisent inévitablement à des changements. Construire un pouvoir fort passe aussi par un langage différent et une autre vision de ce que doit être la prise de décision.
Contrairement à la période précédente, la seconde partie du siècle est marquée par l’augmentation du nombre des décisions : le creux de 1457 s’explique par la suspension de l’activité du consulat pendant deux mois, pour cause de peste dans la ville 1596 . Le nombre d’expressions varie peu, par contre son ratio avec le nombre total des décisions augmente puisqu’il passe de 0,18 à 0,25. Peut-on en déduire qu’il s’agit d’une période d’invention verbale, de création, d’élaboration d’une nouvelle norme langagière ? Pour cela voyons l’évolution des types de décisions définis précédemment 1597 et de leur richesse lexicale.
Les mandements ne constituent plus l’essentiel des décisions des conseillers, ce sont les catégories « Accord et conclusion » et « Ordre » qui ressortent. Pour comprendre cette évolution, il faut s’intéresser aux fluctuations dans chaque catégorie 1598 .
Les catégories « Décision économique » et « Désignation pour une charge » n’offrent pas d’évolution particulière : on trouve toujours une grande diversité dans le premier cas qui répond aux besoins du moment ; et une grande stabilité dans le second cas, une simplicité qui traduit peut-être l’aspect rituel des nominations. La catégorie « Ordre » n’offre pas de changement par rapport à la période précédente : malgré la mode du style juridique qui affectionne les synonymes, « ordonner », « commander » et « vouloir » traduisent toujours les volontés des conseillers simplement et sans ambiguïté. Seule la formulation se transforme, le sujet « ils » disparaît. C’est la conception du pouvoir qui change : il se déshumanise pour devenir abstrait. Jusque dans le langage, les conseillers essayent de construire cette nouvelle image du consulat. La situation politique est beaucoup plus sereine, la reprise économique permet à Lyon de redevenir une ville prospère. Ce contexte redonne confiance aussi au consulat, qui s’affirme dans une cité débarrassée de ses craintes de guerre.
« Accord et conclusion » reste encore la catégorie la plus intéressante, parce qu’à travers elle se dessine la plus nette évolution dans les comportements.
1457 | 1467 | 1477 | 1487 | |
Nombre de formules différentes | 14 | 18 | 7 | 7 |
Formule la plus utilisée | Ont conclu / ont été tous d’oppinion | Ont appointé | Ont délibéré | Ont arresté |
Part de la formule 1599 la plus utilisée | 50% | 43% | 48% | 65% |
Le nombre de termes différents est deux fois plus important pour les années 1457-1467 que pour les décennies suivantes. La première phase est plus riche lexicalement que la suivante ; mais si l’on compare le nombre moyen de termes différents des années 1450-1480 à celui des années 1410-1440, cette moyenne est deux fois moins élevée dans la première partie du XVe siècle (environ 6 mots / 11 mots). Globalement cette seconde période est donc celle d’une plus grande invention verbale. Il faut mettre ce changement en relation avec la place de plus en plus importante que tiennent les juristes, ils apportent une sensibilité différente. La façon de concevoir le rôle du conseil de la ville se reflète dans leur vocabulaire.
Parallèlement la part de la formule la plus utilisée diminue : elle comptabilisait environ 75% des apparitions dans les années 1410-1440 1600 , alors qu’elle ne représente plus en moyenne que 51% des formules pour la période 1450-1480. Les conseillers ont recours à des expressions plus diverses ; le choix des plus fréquentes est aussi révélateur. En 1427, 1434, 1447 l’expression la plus employée était « ils ont conclu », seule 1417 échappait à la règle et utilisait « ils ont été d’accord ». La plus grande diversité lexicale se retrouve dans les expressions à partir de 1457 : en effet chaque année repère la formule la plus employée est différente.
En 1457, deux formules se partagent également les apparitions. La conclusion et l’unanimité d’une opinion sont mises en avant : le consulat apparaît comme un pouvoir uni, où l’accord est aisé, les conseillers parlent quasiment d’une seule voix puisque tous semblent avoir la même opinion 1601 . La même attitude a été repérée pour la période 1410-1440. Les années suivantes, les verbes qui reviennent le plus souvent traduisent une évolution différente : « appointer » comme « délibérer » soulignent que les décisions sont prises après des discussions, des débats et que toute réponse du consulat est le fruit d’une conciliation entre conseillers qui ont pu avoir des opinions bien différentes. « Arrester » témoigne de la volonté de paraître comme un pouvoir fort qui tranche une décision, même si tous ne sont pas d’accord. Ces changements traduisent les divergences qui traversent le consulat : l’opposition entre marchands et juristes perce dans ces manières de formuler les décisions. Deux visions s’opposent, visibles dans le foisonnement de termes qui est employé. Le consulat se cherche une identité. Ce qui ressort aussi, c’est la diminution des termes évoquant l’accord et la conclusion au profit d’expressions qui insistent d’abord sur la diversité des avis, preuve d’une vie politique vivace.
