b) Les conseillers face à la diversité des avis.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que la diversité des avis, ainsi que les débats, occultés dans le compte rendu que donnait le secrétaire dans la première moitié du XVe siècle, apparaissaient petit à petit dans la seconde moitié du siècle. Ce changement s’accompagne de rappels des règles des assemblées : les consuls insistent particulièrement sur le secret de ce qui est dit, comme dans les réunions entre conseillers 2233 .

Cependant cette diversité des opinions leur cause parfois souci : s’il peut être utile que certaines décisions traînent 2234 , il est en revanche ennuyeux que des problèmes nécessitant un règlement rapide restent sans conclusion. C’est pourquoi le secrétaire et les conseillers ont régulièrement une vision critique de ces réunions qui n’aboutissent pas. En 1476, le roi doit venir à Lyon, il convient de lui faire un présent, mais il faut d’abord se mettre d’accord sur la somme qui sera ainsi allouée :

‘« après la vision et résolution des advis et oppinions tant de plusieurs des notables de ladite ville sur ce après les dessus nomméz commis oyz et interroguéz comme aussi esdits conseillers qui ont oppiné chacun pour soy en ceste matière, pour ce que lesdites oppinions se sont trouvéez différentes tant en quantité que qualité du don que l’en doit fere au Roy notre sire à sa venue en ladite ville en ce que les ungs disoient plus, les autres moyns, les aucuns disoient que ledit don se devoit fere en contant et les autres en aucune autre choses d’apparance, les dessus nomméz conseillers ont conclu et arresté de fere mander et assembler demain après dyner audit hostel… » 2235 .’

Il est clair que ce type de situation exaspère les conseillers lorsque le sujet concerne des affaires pressantes de la ville 2236  : régulièrement le secrétaire déplore « la contrariété » ou la « diversité » des opinions 2237 , qui obligent à demander une nouvelle réunion. Par exemple une assemblée n’a pu aboutir à cause d’avis trop différents portant sur la manière de lever l’impôt en 1467. Il y est fait plusieurs fois référence les jours suivants 2238  : les conseillers ne sont pas prêts à accepter cette diversité, ni d’ailleurs les participants. On ne parle en effet pas de diversité des opinions mais de « discordance et contrariété des oppinions et consentement » : c’est une vision très négative et péjorative de la diversité des opinions. Le terme de « discordance », qui revient dans les trois extraits 2239 , s’oppose radicalement à l’harmonie nécessaire et recherchée en général dans ces assemblées. Les conseillers soulignent pourtant que la majorité des participants semble avoir la même opinion 2240  : la majorité ne suffit donc pas, on essaye d’obtenir l’unanimité ou du moins le consensus, sinon la décision n’a pas de validité. Seuls les conseillers peuvent être d’avis différents pour rendre leur conclusion, les notables et les maîtres des métiers ont une obligation de clarté et d’entente.

Dans plusieurs cas, pour contourner la difficulté que posent ces avis discordants, les conseillers obligent les participants à se faire représenter par un petit nombre de personnes qui discuteront par la suite avec eux 2241 . Ainsi en 1485, le roi envoie des lettres à la ville sur plusieurs sujets importants. Afin de limiter le temps des délibérations, il est d’abord décidé que « qu’on fera cinq parties desdits assembléz et comparans et autres plus experts esdits matière. Et en chacune desdites cinq parties seront mis trois, quatre ou cinq des plus experts, lesquelz coucheront ung advis sur l’ordre qui leur semblera estre bon et qu’on devra mectre es fait desdits monnoyes, au bien du roy et de la chose publique de Royaulme » 2242 . Mais les choses ne se passent pas exactement comme prévu :

‘« pour ce que lesdits advis se trouvèrent en plusieurs points différens, fut advisé que pour accorder lesdits advis, et d’iceulx cinq advis en fere ung comprenant tout, estoit nécessere commectre ung nombre des dessusdits en ung lieu et délibèrent à ce. Et à ceste cause finale pour ce fere, nommez lesdits dix avec lesdits conseillers ; et après que concordance desdits avis seroit faicte l’en procédera oultre comme advisé seroit » 2243 . ’

