2. Analyse et difficultés d’analyse des paroles dans les assemblées.

Cette étude sur les paroles prononcées lors des assemblées, nous a été suggérée par les travaux de H. Millet sur les avis des évêques, lors du vote de la soustraction d’obédience de 1398 : elle a montré comment ces écrits « renseignent non seulement sur les dispositions que chaque votant a cru bon de prendre pour répondre aux injonctions de la royauté, mais aussi sur son état d’esprit au moment de formuler son avis » 2173 .

Si les assemblées, religieuses ou laïques, sont des lieux de paroles et d’échanges, on ne peut pas dire pour autant que leurs comptes rendus bruissent des mots échangés. Les rituels de prise de parole, l'organisation de la séance, la transcription des avis individuels ou leur absence sont les aspects qui intéressent notre recherche. Ce projet se heurte à certains problèmes : le langage et les manières de s’exprimer n’ont pas fait l’objet d’études spécifiques,  les comptes rendus d’assemblées ont parfois été largement utilisés mais dans des optiques différentes : les renseignements que ces études peuvent nous apporter sont donc parcellaires. Toutes les sources ne renferment pas les mêmes précisions, ne s’attachent pas aux mêmes données. Par exemple, si des textes comme les comptes rendus des grandes assemblées d’Etat ou les votes des évêques, comme à l’assemblée de 1398 sur la soustraction d’obédience 2174 , offrent une mine d’informations tant sur le déroulement de l’assemblée que sur les prises de paroles, les comptes rendus des assemblées capitulaires sont plus pauvres. Il arrive qu’ils soient simplement connus par un résumé annuel de toutes les modifications qu’une communauté a décidées dans l’année. Les relations d’assemblées urbaines ne sont pas très prolixes non plus, comme le souligne A. Rigaudière pour Saint-Flour 2175  ; dans certains cas comme à Sienne, les écrits ne gardent le souvenir d’aucune parole individuelle 2176 . Pour ce qui touche les assemblées des villageois, M. Bourin fait remarquer que c’est souvent « très laconiquement qu’un compte rendu d’une session mentionne l’opinion opposée de tel ou tel à l’avis majoritaire et le fait qu’il se conformera aux décisions des autres ». De plus, « il n’est pas sûr qu’on s’exprime aussi librement au parlement villageois que sur la place publique » 2177 . Les archives des confréries et des associations de métiers, déjà forts rares, ne présentent pas à notre connaissance de détails sur les prises de parole individuelles et sur les débats qui les animent.

D’une manière générale, il est plutôt rare que les débats qui ont lieu dans les assemblées médiévales soient entièrement retranscrits. Les documents lyonnais ne font pas exception : dans cette approche, les informations que nous livrent les archives sont pour beaucoup en « creux ». Pour tirer le meilleur parti de notre documentation, il faut nous intéresser certes à ce qui a pu être dit, à ce qui est rapporté, mais surtout à ce qui est éludé par le secrétaire ; de même si les textes restent généralement silencieux quant aux mots prononcés, les comportements des différents protagonistes peuvent nous apprendre aussi beaucoup sur les relations entre l’élite et les habitants de la ville.

Pour débuter notre analyse, nous avons réalisé un tableau synthétique des 125 assemblées des années test, pour évaluer la place de la parole, c’est-à-dire des avis des participants, dans la transcription écrite que donne le secrétaire. Pour ce faire deux types d’assemblées ont été déterminés : celles où figurent uniquement une conclusion générale, sans aucun avis des participants, et celles où des avis sont indiqués. Pour chaque année, nous avons compté le nombre d’assemblées de chaque type.

La place des avis dans les assemblées des années test (1417-1517).
Dates Nombre d’assemblées
Nombre d’assemblées de chaque type
Conclusion sans avis Indications d’avis
1417 6 6 0
1427 36 31 5
1434 28 25 3
1447 7 7 0
1457 1 1 0
1467 7 6 1
1477 7 6 1
1487 11 11 0
1497 7 7 0
1507 9 3 6
1517 8 3 5
  125 105 20

Dans la majorité des cas, 105 assemblées sur 125, les registres ne révèlent aucune trace des paroles échangées, des avis des participants, le secrétaire se contente de donner la conclusion finale à laquelle les présents sont arrivés. Il n’y a que 20 réunions où l’avis d’une ou de plusieurs personnes est indiqué.

Si l’on considère les différentes dates, 1417, 1447, 1457, 1487 et 1497 sont des années où aucune assemblée n’est relatée avec des avis de participants. Il n’y a donc que dans la moitié des années-test que des paroles échangées sont consignées. Peut-on cependant constater une évolution de la place de ces paroles dans les comptes rendus des assemblées ? Pour les années 1427, 1434, 1467 et 1477 de 11% à 17% des assemblées sont relatées avec des avis de participants 2178 , alors qu’en 1507 la proportion atteint 67% et 63% en 1517. Les avis ne sont donc pas soudainement indiqués au XVIe siècle puisque cela arrivait déjà au début du XVe siècle, mais il est clair qu’un changement s’est produit. Est-il dû à un changement des habitudes d’écriture du secrétaire ? Ou bien à un changement des pratiques d’assemblée ? Ou bien encore à une demande spécifique des participants ?

Pour répondre à ces questions notre étude se déroulera en trois temps : qui parle ? Que dit-on ? Comment parle-t-on ? Nous aborderons donc les traces de la parole sous ces angles différents, en tenant compte de l’ambivalence que crée l’écrit entre ce qui a été dit et ce qui rapporté. Toutes ces analyses seront menées en prenant pour référence les années test. Cependant, étant donné la faiblesse des traces de l’oralité dans cette base de données, nous confronterons systématiquement ces informations avec d’autres exemples relevés régulièrement lors de la lecture exhaustive des registres consulaires, afin de déterminer plus précisément ce qui correspond à une norme (si elle existe) et ce qui reste exceptionnel.

Notes
2173.

H. Millet, « Les votes des évêques à l’assemblée du clergé de 1398 : analyse diplomatique et étude du comportement », L’écrit dans la société médiévale, Paris, CNRS, 1991, p.196.

2174.

H. Millet, E. Poulle, Le vote de la soustraction d’obédience en 1398. T.1 : Introduction, édition et fac-similés des bulletins de vote, Paris, 1988.

2175.

Dans les comptes-rendus des assemblées de Saint-Flour, les prises de parole sont peu nombreuses pour donner un avis défavorable, tout comme le débat. Il est rare que plus de deux ou trois participants discutent sur un thème. A. Rigaudière, Saint-Flour, ville d’Auvergne au bas Moyen-âge. Etude d’histoire administrative et financière, PUF, Paris, 1982, p.432.

2176.

O. Redon, « Parole, témoignage, décision dans les assemblées communales en Toscane méridionale aux XIIe-XIIIe siècles », Qui veut prendre la parole ?, sous la direction de M. Détienne, Le Genre Humain, Seuil, Paris, 2004, (p.243-255), p. 249.

2177.

M. Bourin, Villages médiévaux en Bas Languedoc…, op.cit., t.2, p.217-218.

2178.

Pour être exact, la proportion d’assemblées avec des avis est de 17% en 1427, 11% en 1434 et 15% en 1467 et 1477.