b) Mandat consulaire et intérêt personnel.

Nous avons vu précédemment que l’absentéisme est toujours au cœur des préoccupations des conseillers au début du XVIe siècle. L’institution fait face à une véritable crise : cette désagrégation du pouvoir politique, en temps de paix et de prospérité, s’oppose à l’unité affichée, en temps de guerre et de difficultés, au début du XVe siècle. Le nœud du problème est constitué par le fait que l’élite urbaine connaît de nouvelles aspirations : le pouvoir attire mais parallèlement on souhaite à la fois plus d’honneurs et moins de responsabilités. D’ailleurs les conseillers ne jouent plus à être des élus parfaits : ils affirment sans ambages que cette charge se doit de présenter plus d’avantages pour ceux qui l’acceptent. D’abord, des privilèges supplémentaires sont demandés au roi en 1495 : l’argument principal pour étayer cette requête est que Lyon est moins bien considérée que certaines autres cités du royaume 1831 . Elle a en effet moins de prérogatives et de privilèges, puisqu’elle n’est pas réellement une « bonne ville » : les conseillers ne possèdent aucun pouvoir judiciaire. C’est une injustice d’autant plus grande que Lyon a toujours été fidèle au roi et qu’il s’agit d’une ville frontière, les différents consulats insistent toujours beaucoup sur cette position dangereuse pour obtenir un traitement de faveur 1832 . Autre argument, ce manque de privilèges rend la ville plus difficile à administrer : la charge de travail est donc plus importante pour les conseillers, or ils ne reçoivent que peu d’honneurs à occuper cette fonction, ce qui conduit soi-disant à une grande difficulté pour recruter chaque année de nouveaux édiles 1833 . Le roi répond à cette requête en accordant l’anoblissement à tous ceux qui passeront par le consulat. Le souverain n’accorde pas de pouvoirs supplémentaires à la municipalité, il se contente de distribuer quelques honneurs, or les Lyonnais semblent parfaitement satisfaits puisqu’aucune récrimination ne figure dans les registres de la ville. Dès 1497, certains nouveaux élus demandent d’ailleurs à profiter de cet anoblissement 1834 . L’attitude des conseillers est révélatrice : ils demandaient à avoir plus de pouvoirs et se contentent seulement de paraître plus puissants. Pour qui cet anoblissement est-il réellement une opportunité ? La majorité des conseillers étant des grands marchands, ont-ils intérêt à cette promotion sociale qui leur interdit l’exercice de leur profession sous peine de dérogeance ? N’intéresse-t-elle donc que les juristes ? Mais ces derniers n’auraient-ils pas préféré obtenir pour leur ville plus de compétences ? Il semble que la dimension prestigieuse de ce cadeau royal flatte la vanité des Lyonnais : pourquoi alors l’absentéisme ne diminue-t-il pas après 1495 ? On ne trouve aucune trace dans les 20 premières années du XVIe siècle d’anoblissement ou de qualificatifs de « noble homme » : les privilèges royaux sont-ils finalement restés lettre morte ou les conseillers, pour leur grande majorité, refusent-ils l’anoblissement après leur passage au consulat ? En réalité, le problème vient du parlement de Paris qui n’accepte qu’en 1544 d’enregistrer les lettres royales octroyant la noblesse aux conseillers de la ville de Lyon. Ces honneurs tant réclamés tardent à arriver : la charge consulaire n’est donc toujours pas plus attractive au début du XVIe siècle.

Un changement de mentalité est bien perceptible : outre cet octroi de nouveaux privilèges, les conseillers demandent aussi que leurs gages leur soient versés plus vite dès leur sortie de charge 1835 . Le cas de François Tourvéon en 1503 prouve en effet quelques dysfonctionnements : ce dernier refuse de « fere le serment comme conseiller, disant qu’il n’y peult servir, aussi qu’on luy doit beaucoupt d’argent tant de ce qu’il a servy par trois foys comme conseillers, qui sont LX livres, aussi autres grans sommes qu’il dit avoir prester pour les afferes de ladite ville » 1836 . Deux choses sont à retenir dans son témoignage : les conseillers ne voient pas leurs fameux gages payés régulièrement après leur fin de fonction 1837 , ensuite les prêts qu’ils font à la ville 1838 sont longs et difficiles à se faire rembourser. Ce traitement indélicat expliquerait la réticence des notables à endosser cette charge, certes prestigieuse et qui peut être intéressante économiquement parlant, mais qui risque aussi de leur faire perdre beaucoup d’argent. L’acceptation de ces règles par un petit nombre, qui multiplie les charges consulaires, amène à la constitution d’une sorte de clan parmi le groupe des notables, de caste supérieure prête à sacrifier une partie de sa fortune. Cette attitude assez narcissique est au fondement de la renommée des conseillers. Les récriminations pour non paiement et non-remboursement ne sont pas jugées suffisantes pour justifier l’annulation de cette élection, c’est dire comme il doit être difficile de trouver des candidats au consulat ou comme ces pratiques et réclamations sont courantes ; à moins qu’il n’y ait du règlement de comptes dans cette décision. Il est aussi possible que les motifs de Tourvéon soient jugés indignes : ces « risques » financiers font partie de la charge de conseiller, et si les plus riches sont recrutés pour cette fonction, c’est parce qu’ils peuvent assumer ces désagréments ; leur « éthique » leur enjoint ce sacrifice qui les rend dignes de leur fonction. Rechigner à servir la ville à cause de ces problèmes, c’est faire la preuve de son inaptitude à servir : Tourvéon est obligé de prendre sa place, sous peine de poursuite judiciaire, mais il ne sera par la suite jamais réélu.