Cette manière de procéder reste cependant rarement utilisée, car à partir de la fin des années 1480, la norme est devenue véritablement d’accepter les avis différents, contourner cette diversité en choisissant des représentants du corps commun, plus dociles et moins nombreux, semble ne plus être acceptable 2244 . Nombre de réunions se terminent donc sur un constat d’échec : « pour la diversité des oppinions différentes autre conclusion n’a esté prinse pour le présent » 2245  ; mais il arrive aussi parfois que cette absence de décisions soit due à la perplexité des mandés face à un problème délicat. 2246 Plus rarement, ce sont des problèmes d’horaires qui sont évoqués : « après lequel rapport faict qui a esté assez long et pource que l’eure estoit tarde, n’a esté procédé à demander les oppinions des troys poinctz dessus mys sus ains a esté asssigné à jeudy prouchain pour adviser sur ledit rapport et sur les autres matières » 2247 . Il faut en effet se rappeler que les participants aux assemblées ne sont pas rétribués, ils ne peuvent abandonner leurs métiers et leurs occupations trop longtemps : ils ne sont pas des professionnels de la politique comme les conseillers 2248 .

Les conseillers ont peur que les membres les plus populaires des assemblées ne comprennent de travers ce qui pourrait être dit et soient la cause de rumeurs pouvant inquiéter la population. Le contrôle de la parole est délicat dans les assemblées malgré toutes les mesures prises à ce propos, évoquées précédemment, et le rappel régulier de la confidentialité des débats 2249 .

Notes
2233.

Assemblée pour « adviser et advertir ceulx de ladite ville qui avoient aucuns biens au pais de Forez et Beaujoloys et les retrayres secrètement et de bonne heure », 1465, BB10 f55 ; les mandés à propos d’une aide de 4 000 livres pour le roi « n’ont rien voulu promectre ne jurer sinon qu’ilz tiendront les choses devant dictes secrètes », 1484, BB15 f224 ; « ilz estoient assembléz pour fere ladite expédicion sur laquelle ilz auroient conférence ensemble en l’absence d’iceulx commissères pour ce retiréz à part sur la gallerie », 1489, BB19 f126…

2234.

Cf. « Les assemblées lyonnaises », p.522 et suivantes.

2235.

1476, BB13 f33.

2236.

Ce n’est jamais le cas, lorsqu’il s’agit de devoir trouver de l’argent pour le roi…

2237.

« Ilz n’ont peu conclure en ces deux matières pour la contrariété desdits oppinions et ont arresté d’estre après dyners ensemble pour y conclure », 1454, BB5 f221 ; aucun accord n’est trouvé « pour la diversité des oppinions qui lors avoient esté de reffaire ou non reffaire lesdits papiers », 1458, BB8 f77v ; « conséquement l’an, jour et lieu dessusdits, après l’issue des dessus nommez notables dudit conseil pour ce que iceulx notables n’ont oppiné touchant ledit don à faire au Roy à sadite venue sinon en terme général, c’est assavoir luy donner et fere don ample et honorable sans déclairer quoy ne combien, les dessus nomméz conseillers ont conclu et délibéré que bon sera d’en savoir et avoir l’advis et oppinion particulière d’un chacun tant des dessus nomméz oppinans que d’autres notables de ladite ville, affin d’y conclure plus à plein et au plus grand nombre desdites oppinions », 1476, BB13 f33 ; « ont fait plusieurs et diverses ouvertures, advis et oppinions sur ce, tellement que pour et à cause de la diversité desdites ouvertures, advis et oppinions, et […] n’ont sceu prendre ne asseoir aucune conclusion ou arrest », 1484, BB15 f239.

2238.

Nécessité de réunir une nouvelle assemblée « pour avoir conférance et délibéracion touchant la discordance et contrariéte des oppinions et consentement de la matière, dont dessus a este faicte mencion et adviser parler à plein de la manière et forme de procéder », 1467, BB10 f304v ; il « avoit eu diversité et contrariété d’oppinions ainsi que par l’acte de ladite assemblée pourroit appereoir, à occasion de quoy et de ladite discordance desdites oppinions et consentement iceulx conseillers bonnement ne pourroit conclure ne appourter sur l’assiete et manière de lever et paier ladite somme, car combien que les aucuns et comme sembloit la pluspart desdits maistres des mestiers feussent d’oppinion et consentement de mectre sus et impouser et lever une taillie », 1467, BB10 f305 ; « furent et dictez et récitez les autres assembléez dessus enregistréez et les causes pourquoy icelles assembléez avoient esté faictes et comme à occasion des diversités et discordances d’oppinions et consentemens de l’assemblée faicte, mardi derrier passé », 1467, BB10 f307v.

2239.

« La discordance et contrariété des oppinions », 1467, BB10 f304v ; « discordance desdites oppinions et consentement », 1467, BB10 f305 ; « des diversités et discordances d’oppinions et consentemens », 1467, BB10 f307v.

