Quelle est la place exacte de la parole dans les assemblées du début du XVIe siècle ?
Toutes les assemblées ne sont pas relatées de la même façon par le secrétaire : suivant les sujets, un avis général est donné, ou bien les avis identiques sont regroupés, ou des avis clairement individualisés sont rapportés. Les assemblées présentant ces avis personnels sont majoritaires dès 1507, mais leur part croît pour représenter plus de 2/3 des assemblées en 1517. A contrario, les avis de groupe 2297 et a fortiori l’avis général 2298 voient leurs proportions diminuer pour n’apparaître que sous forme de reliquat en 1517. Ce changement dans la façon de rendre compte des réunions souligne l’importance nouvelle qui semble être donnée à l’avis de chacun. Cet aspect est amplifié par la présentation particulière de ces avis : le secrétaire les individualise désormais clairement 2299 , chacun est présenté sous forme d’un paragraphe indépendant, commençant par le nom de celui qui l’a prononcé. La présentation joue un rôle capital dans cette reconnaissance du discours personnalisé. L. Rosier rappelle que signaler matériellement le discours d’autrui est une pratique ancestrale : « on use de traitements divers pour différencier citations d’auteurs chrétiens ou païens comme dans le Codex De civitate Dei de Saint Augustin : mise en retrait, emplois d’encre ou d’écriture différentes sont autant de signes de pratiques individuelles utilisées par les scribes » 2300 .De même, Ch. Marchello-Nizia souligne que l’étude des différents manuscrits d’un même texte, Le jouvencel de Jean de Bueil (1461-1466), montre que, pour un même passage, la ponctuation peut varier du simple au double. « Il est en revanche un lieu où la ponctuation est constante ou presque : c’est lorsqu’il s’agit de marquer le début d’un discours au style direct, et plus encore peut-être, lorsqu’il faut, dans un dialogue, signaler un changement de locuteur » 2301 , et c’est la majuscule qui est utilisée dans ce but. Le secrétaire du consulat adopte lui aussi une signalisation du discours rapporté : chaque avis est présenté indépendamment des autres car le secrétaire va à la ligne pour chaque nouvel intervenant et laisse un espace entre chaque intervention. Les noms et prénoms figurent en tête, avec une majuscule, puis suivent les paroles prononcées.
La manière dont une conclusion est donnée à ces assemblées est aussi révélatrice. Dans la majorité des cas, l’assemblée se clôt sur l’avis du dernier qui parle et ce sont les conseillers qui se chargent de déterminer la conclusion qui s’impose 2302 , quitte parfois à apporter des modifications 2303 . Pour présenter adroitement leur prise de position, ils prennent soin de mentionner qu’ils ne font que suivre l’avis des participants 2304 , mais la conclusion de l’assemblée échappe définitivement à ces derniers : ils obtiennent la liberté de parole au détriment de leur pouvoir d’action.
Les assemblées du début du XVIe siècle constituent un matériel d’analyses exceptionnel puisque 95% des réunions du siècle précédent sont rapportées sans avis personnels. Le secrétaire respecte désormais une norme d’écriture qui met en valeur les opinions de chacun, et si cette manière de rédiger n’est pas une innovation du XVIe siècle, sa généralisation et sa normalisation sont propres à cette période. Ces informations permettent d’analyser les comportements des participants à ces réunions : ces attitudes évoluent-elles entre le XVe et le début du XVIe siècle ?
Etudions précisément la première assemblée relatée par le secrétaire au début du XVe siècle avec l’ensemble des avis donnés. Cette réunion a lieu le 16 juin 1420 ; les Lyonnais ont reçu l’ordre du bailli de remettre en état fortifications et fossés pour veiller à la sécurité de la ville. Il a été décidé de commencer par réparer « les fossés vieux devers Saint-Sébastien », or l’archevêque de Lyon prétend que ce fossé, terrail en lyonnais 2305 , lui est préjudiciable 2306 . Les notables sont donc convoqués pour trouver une solution à ce conflit :
‘« Pierre Chivrier a dict que l’on se mecte à l’ordonance de monseigneur le bailli et de maistre Regnier, qui est de présent en ceste ville, et qu’ilz voient la besongne du débat qui est entre les habitans et monseigneur de Lion, du passage qui est par la buire 2307 de Franceys Loup.Dans cet extrait, seulement 6 présents donnent un avis un tant soit peu développé par le secrétaire : les 25 autres sont cantonnés dans un seul paragraphe. 8 se contentent de tous répéter les mêmes paroles : « il se repareille de fait » ; 14 sont simplement gratifiés d’un « idem » ; 1 affirme suivre l’opinion donnée par le premier qui a parlé, Pierre Chevrier : la plupart des participants sont donc de simples silhouettes. Ceux dont on note les paroles sont les plus importants socialement dans l’assemblée. Dans le cas présent, le premier qui parle, Pierre Chevrier est un riche drapier, issu d’une famille consulaire, ancien conseiller, frère d’Audry Chevrier, conseiller cette année là ; Audry Nantuas, mercier 2309 est conseiller, mais il a aussi exercé la fonction de trésorier de la ville dans les années 1410 ; Marines 2310 est maître des métiers des aubergistes ; Jean Doulion est maître des métiers des épiciers ; Rillieu est maître des métiers des canabassiers et Guillaume Testut maître des métiers des notaires. Chevrier, Marines et Doulion sont aussi tous confrères de la Trinité. Ces hommes qui prennent la parole les premiers et dont le secrétaire indique l’opinion jouent tous un rôle politique et économique de premier plan dans la ville, ce qui donne de la légitimité à leurs propos. La majorité des participants ne s’exprime pas vraiment : l’indication de « idem » ou de paroles déjà prononcées souligne un malaise, ils n’osent pas tous prendre la parole, peut-être par manque d’aisance, à moins que ce ne soit une forme de discipline, ils suivent les avis de personnes importantes, le leur n’a aucun intérêt car aucun poids.
