1. Rhétorique et pratiques consulaires.

a) Reconnaissance de l’importance des juristes.

L’art de l’éloquence, élément de culture des notaires, des juges, s’impose au consulat, et en cela imite des pratiques en cours dans les villes italiennes depuis déjà la fin du XIIIe siècle 1662 . L’idée que la politique est de la seule compétence des hommes de loi est en effet clairement établie dès 1260, dans le Trésor de Brunetto Latini, notaire de la commune de Florence : l’art de gouverner s’identifie avec la connaissance de la rhétorique, il existe une conjonction entre habileté à parler et habileté à administrer. E. Artifoni parle même d’une véritable « discipline de la parole », au cœur de la construction du système de valeurs spécifiquement urbain 1663 .

Les conseillers lyonnais se rendent compte de l’importance de la rhétorique : le langage devient une arme qu’il convient de maîtriser. Nombre de réflexions dans les registres ne laissent aucun doute à ce sujet : dès qu’il s’agit de protester contre une décision du roi ou de l’un de ses officiers, on insiste sur le fait que « l’en doit faire remontrance, par doulces persuasions » 1664 ou bien « honnestement et en gracieulx lengaiges » 1665  ; de même lors d’un problème de garde des clés, on décide de s’opposer aux décisions de l’église « en remonstrant à monseigneur le cardinal arcevesque en toute humilité et doulceur les choses dessus dictes en manière qu’il ne demeure irrité contre ladite ville s’il est possible » 1666 . On prend aussi conscience qu’il faut surveiller ses paroles et qu’il y a des règles de bienséance : les conseillers apprennent de façon détournée que le cardinal Charles II de Bourbon, archevêque de Lyon, est intervenu discrètement pour aider la ville à régler certains problèmes concernant les foires : ils lui rendent une visite de courtoisie, mais pleins de tact, ils décident de ne pas parler de cette intervention à moins que « s’il leur parle en aucune manière des foyres, luy dire que puisque son bon plaisir est leur en parlé » 1667 , ils l’en remercient.

Cet art de la parole se retrouve dans les demandes que formulent les anciens conseillers pour bénéficier d’une diminution d’impôts. Ainsi en 1480, Guillaume Baronnat l’aîné vient se plaindre d’être imposé « aux taux plus excessifs qu’ilz n’avoient acoustumé, qui luy semble chose fort exhorbitante et desraisonnable », il fait donc une requête « pour prier qu’ilz eussent tel regart que de rayson et qu’il ne luy donnassent pas moyen de plaider contre eulx, ce que luy seroit bien grief car il avoit vescu et entencion de vivre en ladite ville comme bon citoyen. (…) Auquel lesdits conseillers ont respondu que ledit Baronnat n’avoit pas ignorance de la manière de fere oudit hostel commun pour ce qu’il y avoit ja souvent esté et servy en conseiller » 1668 . En 1455, Jean Baronnat menaçait de déménager si ses impôts n’étaient pas diminués ; 25 ans plus tard, à une génération de différence ce ne sont plus les mêmes arguments, Guillaume, neveu de Jean, apparaît plus subtil. Il n’attaque pas les conseillers, il juge seulement son impôt comme « chose fort exhorbitante et desraisonnable » : il utilise un vocabulaire soutenu et choisi. L’adjectif « exhorbitant » signifie « qui blesse les convenances », il fait d’ailleurs remarquer que la coutume n’a pas été respectée puisque son impôt a changé ; son jugement souligne aussi que cette augmentation est « desraisonnable » ce qui sous-entend que la tempérance dont se prévalent les conseillers n’est pas respectée 1669 . Après cette habile entrée en matière qui montre aux conseillers en place qu’ils dérogent avec les habitudes des anciens, Guillaume passe à un autre type d’argument : il retourne la situation en se disant ennuyé de devoir aller en justice contre eux, car « il avoit vescu et entencion de vivre en ladite ville comme bon citoyen ». Il fait un portrait flatteur de lui-même, se présentant comme ayant toujours fait son devoir, il est un citoyen modèle, injustement traité par les conseillers… Mais les conseillers aussi ont changé et manient les propos avec une certaine habileté ; au lieu de refuser de front la demande de Guillaume, ils lui disent qu’il « n’avoit pas ignorance de la manière de fere oudit hostel commun pour ce qu’il y avoit ja souvent esté et servy en conseiller » 1670 . Ils créent une proximité avec Baronnat, une complicité et en même temps ils lui rappellent les règles du jeu : ils sont d’accord pour la négociation, pas pour les passe-droits.

Cet art de la parole est aussi utilisé par un autre ancien conseiller. Pierre Brunier vient « devers lesdits conseillers audit hostel, disant que iceulx conseillers par inadvertance ou autrement ne l’avoyent deschargé ne admodéré des charges qu’il avoit justiffiées et monstrées dernièrement » 1671 . Cet ancien conseiller 1672 essaie une autre tactique : il s’agit toujours d’une demande de velours, il tente par ses propos de voir si entre anciens et nouveaux quelques arrangements seraient possibles. Il présente habilement les choses, soulignant qu’il aurait apporté des preuves pour obtenir une diminution d’impôt qu’il s’étonne de ne pas avoir obtenue : il met cela sur le compte de l’inattention des conseillers, qui ont sûrement beaucoup de travail. Il crée ainsi une proximité avec eux en soulignant qu’il connaît leur dure situation, leur charge de travail et qu’ils en sont tout excusés : habilement, il réécrit le déroulement des évènements. Ce scénario convient-il aux conseillers ? Dans un premier temps oui, puisqu’on affirme que son impôt « a esté derrièrement adoubé et corrigé par moindre nombre de ce qu’il n’avoit esté arresté par devant ». Mais l’affaire ne s’arrête pas là, cette diminution est cause de « murmuration », la population semble s’émouvoir de ce traitement de faveur, le passe-droit est trop évident : on désavoue aussitôt ce changement et on remet les choses en leur état initial.

Notes
1662.

La lenteur de la diffusion de l’art de la rhétorique en France est d’ailleurs un sujet de moqueries de la part des Italiens : qu’on pense aux railleries cruelles de Pétrarque sur les diplomates français pour leur manque d’éloquence lors du conflit à propos du retour du pape à Rome. Cité par G. Ouy, « Humanisme et propagande politique en France au début du XVe siècle : Ambrogio Migli et les ambitions impériales », Culture et politique en France à l’époque de l’humanisme et de la Renaissance, actes du congrès international de l’Académie des sciences de Turin, 1971, études réunies par F. Simone, Torino, 1974, p.13-42.

1663.

E. Artifoni, « L’éloquence politique dans les cités communales (XIIIe siècle) », Cultures italiennes, sous la direction de I. Heullant-Donat, Cerf, Paris, 2000, p.269-296.

1664.

1478, BB16 f62v.

1665.

1488, BB19 f106.

1666.

1485, BB15 f356. Idem : 1483, BB17 f41.

1667.

1485, BB15 f343v.

1668.

BB352, 19 décembre 1480.

1669.

On rappellera que l’adjectif « raisonnable » est très employé par le consulat, accolé à toutes les sommes qu’ils donnent pour salaire et qu’ils estiment justes.

1670.

Guillaume Baronnat a été conseiller en 1470-1471 et 1476-1477.

1671.

BB352, 20 février 1481.

1672.

Pierre Brunier a été conseiller en 1430, 1431, 1444, 1446, 1449-1450, 1454-1455, 1458-1459, 1466-1467, 1470-1471, 1474-1475, 1478-1479.