Les conseillers se plaignent régulièrement que leur charge de travail ne cesse de s’alourdir, à cause de charges supplémentaires 1839 et de l’augmentation de la population 1840 . L’amélioration de la situation économique, la renommée de Lyon due au succès de ses foires en font une des premières places commerçantes de France et de la moitié sud de l’Europe : cette situation attire effectivement une immigration qui vient non seulement des campagnes avoisinantes, mais aussi de Savoie et de l’étranger 1841 . Cette rengaine sur la lourdeur de la tâche des conseillers aboutit logiquement à une demande de revalorisation des gages consulaires en 1509 : la pérennité des foires, l’entretien des ponts et des fortifications de la ville 1842 et l’augmentation de la population apparaissent comme des corvées. Il faut leur donner « couraige et occasion de mieulx et plus volontiers vacquer es affaires de ladite ville et communaulté » 1843 . Les conseillers se plaignent finalement que cette charge ne leur rapporte plus assez…

On assiste aussi au début du XVIe siècle au développement de nouveaux comportements, qui théâtralisent les prises de fonction des conseillers officiers. Ainsi en 1508, Benoît Buatier, Claude Laurencin et Nicollet de Pierrevive, élus nouveaux conseillers :

‘« ont dit et respondu par la voix dudit Laurencin qu’il leur a semblé et semble que veuz les affaires qu’ilz ont et dont ilz sont chargez tant à cause de leurs offices que autrement, ilz devoient estre encores solaigés et non esleuz pour ceste année. Mesmement car il n’a pas trois ans qu’ilz sont sortiz de la charge dudit consulat et sont de la compaignie de la ferme du sel où il leur fault emploier beaucoup du temps. Et néantmoingz, puysque sont estez esleuz, il se sont offertz faire leur devoir à leur pouvoir et possibilité aidant mesdits sires » 1844 . ’

L’attitude de ces trois conseillers est surprenante : ils commencent par se plaindre de devoir conjuguer la tâche de conseiller avec leurs affaires personnelles, notamment leurs offices 1845 . Ils ajoutent aussi qu’ils ont été déjà conseillers récemment, ce qui est inexact pour Pierrevive dont c’est la première élection, mais véridique pour Buatier et Laurencin qui ont été conseillers en 1503-1504. Ils présentent les choses à leur avantage, utilisant et mélangeant les griefs des uns et des autres. La conclusion du paragraphe est édifiante, ils acceptent malgré tout leur charge : l’intérêt commun passe avant l’intérêt personnel. Ils se présentent comme des martyrs de la chose publique, n’hésitant pas à se sacrifier pour elle, tout en posant des jalons pour excuser leur possible absentéisme. Il est plus intéressant de se mettre en scène en position de parangon de la vertu politique, plutôt que d’aller en procès pour ne pas prendre sa charge. D’une manière plus générale, nombreux sont les conseillers qui soulignent leur prise de fonction ou évoquent leur participation au consulat avec des démonstrations de fausse humilité, pour se donner un rôle valorisant 1846  : le désintéressement, le pouvoir exercé pour l’amour seul de la chose publique est un topos médiéval 1847  ; la modestie est un artifice, dont on se pare pour ressembler à l’image du conseiller idéal 1848 .

