I. Pour une étude de l’oralité dans les registres consulaires.

Avant d’analyser précisément la parole dans les assemblées lyonnaises, il convient de faire le point sur la place de l’oralité dans les registres de la ville, mais aussi de souligner les difficultés que pose ce type de recherche pour justifier notre méthode de travail.

1. Dire la parole dans les documents consulaires.

Comment la parole est-elle présentée dans les registres ? Quels rôles lui attribuent les conseillers ? Les registres font régulièrement référence aux pratiques de l’oralité au sein du consulat. Le verbe « parler » apparaît tout au long du siècle sous la forme « parler à quelqu’un » 2161 . Si l’écrit est très utilisé sous forme de mémoires donnés à tel ou tel envoyé, on constate que les conseillers préfèrent toujours essayer de parler à la personne à qui la requête est formulée. Cette primauté de l’oral sur l’écrit dans ces situations implique deux choses : la parole donnée a toujours du poids, et il est plus facile de convaincre en s’adressant directement à son interlocuteur, l’écrit n’a jamais su se défendre. Le consulat est un lieu de paroles : lors de réunions privées entre conseillers, lorsque des particuliers sont reçus, de nombreuses paroles sont proférées. Le secrétaire l’indique 2162 , mais il ne note pas ce qui se dit vraiment. Certes il ne peut pas tout écrire, mais il s’agit surtout d’un choix : ce qui doit rester dans les mémoires, ce qui est digne de figurer dans les archives de la ville, ce sont les conclusions des réunions, des débats, les avis et paroles de chacun n’ont pas d’intérêt. Cette attitude reflète la conception de la communauté au moyen-âge : l’individu ne compte pas, ni ses droits propres, c’est en tant qu’élément de la communauté qu’il existe, et parce qu’il fait partie de la communauté, il a des droits. Par conséquent la parole de l’individu n’intéresse pas le secrétaire, il ne retient que la conclusion du groupe.

Le verbe « dire » est lui aussi beaucoup employé, il a un sens un peu différent de « parler » 2163 . « Parler » implique que l’on veut avoir une discussion avec quelqu’un pour arriver à un accord, « dire » est plus informatif 2164  : on apprend à quelqu’un une nouvelle ou une décision. Le verbe « parler » n’est jamais associé à l’évocation des discussions des conseillers, contrairement au verbe « dire » : peut-être les conseillers veulent-ils signifier qu’ils ne se parlent pas, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas à se convaincre les uns les autres ; ils se disent seulement les choses comme pour marquer que chacun s’exprime sans chercher à convaincre les autres. La décision finale s’imposerait d’elle-même, sans dispute, chacun reconnaissant son bien fondé.

Seules quelques expressions soulignent que tel ou tel a réellement prononcé une partie des paroles transcrites. « Comme il dit » est la formule qui est utilisée pour marquer et attribuer des propos 2165 . C’est généralement parce que le secrétaire sent le besoin de se détacher des informations qu’il indique, parce qu’il doute de leur véracité et qu’il n’a aucun moyen de vérifier leur exactitude. L’attribution de paroles se fait avec une arrière-pensée : se protéger de toute désinformation ou de propos qui pourraient être jugés indignes. Le secrétaire met en scène son opinion sur ce qu’il transcrit par ce moyen : on peut en effet douter que ce soit sous l’influence des conseillers qu’il prenne ces initiatives, seul son propre sentiment, qui peut d’ailleurs être aussi celui du consulat, le guide dans sa manière de rapporter les propos.

L’expression « de bouche » est très intéressante 2166  : d’ailleurs elle remporte du succès pendant toute la période, sauf à partir du début du XVIe siècle où l’adverbe « verbalement » 2167 , d’un langage plus soutenu, lui est préféré. Il semble nécessaire de préciser si une requête est faite verbalement ou par écrit, en propre personne ou par lettre : les conseillers attachent de l’intérêt à cette information. Pourquoi ? Peut-être pour prouver que le consulat est un lieu ouvert où chacun peut venir faire une requête et être reçu en personne, l’écrit n’est pas nécessaire pour qu’elle soit prise en compte. L’accessibilité du pouvoir est un aspect important de l’image que les conseillers souhaitent donner, pour que la population ait l’impression d’être administrée par des gens proches d’elle : une façon d’entretenir à peu de frais l’idée que le pouvoir appartient au corps commun et que ce dernier peut l’approcher quand il le souhaite.

