a) Enonciation et écriture des avis des participants.

Comment les avis sont-ils rapportés par le secrétaire ? En ancien français, les textes offrent des formes mixtes qui sont, non une défaillance d’auteur qui « oublierait » qu’il a commencé son discours de façon indirecte et le continuerait en style direct, mais le signe d’une indifférenciation des styles direct et indirect en regard de nos catégories modernes 2220 . Les travaux de B. Cerquiglini pointent cette interpénétration en mettant en lumière les constructions en dire que, qui sont « une tendance à la ré-énonciation conséquence elle-même d’une volonté de cerner la parole dans un système strict de repère, de marquer fortement la parole comme telle afin de la reconnaître et de la réduire » 2221 .Le décloisonnement des formes permet de passer aisément d’un style à l’autre, comme le montre par exemple cet extrait du Roman de Tristan : « et lui conte que le sénéschal la veult avoir a femme et la moitié du royaume mon père pour ce qu’il dit qu’il a ocis le serpent » 2222 . Cette pratique n’est plus usitée dans les registres consulaires et c’est en style indirect que sont rapportées toutes les paroles des participants aux assemblées : il y a donc bien une mise en scène du discours de l’autre, perceptible dans le dédoublement entre le discours citant et le discours cité.

Le discours rapporté est constitué de deux variables, l’attribution et la mise à distance. « Une énonciation, c’est à la fois un dire (l’acte d’énonciation lui-même) et un dit (le produit de l’énonciation). Dans le discours rapporté, une seconde énonciation va inscrire ce discours dans une séquence complexe, en le présentant comme le résultat d'une énonciation passée, en mentionnant le dire, c'est-à-dire le discours citant » 2223 . Il y a une mise en scène des discours rapportés, à la fois visuelle, évoquée précédemment, mais aussi stylistique : avant de retranscrire les paroles prononcées le secrétaire prend toujours le soin de noter, après exposé de la matière à débattre : « sur ce ont estez demandées les oppinions des comparans comme s'en suit » 2224 .

A quoi ressemble dans les registres de la ville l’avis d’un individu ? Cette question est primordiale puisque du développement des avis dépend une partie des informations que nous pourrons récolter sur ceux qui prennent la parole. S’agit-il de longues ou de brèves réponses ? Dans quelle mesure le secrétaire intervient-il et reconstruit-il ces opinions ? Pour décrire les réponses données, nous avons donc décidé de les évaluer quantitativement, c’est-à-dire en comptant le nombre de mots (qu’il s’agisse de l’avis d’un individu ou d’un groupe d’individus). Seules les années où des avis ont été relevés sont indiquées ; pour mieux appréhender à quoi correspondent les huit catégories définies, un exemple pour chacune d’elles est donné en note. Les résultats sont présentés dans le tableau suivant.

La longueur des avis des participants (lors des années-test).
La longueur des avis des participants (lors des années-test).

*1 Assemblée du 16 août 1517 : « Jehan Chenal idem », BB37 f111v.

*2 Assemblée du 16 août 1517 : « Jaques Guerrier est de l’oppinion dudit Pierre Renoard », BB37 f111v.

*3 Assemblée du 16 août 1517 : « Rolin Simonet dict qu’on doit faire au moings de frais qu’on pourra », BB37 f111.

*4 Assemblée du 16 août 1517 : « Maistre Jaques Croppet est d’oppinion qu’on doit avoir lettres pour faire déclarer à chacun ce qu’il tient et affin que deux des commissaires y puysse procéder », BB37 f110v.

*5 Assemblée du 16 août 1517 : « Jaques Paulin idem et qu’on doit commectre deux en chacune quartier de pays pour eulx enquérir avec ceulx du lieu et sercher comme les biens que les habitants tiennent pour le rapporter aux commissaires qui en feront en ceste ville la tause qui sera sans gros frais », BB37 f110v.