Ces éléments peuvent s’observer dans le tableau suivant qui regroupe les différentes expressions utilisées par les conseillers lors de ces années repères.
Date | Termes différents | Verbes et expressions (par ordre décroissant de fréquence) |
1457 | 14 | Ont conclu et esté tous d’oppinion ; Ont conclu et ordonné ; Ont conclu et arresté ; Ont conclu et délibéré, dit aussi et signiffié ; Ont conclu et esté d’accord ; Ont conclu et appoincté ; Ont esté tous d’oppinion et consentement ; Ont esté tous d’oppinion, conclu et appointé ; Ont esté tous d’oppinion ; Ont esté tous d’oppinion et ordonné ; Ont esté tous d’oppinion et soy sont desclairé ; Ont esté tous d’un vouloir, oppinion et consentement ; Ont esté tous d’accord et consentement ; Ont appoincté et accordé. |
1467 | 18 | Ont appoincté ; Ont appoincté et accordé ; Ont appoincté et arresté ; Appoincté et conclu a esté ; Ont esté tous d’oppinion ; Ont esté d’oppinion ; A esté oppiné ; Ont esté d’oppinion et consenti ; Ont esté d’oppinion et consentement ; Ont esté d’oppinion, conclu et arresté ; Ont conclu et accordé ; Ont conclu et esté d’oppinion ; Ont conclu et ordonné ; Ont conclu et délibéré ; Ont conclu et arresté ; Ont arresté, conclud et appoincté ; Ont consentis et accordé ; Ont esté d’accord et consentement. |
1477 | 7 | Ont délibéré ; Ont accordé ; Ont accordé et appoincté ; Ont appoincté, convenu et accordé ; Ont appoincté ; Ont esté d’opinion ; Ont arresté ; Ont conclud et arresté. |
1487 | 7 | Ont arresté ; Ont cloz et arresté ; Ont délibéré et arresté ; Ont délibéré, arresté et conclud ; Ont délibéré ; Ont esté d’oppinion ; Ont esté d’oppinion et leur a semblé. |
Le nombre d’expressions différentes ne doit pas cacher que pour la plupart, elles ne sont que des déclinaisons synonymiques et des combinaisons d’un nombre réduit de verbes : conclure, appointer, accorder, arrêter, être d’opinion, délibérer. Ces 6 formules constituent 85% de toutes les expressions que nous avons relevées, mais elles connaissent une destinée différente. « Conclure » s’efface presque totalement à la fin de la période alors que « délibérer » et « arrester » s’imposent. Une nouvelle image du consulat ressort dans ce changement : c’est à la fois un pouvoir fort comme le souhaitent les marchands, mais c’est aussi un lieu de débats comme le veulent les juristes. Ces débats prennent de plus en plus de place : le secrétaire change ses habitudes en indiquant régulièrement que les décisions sont prises après discussions. Si bien qu’à ne regarder que les verbes indiquant les décisions, l’esprit dans lequel les séances sont rapportées est en réalité un peu biaisé. En effet, les formules exprimant l’action du consulat sont souvent précédées ou suivies d’expressions soulignant l’existence de débats : on trouve quelques allusions dans les années 1450, puis le secrétaire indique fréquemment cette phase des réunions.
Le vocabulaire pour décrire cet état de choses se révèle particulièrement varié, suivant les formules différents aspects sont mis en valeur : le fait que les « conseillers ont débatu bien au long » 1602 , ou que leur décision a été prise « par grant et meure délibéracion de conseil » 1603 . On souligne particulièrement que les choses sont « meurement » décidées, comme un gage de sagesse du consulat 1604 . Le secrétaire préfère d’autres fois insister sur la multiplicité des avis, soulignant que telle décision a été prise « après toutes parolles et résolutions » 1605 , « après plusieurs tractiez et parolles » 1606 , « après plusieurs arguments et répliques en débatant ceste matière » 1607 , ou « après plusieurs ouvertures, advis et considéracions » 1608 : les termes foisonnent pour décrire cet état de fait 1609 . L’idée se dessine que chacun peut émettre un avis personnel : les décisions sont prises « après l’advis et oppinion d’un chacun d’eulx sur ladite matière » 1610 .