Autre moment important dans les pratiques consulaires : la lecture 2168 . La situation est comparable à celle des assemblées de moines : une personne fait la lecture pour toutes les autres. Chacun pourrait prendre connaissance du contenu de la lettre, d’autant que la barrière de la lecture n’en est une pour aucun d’eux, mais le rituel n’est pas celui-là. Généralement le secrétaire est chargé de cette tâche, mais il arrive aussi lors des assemblées générales qu’un conseiller s’en occupe pour porter à la connaissance des participants la teneur des lettres. Pourquoi celles-ci sont-elles lues plutôt que résumées ? Sûrement par précaution 2169 , afin que nul n’ignore ce qu’elles contiennent et ne puisse par la suite accuser le consulat d’avoir caché une partie des informations contenues dans ces écrits. C’est aussi parce que ces lettres s’adressent à tous : donc tous doivent pouvoir en prendre pleine connaissance.

Tous les verbes qui traitent de l’audition 2170 sont aussi à souligner : deux enseignements peuvent en être tirés. L’audition des comptes, l’écoute des rapports sont des formes de pratique de l’oral qui insistent sur l’aspect rigoureux de l’exercice, l’attention qu’on porte à ce qui est dit. Cela représente aussi un message envoyé à ceux qui sont amenés à fréquenter de manière exceptionnelle ou épisodique le consulat, généralement pour une requête ou une plainte : ils sont considérés et écoutés lorsqu’ils parlent. Le fait que le secrétaire insiste sur ces aspects, cette manière de traiter ceux qui viennent au consulat ou qui ont des choses à y faire vérifier, n’est pas anodin. La mémoire de la ville pourra être fière de cet accueil, les conseillers futurs n’auront pas à rougir de leurs prédécesseurs ni à les attaquer. C’est autant une justification pour l’avenir que la preuve au présent du respect de leurs fonctions.

Enfin, la criée publique est la diffusion dans l’espace de la ville des paroles qui ont été dites dans l’espace du consulat ou d’un autre lieu de pouvoir. Ce que dit la criée c’est ce que dit le pouvoir 2171 . Sa parole pénètre ainsi partout, son message est entendu. Il est important pour le secrétaire de le signaler : ces indications sont les seules paroles du consulat qui ne restent pas secrètes mais qui sont rendues publiques 2172 . Symboliquement c’est la voix des conseillers qui se répand dans la ville.

Les registres évoquent donc sans cesse l’oralité, mais les paroles ne sont que rarement rapportées. Les conseillers parlent, écoutent, font dire, mais le secrétaire reconstruit, généralement en condensant, les propos prononcées. Nous savons en substance ce qui a été décidé mais pas ce qui a été dit. Les quelques traces de paroles rapportées dans les assemblées constituent donc un matériel d’analyse exceptionnel, dans tous les sens du terme. Comment donc les étudier ? A quelles difficultés s’expose-t-on ?

Notes
2161.

« Jehan le Viste et Humbert de Varey yront parler à messire Jehan Girart, docteur en loys, conseiller du Roy », 1417, RCL1 p.27 ; « ils ont chargé messire Guicher Bastier de parler à mons. le bailli », 1434, RCL2 p.363 ; « que de ce l’on parle aux seigneurs de Saint-Jehan », 1447, RCL2 p.562 ; « que l’en parle à monseigneur le juge ordinayre », 1467, BB10 f233 ; « ils ont chargé ledit procureur aller de ce parler audit messire Buclet afin qu’il preigne ladite charge », 1487, BB19 f71 ; « du banc du filz de Fanard, a esté dit qu’on luy en parlera avant qu’on y face autre chose », 1497, BB24 f109v …

2162.

