b) Une multiplication des avis très discrète.

Ces opinions multiples ne rendent-elles pas difficiles les prises de décisions ? Peut-on toujours arriver à dégager une majorité, si chacun tient tellement à avoir un avis indépendant ? Ces interrogations trouvent peu d’échos dans les registres de la ville : bien que la diversité des avis soit officiellement encouragée, on ne trouve pas de réunions où des tensions éclatent vraiment entre conseillers pour cause de désaccord, mais peut-être sont-elles minimisées par le secrétaire 1651 . Pourtant il est parfois indiqué que « les oppinions de mesdits seigneurs les comparans l’une après l’autre, pour ce qu’elles ont estez différantes, n’y a esté autre chose ordonné » 1652 . Cependant les conseillers font attention à préserver leur image, il ne faudrait donc pas les présenter comme indécis, c’est pourquoi le secrétaire fait toujours très attention à ce qu’il écrit. Dans la majorité des cas, il présente les choses sous un aspect valorisant lorsqu’il n’y a pas de décision : il insiste pour dire que la discussion sera immédiatement poursuivie pour trouver une solution 1653  ; il souligne que « la matière a esté treuvée ambiguë et difficulteuse » 1654 , d’où la diversité des points de vue. L’absence de décision, donc de compromis semble bien être une gêne. Dans bien des cas le secrétaire prend la peine d’insinuer qu’il ne s’agit pas d’un échec, car chacun est censé réfléchir chez lui avant la prochaine réunion pour trouver une solution 1655 .

Pourtant il est rare que le secrétaire note réellement les multiples opinions : lorsqu’il n’y a pas d’opinion majoritaire, il est peut-être difficile de faire une synthèse, soit parce c’est trop de travail, soit parce qu’on ne tient pas à afficher les différends trop clairement. Pourtant le tabou n’est pas complet puisqu’on parle largement de ces situations, mais c’est toujours pour souligner la vivacité des individus sans montrer le tumulte des discussions. Il faut toujours préserver une certaine image du consulat délibérant. La liberté d’expression peut apparaître pour souligner la gravité et la complexité d’un problème qui n’ont pas échappé aux participants, mais les conseillers ne doivent pas passer pour des indécis ou des gens dépassés par le problème. La diversité des opinions n’est spécifiée que lorsqu’il s’agit d’assemblées générales où ce sont les notables et les maîtres des métiers qui s’expriment 1656  : il est indifférent qu’ils apparaissent confus ou partagés, ils doivent de toute façon fournir une réponse claire au consulat, qui prendra ensuite sa décision dans le calme et la concorde. Une façon de magnifier par le contre-exemple l’attitude des conseillers.

Enfin, cette manière de souligner l’ampleur des débats reste toute théorique puisque de toute façon, le secret préside aux décisions du consulat, comme il est rappelé aux conseillers 1657  ; de plus les débats ont lieu en l’absence des personnes présentant une requête, elles ne sont rappelées que lorsque les conseillers ont arrêté une position 1658 . Le pouvoir se met en scène, en s’auréolant de mystère.

Les conseillers ont peaufiné petit à petit leur image et celle du consulat : au début XVIe siècle, ils tentent de renvoyer l’image d’un pouvoir fort, indépendant et abstrait, mais sachant au besoin être proche de la population. Si le vocabulaire traduit bien cette volonté, si la censure et les arrangements du secrétaire la conservent bien aussi, cette construction relève plus d’un désir que d’une réalité. Les officiers royaux ne se gênent pas pour tenter d’attaquer les prérogatives de la municipalité 1659 , ni d’ailleurs certains particuliers en ville comme le prince de la basoche et ses clercs 1660  ; le consulat se doit aussi de tenir compte de l’influence de certains notables avant de prendre une décision trop dure à leur égard 1661  : il n’est donc pas exempt de pressions, sans parler de la crainte d’une émotion de la population qui le rend toujours à l’affût des rumeurs de mécontentement à son encontre.

La part de plus en plus importante que prennent les discussions et débats, leur enregistrement de plus en plus précis dans les registres, la valorisation des avis personnels, sont le signe que le pouvoir consulaire tend à s’affirmer en s’individualisant. Une importance nouvelle est conférée à l’individu et à la parole. Ces changements ont lieu de façon concomitante aux modifications du recrutement des conseillers, et cette évolution des pratiques consulaires semble influencée par les juristes qui accèdent au consulat. Imposent-ils plus généralement une nouvelle culture aux autres consuls qui sont des marchands ou les choses sont-elles plus complexes ?

Notes
1651.

Il n’y a pas non plus de réunions où règne vraiment le désordre à cause de ces avis différents : les choses restent très policées. Seule exception, lors de la réception en 1503 d’une décision de justice, les conseillers se mettent à s’exprimer tous en même temps et le secrétaire indique qu’ils ont parlé « in turba », BB24 f429v.

1652.