2240.

1467, BB10 f305.

2241.

Cette manière de faire est aussi parfois utilisée par les envoyés du roi qui perdent patience : en 1472, plusieurs assemblées ont eu lieu pour trouver un moyen de fournir du blé à l’armée. Aucune solution n’a pu être trouvée : les conseillers se rendent alors devant le bailli et les commissaires royaux pour signifier cet échec. « Et après plusieurs lengages pour ce qu’ilz ne peuvent autrement concorder et appoincter sur ladite demande desdits bléfz, finablement fut conclu et arresté avec iceulx seigneurs commisseres que lesdits conseillers envoieroient demain matin ung d’eulx ou autre tel que bon leur sembloit et avec monseigneur le bailli par devers monseigneur le conte Daulphin (d’Auvergne) », afin de déterminer « en la melieur forme et manière que fere se porra, soit en blé ou argent et plustoust à argent se fere se peut », 1472, BB12 f2-v.

2242.

1485, BB15 f280.

2243.

1485, BB15 f283.

2244.

Le dernier exemple que nous ayons trouvé de ces pratiques date de 1492 : il s’agit d’élire huit personnes pour la réfection des papiers, mais « pour ce que les nominacions furent variables, la pluspart desdits assembléz ne vouloient sur ce faire aucune narration », donc « meilleur seroit que pour faire ladite nominacion et élection desdits huit personnes, lesdits conseillers s’assemblassent audit hostel commun ou ailleurs où bon leur sembleroit et mandassent avec eulx ung nombre tant desdits notables, maistres des mestiers que autres citoyens et habitans de ladite ville », 1492, BB19 f279v.

2245.

1514, BB33 f94. Autres exemples : « pour ce que messires les notables et maistre des mestiers ne sont comparuz en grant nombre et que les comparens ne sont concordablez en leurs oppinions, a esté remis à mardy prochain à délibérer par lesdits sires les conseillers », 1504, BB24 f464v ; « à cause de la diversité des oppinions » rien n’est décidé, 1506, BB25 f73v ; « à cause qu’ilz sont parplex et aucunement contraires en leurs oppinions a esté ordonné qu’ilz revisiteront demain », 1510, BB28 f155 ; « n’a esté ordonné autre chose pour la diversité des oppinions », 1510, BB28 f156 ; « par la diversité des oppinions autre chose n’a esté faicte », 1512, BB28 f337v ; « desquelz comparans aucuns sont d’oppinions diverses, parquoy considérant icelles n’y a esté aucune chose conclud pour le présent », 1512, BB30 f94v ; « après lesquelles oppinions demandées et ouyes, à cause de la diversité d’icelles et pour ce qu’on ne scet où prandre argent sinon pour mectre deniers sus », pas de décision, 1515, BB33 f314 ; « sur ce, à cause de la diversité des oppinions, n’y a esté aucune chose pour le présent concluse », 1516, BB34 f180.

2246.

« Après que chacun a eu dit son advis l’on a trouvé la chose fort difficile pour ce qu’on ne scavoit trouver lesdits vivres », 1503, BB24 f417 ; idem, 1504, BB24 f461-62v ; 1515, BB33 f248. A chaque fois une nouvelle assemblée est convoquée pour trouver une solution.

2247.

1515, BB33 f236. Autres exemples : « après lesquelles oppinions pour ce que l’heure estoit tarde et par la diversité des oppinions n’y a esté ledit jour faicte autre résolucion, jusques à ce qu’il sera veu le plus grant nombre des voix », 1514, BB33 f126 ; « pour ce que l’eure estoit tardement n’ont esté demandées autres oppinions », 1515, BB34 f63.

2248.

Voir à ce sujet les analyses précédentes sur la rémunération des conseillers et son augmentation au début du XVIe siècle (p.467).

2249.

« Tous lesquelz conseillers et notables après serment par ung chacun d’eulx sur ce fait et donné aux saintes euvangiles c’est assavoir de tenir secrètes les oppinions que sur ce seront fectes en ce que nécessères sera et non remectre les particulières oppinions desdits assemblés afin de non acquérir male grace ne indignation envers aucun », 1490, BB19 f171v ; le lieutenant du sénéchal « a premier receu serement desdits conseillers et assistans de non réveller la matière, a fait ouverture de ladite matière et lecture des lectres que le roy nostre dite sire a mandé oudit lieutenant général contenant de faire extrême perquisicion et diligence d’avoir, prendre et retenir deux gentilzhommes de l’ostel dudit sire », 1507, BB25 f206.