*6 Assemblée du 16 août 1517 : « Monsg Meslier dit qu’on doibt ensuyvre la forme ancienne et pour ce commectre gens de la ville pour aller enquérir aux champs des biens que les habitans tiennent et n’est pas d’oppinion d’obtenir lettres pour faire déclarer et doit l’on commectre deux gens de bien des commissaires pour visiter de paroysse en paroysse pour en faire l’extimacion comme faire a esté au temps passé », BB37 f110.

*7 Assemblée du 10 juin 1507 : « Monsg. le courrier Guillaume Guerrier est d’advis que actendu que lesdites fermes furent prinses pour entretenir les foires et marchans de ladite ville et que si elles tumboient en mains estranges les foires seroient totalement anihillées et les marchans fatiguez, pour ces causes et autres par luy dictes et déclairées, la ville les doit prendre comme par avant et vault mieulx paier la perte qui y est que de tumber en plus grant inconvénient ; et qu’on doit faire entrée au roy si c’est son plaisir et qu’on le puisse faire », BB25 f147v.

*8 Assemblée du 16 août 1517 : « Monsg Deschamps se remect aux commissaires s’ilz ont faict les meubles et immeubles mays quant est d’aller aux champs n’est pas d’avis que les commissaires y doyvent aller car les despens et les temps seront tropt grans, ne pareillement n’est pas d’oppinion de obtenir lesdites lettres car plusieurs se pourroient perjurer, les autres n’en scevent la vérité, les autres ne le vouldroient dire mays seroit bon de mander par lesdits commissaires deux preudhommes de chacune paroysse pour déclarer les biens que les habitatns de ladite ville ont es champs et après avoir ladite déclaration lesdits commissaires pourroient faire perquisition de la vérité », BB37 f110.

D’une manière générale les avis se présentent sous la forme d’une phrase courte. Les participants sont-ils peu diserts ? Le secrétaire synthétise-t-il ce qui a pu être dit ?

Les notables et maîtres des métiers ont une vision très utilitariste du discours qui doit être efficace, sans ambiguïté ; leur vision est celle de François Garin, qui parmi les conseils qu’il dispense à son fils, insiste sur la manière dont il doit s’exprimer :

‘« Et quand à parler tu viendras,
Pense premier que vouldras dire :
Saige ou fol y sembleras,
L’ung des deux te convient eslire ;
Froidement parlë et sans yre,
Vueilles avoir bon hardement ;
Bon vouloir toujours bien respire
Avec le bon entendement.

Prolis ne soyes en parler
Si des oyans veulx avoir grâce :
Qui hault monte, fault devaller ;
Trop long sermon ennuy amasse
Et le bien dire fort efface
Commencement, moyen et fin ;
Et ton compte toujours si face
Sans vice soit à la parfin » 2225 .’

Les qualités du bon orateur sont la clarté, la concision et la mesure ; si les participants semblent peu diserts, c’est peut-être aussi parce qu’ils le sont véritablement 2226 .

N’éludons pas pour autant le rôle du secrétaire dans cette présentation des avis. Nous avons vu précédemment qu’il est rare que tous les membres d’un groupe soient nommés précisément, et lorsque c’est le cas, cela n’implique pas nécessairement que chacun ait une opinion personnelle. En 1429, une grande assemblée a lieu aux Cordeliers en présence du bailli 2227  : 86 personnes sont présentes en plus des conseillers pour discuter d’une taxe à l’entrée de la ville. La majorité s’y oppose mais il se trouve que 46 personnes, citées nommément, ont une autre position. Un avis général est retranscrit pour l’ensemble des opposants, aucune nuance n’est indiquée. Les paroles sont reconstruites pour leur donner une cohérence : le secrétaire ou le groupe des opposants font une synthèse des arguments de chacun pour donner une vision globale de leurs récriminations. La réponse des 46 est un condensé des remontrances qui ont pu être formulées : « ont conclus et dit que pour ce que la ville povoit estre diffamée, attendu qu’elle est située es fins du royaume et les vivres s’en pourroient enchérir et que ausdis aides seroit impossible de faire contribuer senon simples gens, que mieulx vauldroit faire faire lesdictes fortifications et autres affaires de la ville par tailles et au sol la livre qui seroit chose plus commune et plus aygalle et à la moins folle du peuple , porveu que chascun en paye sa part, selon son vaillant, raysonnablement, le fort portant le foible » 2228 . Dans ces quelques lignes, quatre arguments différents sont notés 2229 contre la création de cette fameuse taxe, signe de la reconstruction des paroles dans les registres du consulat par le secrétaire.