Peut-on parler d’une mutation de l’identité consulaire ? En partie, avec non l’arrivée, mais l’influence grandissante des juristes et l’acceptation de cette influence par les marchands. Ces nouvelles et exigeantes valeurs du groupe consulaire, auxquelles les marchands adhèrent, sont peut-être d’abord des signes de différenciation sociale leur donnant « le droit de mépriser ceux qui n’appartiennent pas à leur culture, et les dédommageant alors des préjudices qu’ils subissent à l’intérieur de leur propre groupe » 1849 . Ces changements se ressentent dans la façon de se comporter comme conseiller, dans la volonté d’exister en tant qu’individu et dans la valorisation de l’art de bien s’exprimer. Cette volonté de se différencier, d’individualiser sa pensée conduit à valoriser à l’extrême ses propres intérêts : au début du XVIe siècle être un homme politique, faire une carrière doit rapporter plus d’honneurs et d’avantages. Finalement s’il existe bien une sorte de révolution culturelle au sein du consulat, ses conséquences en font plutôt une révolution au sens copernicien : c’est un retour au point de départ. Les juristes ont pris le pouvoir avec la volonté de vaincre les problèmes que connaissait l’institution ; après quelques années ils sont face aux mêmes errances : l’accès au consulat n’est plus ouvert et les consuls sont toujours aussi peu assidus.

Notes
1831.

« Le consulat de ladite ville ne porroit entretenir ne les afferes communes conduyre, vuyder et despescher à cause de ce que les conseillers n’avoient aucunes prérogatives, prééminences, libertéz et franchises comme avoient les conseillers ou eschevins des autres bonnes villes de royaume et antre autres ceulx de la Rochelle, de Tours et autres plusieurs. Semblablement ladite ville ne les habitans en icelle n’avoient pas grands privilèges ne deniers communs comme avoient lesdits autres ville et habitans en icelle », 1495, BB22 f90v. Le consulat fait particulièrement référence à la ville de Tours, les conseillers stipulent en effet : « bien seroit tascher d’avoir un double des privilèges, prérogatives, prééminences, libertéz et franchises qu’avoient lesdites autres bonnes villes et entre autre ladite ville de Tours. Et sur icelluy double fere gecter un semblable afin de poursuyr envers le Roy d’avoir l’octroy, ce qu’avoit esté fait », 1495, BB22 f90v. Pourquoi ?

1832.

Il est décidé de demander au roi « d’avoir aucuns deniers communs et privilèges comme avoient lesdits autres bonnes villes dudit royaume mesmement les villes de Tours, la Rochelle, saint Jehan d’Angely et plusieurs autres. Car se lesdits villes avoient deniers communs, privileiges par plus forte raison ceste dite ville quy est assise en frontière et l’une des clefz de cedit royaume, qui tousjours a esté bonne et loyalle du Roy et à la coronne de France, en devoit avoir », 1496, BB22 f97v.

1833.

« Lesdits assembléz estoient asses advertiz pour ce que ceste ville de Lion n’avoit aucuns ou au moins bien peu de deniers commun ne privileige ainsi que avoient les autres bonnes villes de ce royaume, principallement le consulat de ladite ville qui est l’onneur et entretenement d’icelle ville. Et peu obstant lesdits choses, à peine povoit l’en trouver aucuns notables personnages en ladite ville quy voulsissent servir audit consulat pour ce mesmement qu’il n’y avoit l’onneur, prérogative ne prouffit », 1496, BB22 f97v-98.

1834.

Demande « pour obtenir et avoir les privilèges de l’anoblissement de tous les conseillers présens et advenir, octroyéz par le Roy », 1497, BB24 f88v ; « Jaques Buyer conseiller dessudit a requis acte comment il est du nombre des conseillers et à ces fins doit joyr des privilèges », 1497, BB24 f95.

1835.

François Tourvéon s’indigne qu’« il n’a encores esté payé de ses gaiges de conseiller du temps qu’il a servi par cy devant, pareillement n’ont esté payés plusieurs aultres, qui est chose exorbitant à rayson, actendu les petiz gaiges selon le temps qu’il ont servy. A ceste cause ont ordonné que doresnavant en rendant les comptes du trésorier ledit trésorier sera tenu paier les conseillers qui seront sortiz l’année et tous les autres esquelz sont deuz leurs gaiges de conseillers seront paiez », 1502, BB24 f348.

1836.

1503, BB24 f390v.

1837.

Tourvéon attend toujours des gages datant de 10 ans puisqu’il a été élu pour la première fois en 1494.

1838.

Ces prêts font partie de leurs obligations de fonction d’après les consignes de 1489 et justifient qu’on les choisisse parmi les plus riches de la ville.

1839.

Les conseillers se plaignent que « puis l’advènement du Roy nostre sire à la corone en ça sont grandement augmentez tant à cause de l’ospital du pont du Rosne duquel lesdits conseillers ont l’administracion, comme des imposicions, aussi des rêve et cartulaire que ladite ville tient du Roy à cense », 1491, BB19 f242.