La notation de la prise de décision change : au début du XVe siècle, il était seulement spécifié parfois qu’il y avait eu « délibération », donc discussion pour prendre la décision. Une évolution timide puis évidente existe à partir des années 1460 : le secrétaire se met à insister sur la multitude des avis, sur la collégialité des décisions, qui impliquent des débats longs et animés, donc une vie politique vivace. Est-ce un masque dont se parent les conseillers pour se donner l’apparence de tribuns ou y-a-t-il effectivement de réels débats au sein du consulat ? La réalité est vraisemblablement à mi-chemin : l’influence croissante des juristes fait que la rhétorique et l’art du débat gagnent le consulat. En plus du plaisir que peuvent procurer ces joutes oratoires, il devient de bon ton de manifester une individualité : les temps ne sont plus aussi difficiles, la cohésion sans faille du consulat parlant d’une seule voix n’est plus nécessaire. Chacun peut faire valoir son avis : il est probable que tous les débats ne sont peut-être pas aussi animés que le suggèrent les mots, mais c’est un fait que les attitudes changent. Conséquence directe, l’unanimité du consulat n’étant plus recherchée à tout prix, les notations de décisions prises ouvertement à la majorité se multiplient 1611 .
Cf. graphique précédent, p.401.
Cf. graphique précédent, p.402.
Toutes les expressions sont présentées en annexe 10.
Formule archétypale et ses déclinaisons.
Voir tableau précédent p.405.
On trouve régulièrement cette unanimité mise en valeur : « ilz ont esté tous d’une voix et oppinion », 1455, BB7 f4v ; « ont conclud, appoincté et ordonné tous d’une voix et sans discipacion ne titubacion de personne d’iceulx assembléz que promptement et sans dylay en envoie par devers le Roy Dauphin », 1461, BB7 f239v ; « ont tous esté d’oppinion, consentu et accordé », 1464, BB7 f421 ; « tous ont esté d’oppinion et leur a semblé », 1482, BB17 f2v…
1456, BB7 f22.
1467, BB10 f254.
« Bien meurement et à loysir avoit esté dit et advisé… », 1483, BB17 f63v ; « laquelle requeste par lesdits conseillers veue et les causes d’icelle meurement et à loysir considérées », 1486, BB15 f369.
1456, BB7 f19v.
1457, BB7 f58.
1486, BB15 f355v.
1487, BB19 f48v.
Autres exemples : « après plusieurs traictiés et lengages ils avoient appoincté et accordé », 1472, BB12 f4 ; « après plusieurs parolles eues par et entre les dessusdits conseillers », 1483, BB17 f75v ; « après plusieurs arguments faiz touchant la matière dessusdite, finablement tout bien considéré », 1485, BB15 f342 ; « après plusieurs ouvertures entre eulx sur ce fecte », 1487, BB19 f54…
1467, BB10 f267. Autres exemples : « et chacun d’eulx particulièrement ont esté d’oppinion et consentement », 1467, BB10 f245 ; « après les advis et oppinions d’un chascun oppiner et délibérer a esté que… », 1467, BB10 f292v ; « lesdits conseillers, eue délibéracion entre eulx, après l’oppinion et advis de chacun d’eulx », 1477, BB350, cahier 1, f15v ; « sur ce eu l’advis de chacun d’eulx, ont délibéré et arresté après plusieurs ouvertures, advis et considéracions », 1487, BB19 f36…
« … en condescendant à la plus grand et saine partie desdites oppinions », 1464, BB11 f7 ; « ont esté d’oppinion et consentement en la plus grand et seure partie », 1462, BB7 f294 ; « en plus grant nombre d’icelles oppinions esleurent et mandront pour faire ledit voyage et aller devers le Roy ledit Pierre de Villars et Guillaume Pel », 1463, BB7 f329v ; « ont conclu et ordonné ainsi que desja à plus grant nombre a esté appoincté », 1467, BB10 f243 ; « ont conclu et arresté à la plus grant et saine oppinion », 1467, BB10 f291 « lesdits conseillers ou la pluspart d’eulx, ont esté d’oppinion », 1482, BB17 f8v…