On peut aussi se demander si les participants sont vraiment libres de s’exprimer au XVe siècle, étant donné l’extrême rareté des avis individuels rapportés. Est-il possible de démontrer que les conseillers ne souhaitent pas que les opinions des individus soient trop développées ? Cela semble difficile mais un épisode est cependant révélateur des réticences des conseillers. En octobre 1452, le roi demande 3 000 livres à la ville, une grande assemblée doit déterminer comment trouver cette somme. Tous les participants, essentiellement des maîtres des métiers sont d’accord pour qu’une taille soit levée, sauf Pierre Buyer, qui prend la parole en fin d’assemblée et déclare que cette levée est inutile car il reste suffisamment dans les caisses du consulat, ce que démentent immédiatement les conseillers 2230 . Cette intervention est extrêmement mal prise par les conseillers, qui convoquent à part Pierre Buyer :

‘« l’an, jour et lieu que dessus escripts, va survenir audit conseil maistre Pierre Buyer, lequel dit et expousa à iceulx conseillers qu’il avoit entendu qu’ilz estoient mal contans de ce que au jour d’yer à Saint-Jaquème et en la présence des maistres des mestiers il avoit dit et rapporté que la ville avoit argent de soumes des tailles mises sus le temps passé et pour ce leur a requis ledit maistre Pierre Buyer qu’ilz ne l’eussent à déplaisance car en vérité il ne l’avoit pas dit par mal engin ne à male fin, ne pour impouser comme un blasme esdits conseillers, mais pour cuyder bien dire et pour oster la voix et oppinion d’aucuns simples gens qui ainsi le disoient, et l’avoit dit inadvertiz et comme mal advisé, leur requerans qu’il leur plaise luy pardonner s’il avoit erré et mal parlé touchant ceste matière. […] Lesqueulx conseillers par la voix dudit Benoist Chenal luy ont respondu entre autres choses qu’il avoit mal fait de promovoir teulx paroles lesquelles saulve sa grâce, n’estoient pas véritables et que s’il avoit aucun doubte ou ymaginacion que ainsi fust qu’il le disoit, que il devoit venir par devers eulx et le leur dire ou faire dire, non pas commovoir le peuple et le dire ainsi publiquement qu’il l’avoit dit qui pourroit estre cause d’un très grant mal et que pour celle cause ilz estoient illecques assemblez pour veoir et visiter les comptes du receveur et en savoir la vérité » 2231 .’

Les conseillers révèlent ainsi parfois leur vrai visage, lorsque la crainte que leur inspirent ces assemblées transparaît : ils considèrent au fond que ces réunions sont potentiellement dangereuses si jamais le contrôle des paroles leur échappe. Pierre Buyer est sermonné pour avoir tenu des paroles dangereuses dans une assemblée générale, et il lui est conseillé vertement de venir le faire devant les conseillers seuls, une prochaine fois. Cet extrait prouve que si chacun peut avoir une opinion personnelle sur les sujets des assemblées, il est intolérable de remettre en cause le bien-fondé des interrogations formulées par les conseillers. Eux seuls déterminent ce dont il faut parler : la faute de Buyer est d’avoir mis en doute le bien-fondé de la question posée, insinuant peut-être malgré lui, du moins il le prétend, que les conseillers trompaient les participants en ne leur donnant qu’une vision tronquée du problème. Les conseillers s’offusquent d’autant plus de ses paroles qu’elles ont été prononcées devant moult personnes : leur honneur, leur probité ont été entachés par ces allégations, ce qui est d’autant plus impardonnable que Buyer est un des leurs. Il devrait parfaitement connaître les règles implicites qui régissent la prise de parole dans les assemblées.