1840.

La charge consulaire s’est alourdie « pour ce que ladite ville est augmentée et creue en tous estatz, plus habitée et peuplée qu’elle ne souloit et que à ceste cause soit besoing avoir plus de curieursité et bonne diligence au régime et gouvernement d’icelle ville pour y faire entretenir tousjours bonne police », 1496, BB24 f23.

1841.

C’est visible dans l’augmentation du nombre de personnes dans les rôles de taille.

1842.

Les travaux exténuants dont ils se plaignent sont leur principal souci : 80% des discussions au consulat traitent de ces sujets…

1843.

Demande d’augmentation des gages des conseillers « affin de leur donner couraige et occasion de mieulx et plus volontiers vacquer es affaires de ladite ville et communaulté, lesdits de jours en jours croissent et multiplient tant à l’occasion de l’entretenement des foires, réparacions des pontz, fortiffication que pour la multiplication des habitants de ladite ville », 1509, BB28 f104v.

1844.

1508, BB25 f216v-217.

1845.

Benoît Buatier est mercier, Claude Laurencin, drapier et ils sont tous deux aussi fermiers du sel ; Nicolet de Pierrevive est receveur ordinaire du domaine du roi.

1846.

Humbert Mathieu indique de lors de son consulat en 1496-1497 « il s’est voulentier obligé et fait son devoir au moins mal qu’il a peu », 1498, BB24 f167. Parfois c’est tout le consulat qui joue ce jeu : les nouveaux conseillers « après plusieurs remonstrances par eulx faictes des empeschementz qu’ilz ont à leurs affaires propres, néantmoingtz en faveur de la chose publicque et pour l’amour et chérité qu’ilz ont en icelle ont prins la charge et fait le serement acoustumé de faire par nouveaulx conseillers », 1516, BB34 f126v ; les nouveaux conseillers : « après plusieurs excusations par eulx faictes, ilz ont accepté la charge dudicts consulat et faict le serement accoustumé in forma », 1519, BB37 f238.

1847.

Cette modestie est courante dans les vies de saints, ou chez les écrivains qui s’excusent par exemple de mal parler le français. Saint Thomas d’Aquin consacre d’ailleurs un traité au désintéressement. Le refus de pure forme de prendre une fonction parce qu’on s’estime indigne est aussi fréquent : c’est notamment un topos des prises de fonction de nouveaux abbés.

1848.

Ce comportement orgueilleux des conseillers est imitépar les commis lors de leurs professions de foi, pleines d’une fausse modestie et l’humilité, où leur pseudo refus de prendre charge est une pure coquetterie. Exemples : on décide d’envoyer Claude Thomassin au près du roi pour les affaires de la ville, ce dernier « a dit et repondu que combien qu’il eust en ladite ville plusieurs autres personnages qui mieulx sauroient mectre à excécution la charge et les afferes de ladite ville nécessères à poursuyr devers le Roy nostre sire sur ce que ne feroit ledit Thomassin, néanmoins se et quant par lesdits conseillers seroient advisez qu’il y pourroit servir ladite ville, il n’estoit pas pour reculer car il désire sur toutes choses le lieu de la chose publique de ladite ville et à icelluy pourchasser veult employer son corps et ses biens », 1490, BB19 f182 ; Jacques Paulin, receveur des deniers : « est venu et a dit après récitation à lui faicte qu’il ne pourroit fere ladite recepte pour ce qu’il est occupé et chargé à d’autres afferes ainsi qu’il perdoit beaucoup (…), néanmoinz qui ne trouvera mieulx il y besoignera », 1497, BB24 f104v. Jean de Bailleux est désigné pour surveiller des travaux en ville, « il est délibéré faire tous les services et plaisirs qu’il pourra à ladite ville combien que la charge soit grande, toutesvoyes actendu le zelle et affection qu’il a à oeuvrer et tenir ordre et compte, il a accepté ladite charge », 1507, BB25 f161v ; de même, Humbert Mathieu et Jean Serre prennent la charge de la tenue du compte des blés uniquement « pour faveur et charité du populaire », 1507, BB25 f182. Une charge est donnée à maître François Fournier : « après lui avoir déclairé ladicte charge et prié de la accepter il a faict ses excuses, néantmoings finablement en faveur de ladicte ville et pour y faire service et proffict il a accepté ladicte charge », 1519, BB37 f315.

1849.

S. Freud, L’avenir d’une illusion, PUF, réédition 1971.