1515, BB33 f256v. Autres exemples : le consulat doit se prononcer sur l’autorisation du mariage pour les filles repenties : « actendu la diversité des oppinions qu’elles demeurent en l’estat qu’elles sont et sans leur permectre mariage », 1507, BB25 f172 ; « pour ce qu’ilz ne se sont peu accourdé, n’a esté faict autre chose touchant ce », 1507, BB25 f180v ; « à cause de la diversité des oppinions des assistans pour mieulx ordonner a esté mandez lesdits Girard et Noytollon », 1507, BB25 f205v ; « par la diversité des oppinions autre chose n’y a esté fecte », 1511, BB28 f313…

1653.

« Pour la diversité des oppinions a esté continuez après disner », 1512, BB30 f21v ; « et pour la diversité des oppinions la matière a esté continuée à demain matin, », 1517, BB37 f125v ; « sur le pris du blé de la femme de Thibaud Camus pour la diversité des oppinions a esté remys à mardy pour en prendre plus ample délibération », 1517, BB37 f59v.

1654.

1516, BB34 f236 ; « pour ce que la chose est merveilleusement difficulteuse à conduyre et à mectre à exéquution sans grant confusion, aussi pour la diversité des oppinions n’y a esté prinse autre conclusion », 1513, BB30 f219.

1655.

Le consulat reçoit une lettre du roi demandant à ce qu’il loge son chambellan : « après ouverture et lecture desdites lectres a esté fect, mesdits sires les conseillers ont esté fort perplex du contenu en icelles. Mesmement car le corps de la ville n’a acoustumé de fournir telz logyz et n’a maison ne meuble si n’est l’ostel commun qui est quasi inhabitable. Parquoy n’y ont ordonné autre chose pour le présent, mais a esté continué au prouchain consulat et entre deux chacun d’eux devra penser qu’on devra faire », 1510, BB28 f228 ; le roi demande de l’argent à la ville : « pour la diversité des oppinions aussi qu’on ne peust trouver moyen que la ville face l’avance car elle n’a de quoy, autre chose n’y a esté conclud, sinon que chacun en droit soy pensera sur icelle matière affin de mieulx y ordonner au premier jour », 1515, BB33 f272 ; « pour ce que les advis ont esté differans a esté ordonné que chacun de mesdits sires y penseront et escripront chacun ses oppinions et advis pour sur icelle prendre quelque bonne résolution », 1517, BB37 f39v.

1656.

Nous en reparlerons plus amplement dans le chapitre suivant, « Les assemblées lyonnaises ».

1657.

Mise en garde en début de séance : « ceste matière ne doit point estre éventées ne divulguée », 1494, BB21 f41v.

1658.

« … et après qu’ilz ont fait retirer du conseil lesdites parties et qu’ilz ont cogneu selon leur jugement le droit d’une chacune d’icelles parties, ont ordonné et ordonnent », 1497, BB24 f97-v ; « monseigneur le lieutenant s’est retiré avec mesdits sires les conseillers en la chapelle du sainct esprit », 1507, BB25 f183v ; requête de Jean Salla, « surquoy en l’absence dudit capitaine Jehan Salla qui pour ce s’est absenté du présent consulat », 1517, BB37 f30v.

1659.

En 1506, le sénéchal tente de s’approprier la nomination du « du cappitainage de la ville », alors que celle-ci dépend du consulat : les conseillers demandent à son lieutenant de lui parler et offrent 300 écus pour « renoncer audit cappitainage et icelluy remectre à la ville pour en user en temps avenir ainsi qu’il a esté fait d’ancienneté », 1506, BB24 f533. S’ils sont obligés d’offrir de l’argent, leur pouvoir n’impressionne guère un officier royal…

1660.

« A esté remys sur le bureau la requeste baillée par maistre Jehan Daigueperse et consortz sur ce que les clers de ceste ville ont faict ung prince de la bazoche et ont mis une taille sur tous les clers de ceste ville, qui est fere ung particulier estas en ceste ville et prendre auctorité de mectre denier sus ce que jamays ne fut fait. Car n’est loysible à aucungs fors seullement à messires les conseillers appellez et consentants les notables et maistres des mestiers de ladite ville mectre aucuns denier sus et néantmoints iceulx clercs par auctorité dudit prince ou autrement ont mys deniers sus et contraignent les nommez en ladite requeste à payer chacun sa part de la collecte qu’ilz ont mys sus, qui est prendre auctorité sus la ville et pourroit estre de grans conséquence et grans scandales à la ville, et pourroit la ville tumber en inconvénient mesmement que tous les autres estatz vouldroient ainsi fere. Et après que la matière a esté desbatue messires ont esté d’advis que l’on doit empescher par tous les moyens que possible sera et pour ce faire interposer secrettement une appellacion coram anterium persona », 1518, BB37 f178.

1661.

Antoine Robillault est en procès avec la ville ; son oncle Pierre Parent vient au consulat pour se déclarer « malcontent contre ceste ville ». Le procès est justifié à l’égard de Robillault, « néanmoins pour ce que icelluy maistre Pierre est des bons amys de ladite ville lequel peut beaucoup nuyre ou ayder et qu’il vault mieulx l’entretenir que irriter », le consulat décide de revoir sa position. 1496, BB24 f68v.