On peut donc se demander dans quelle mesure la censure au sein des assemblées n’est pas davantage orale qu’écrite. Pour participer activement et régulièrement à la vie politique de la cité, mieux vaudrait savoir jusqu’où on peut aller dans la critique. Il est possible que les notables et les maîtres des métiers aient parfaitement compris que l’octroi d’une impression de liberté de parole dépende d’abord de la capacité de chacun à s’autocensurer. Accéder au consulat implique que les meilleurs des notables ne remettent pas en cause le fonctionnement de l’institution ; être régulièrement convoqué pour les assemblées induit de modérer ses critiques.

« L’incident Buyer » a dû être ressenti comme particulièrement inquiétant par le consulat pour qu’il ait été indiqué si précisément par le secrétaire : fausse accusation, blâme et justification sont parfaitement rapportés. Après la mise au point avec Buyer, le consulat est en effet obligé de démontrer sa bonne foi : les comptes du receveur sont donc réexaminés et il est ensuite fait savoir dans toute la ville que les caisses sont bien réellement vides 2232 .

Les avis donnés par les participants aux assemblées sont donc majoritairement brefs, à cause de la relation qu’en donne le secrétaire et peut-être parce que la parole n’est pas réellement libre dans ces assemblées.

Notes
2220.

A. Meiller, « Le problème du style indirect introduit par que en ancien français », Revue de linguistique romane, XXX, 1966, p.352-373.

2221.

B. Cerquiglini, La parole médiévale, Paris, Minuit, 1981, p.98.

2222.

A. Meiller, op.cit. , p.371.

2223.

L. Rosier, Le discours rapporté…, op.cit., p.127.

2224.

1515, BB33 f262.

2225.

Complainte de François Garin, marchand lyonnais (1460), op.cit., v.1129-1144.

2226.

Pour l’année 1463, nous avons pu relever 3 assemblées où des avis différents étaient indiqués (1463, BB7 f318-321 ; f327-330 ; f334-336v) : dans le meilleur des cas, les avis un tant soit peu développés (c’est-à-dire de plus de deux lignes) représentent 30% de ceux retranscrits ; beaucoup d’avis sont très brefs (quelques mots) ou bien les participants se contentent de suivre les avis de ceux qui les ont précédés. Par exemple lors d’une assemblée pour déterminer qui doit être envoyé devant le roi, seules huit personnes expriment un avis, 42 se contentent de suivre l’opinion de deux notables : soit Jean Grant, soit Pierre Balarin, tous deux docteurs en droit et qui se sont exprimés les premiers (1463, BB7 f327-330).

2227.

1429, RCL2 p.308.

2228.

1429, RCL2 p.308.

2229.

Ces différents arguments sont indiqués alternativement soit en italique soit sont soulignés.

2230.

Conclusion des opinions desdits présents, « excepté dudit maistre Pierre Buyer lequel disoit et vouloit arguer qu’il y avoit beaucoup de sommes ( ?) et plus de deux cent livres tournois des tailles mises sus depuis l’an mil CCCCL et dont l’on pourroit bien fere ledit paiement, combien que par lesdits conseillers lui ait esté respondu et remonstré que le contraire estoit vérité », 1452, BB5 f178.

2231.

1452, BB5 f179.

2232.

Parce que « le dessus nommé maistre Pierre Buyer ledit jour de dimanche dernier passé, avoit dit qu’il y avoit beaucoupt d’argent de somes et reliqua de taille mises sus depuis l’an (14)50, […] ilz avoient veu et visité la sepmaine passée durans quatre jours les comptes desdites tailles » : Rolin Garin, trésorier de la ville, a avancé plus qu’il n’a reçu, donc une nouvelle taille doit être mise pour trouver de l’argent, 1452, BB5 f180.