« Ilz leur ont dit après pluseurs grans et longues parolles, qu’ils les quitteront pour toutes choses…. », 1427, RCL2 p.216 ; « ledit Tibaud leur a ouvert et parlé pour ceste cause » (il demande à être reçu arbalétrier), 1457, BB7 f68 ; « après plusieurs parolles et ouvertures », 1467, BB10 f240 …

2163.

Les analyses qui suivent ont été inspirées par l’article d’A. Guerreau-Jalabert, « Parole / parabole. La parole dans les langues romanes : analyse d’un champ lexical et sémantique », dans La parole du prédicateur (V e - XV e siècles), sous la direction de R.M. Dessi et M. Lauwers, Nice, 1997, p.311-339.

2164.

« L’on (conseillers) dira à Millart que… », 1417, RCL1 p.24 ; « ilz ont conclu que l’on die au seigneur de Saint-Priest », 1434, RCL2 p.399 ; « ont chargé le procureur de ladite ville l’aller dire et signiffier », 1487, BB19 f70v ; « ont dit et bien au long déclairé », 1497, BB24 f80v…

2165.

1417, RCL1 p.57 ; 1434, RCL2 p.364 ; 1457, BB7 f62v ; 1467, BB10 f236v ; 1487, BB19 f33v.

2166.

Le terme de « bouche » est présent dans de nombreuses formules stylistiques : « apprendre de bouche », « paroles de ma bouche », « paroles d’une mauvaise bouche », ce dès Grégoire de Tours et jusqu’au XVe siècle. Ces emplois s’expliquent par la matérialité vécue de la parole au Moyen-âge, selon une pratique conforme à celle des temps bibliques (de nombreuses expressions dans la Vulgate renvoient aussi à cet aspect). Y. Carré, Le baiser sur la bouche au Moyen-âge. Rites, symboles, mentalités (XI e -XV e siècles), Paris, 1992, p.23.

2167.

« Et oultre leur a dit de bouche », 1417, RCL1 p.57 ; « sur la requeste à eulx de bouche fecte par Mathieu Audebert », 1457, BB7 f54v ; « requeste à eulx faicte de bouche », 1467, BB10 f292 ; « par la boushe », 1497, BB24 f128 ; « sur la requeste faicte verbalement », 1517, BB37 f21v…

2168.

« En la présence desqueulx furent leues les lettres envoyées à la ville par le Roy », 1417, RCL1 p.29 ; « icellui ovrage a esté fait bien loialement et entièrement selon la forme et teneur des lettres du bail, dudit ovrage, lesquelles lectres, en la présence desdits jurés ont esté leuez », 1447, RCL2 p.540 ; « par le procureur de ladite ville lecture fut faicte desdites lectres », 1467, BB10 f303 ; « pour leur communiquer les lectres missives escriptes et envoyées de par le Roy pour délibérer sur icelles », 1487, BB19 f35v ; «  que leur a esté de mot à mot leue et déclaré », 1517, BB37 f14…

2169.

« Mot à mot leue et déclaré », 1517, BB37 f14.

2170.

« Oïr et mettre fin es comptes », 1427, RCL2 p.216 ; 1447, RCL2, p.530 ; 1497, BB24 f107 ; « oy la requeste et supplication à eulx faicte… », 1447, RCL2 p.562 ; « oy le rapport et relacion dudit de Chaveyrie », 1457, BB7 f61 ; « avoir oy la plainte des voysins », 1477, BB350, cahier 1, f3 ; « pour ouyr sa complaincte », 1497, BB24 f125

2171.

Voir à propos du cri : Haro ! Noël ! Oyé : pratiques du cri au Moyen-âge, sous la direction de D. Lett et N. Offenstadt, Paris, 2003.

2172.

1417, RCL1 p.55 ; 1434, RCL2 p.394 ; 1447, RCL2 p.538 ; 1517, BB37 f101…