Cette configuration est celle de toutes les assemblées de ce type que nous avons pu relever au XVe siècle 2311 et correspond aussi à celles du XVIe siècle. Notre objectif est donc d’analyser précisément les comportements pointés ci-dessus. Certains émettent un avis personnel et d’autres se contentent d’imiter ou de suivre une opinion. Ces différences impliquent une étude spécifique de chacun, afin de mieux cerner les raisons de ces attitudes. Dans cette optique, nous les aborderons successivement, sans nous contenter des seules assemblées de 1507 et 1517, mais en considérant l’ensemble des réunions du début du XVIe siècle.
8 juin et 5 juin 1507. On trouve en 1517, un seul exemple d’assemblée où les avis sont regroupés en trois groupes d’opinions : le 17 mai 1517, BB37 f76.
Trois assemblées donnent un avis général en 1507 : celles du 15 février, du 24 février et du 25 juillet L’opinion générale retenue est celle de la majorité des participants (« a esté advisé par la plus saine et plus grandes oppinions desdits notables », 1507, BB25 f169v). Il n’y a qu’une seule réunion où ne figure qu’un avis général en 1517 : son thème explique d’ailleurs cette absence d’opinions différentes, puisqu’il s’agit de l’acceptation, de pure forme, du mariage du roi (1er janvier 1517 : « tous lesdits comparans jurent levans la main aux sainctz non venir au contraire dudit mariage ne desdites lectres et blanc seelé », BB37 f13v).
Sauf exception, comme pour l’assemblée du 10 juin 1507 : le secrétaire condense les avis en un seul paragraphe (BB25 f147v et suivants). Cette manière peu claire de présenter les avis est celle utilisée au cours du XVe siècle lors des rares assemblées où l’avis de chacun est rapporté (1423, RCL2 p.57 ; 1463, BB7 f322v). En 1420, seuls les six premiers ont leur avis indiqué séparément, tous les autres (soit 25 participants) sont regroupés dans un seul paragraphe (1420, RCL1 p.247).
L. Rosier, Le discours rapporté…, op.cit., p.67.
Ch. Marchello-Nizia, « Ponctuation et unités de lecture dans les manuscrits médiévaux ou je ponctue, tu lis, il théorise », Langue française, n°40, 1978, p.40-41.
Lorsque les opinions des participants sont trop diverses, les conseillers sont libres pour choisir la réponse qui leur convient le mieux…
24 juin 1507 : « après lesquelles oppinion a esté conclud et arresté prendre ladite ferme et que chacun de mesdits sires en son endroit pensera s’il sera le meileur de la bailler à ferme ou commectre autres receveurs et contrerolleurs pour la lever au nom de la ville », BB25 f155v.
Exemples en 1517 : 25 janvier : « en ensuyvant lesdits advis et délibérations de mesdits sires les notables dessus comparans, a esté ordonné… » ; 1er mars : « en ensuyvant la plus grande oppinion desdits comparans (…) a esté résolu » ; 17 mai : « après lesquelles opinions a esté conclu par mesdits sires les conseillers » ; 16 août : « en ensuivant la plupart des oppinions a esté ordonné ».
1420, RCL1 p.246. « Les fossés vieux devers Saint-Sébastien » (qui correspondent actuellement aux Terreaux – pluriel de terrail) se situent au nord de la presqu’île, au pied des pentes de la Croix Rousse.
Les registres ne sont guère prolixes et on comprend mal la cause exacte de ce préjudice.
Buire = maison.
1420, RCL1 p.247.
C’est son surnom, il s’agit d’Audry de La Faye.
Il s’agit de Jean de Chazeaux dit Marines.
Exemples : 10 conseillers et 47 personnes, sont réunis pour discuter d’une aide de trois deniers par livre en 1423 : « Jehan de Varey, Aynard de Chaponay ont dit que l’on ne preigne nulle part en l’impos ; Mandront, Audry Chivrier, Guillaume Panoillat ont dit que il vouldroit mieulx en prendre partie que qui auroit riens, més que l’en peust avoir en la séneschaussée aussi bien la moytié comme en la ville ; et dit Guillaume Panoillat oultre, que qui ne porroit avoir la moytié de la ville que l’on le poursyuve ; Jehan Gontier que l’on ne preigne riens més qu’il se suyve ; Michelet Buatier que qui porra avoir la moytié de la ville et de la seneschaussée que l’en les preigne pourveu que cieulx de la ville en soyent francs ; Enemond Gondin, Guillaume Gontier, idem ; Jehan de Blacieu que l’on le poursuyve sans riens en prendre ; Jaquemet le Brodeur, comme Blacieu ; Barthélemy de Saint-Rambert idem ; Johan de Chassagnieux, idem ; Michiel de Genas, idem ; Pierre de Villeta idem, senon que cieulx de la ville ne fuissent francs ; Guillermin Massoud, Pierre Coste, François Manissier, Jaquemet Porte, Poncet de Saint-Barthélemi, Joffrey Malarrest, Pierre Buillioud et tous les autres, idem ; Estienne de Villeneuve que l’on l’abolisse qui porra et qui ne porra que l’en demandoit la moytié ou roy pour la fortiffication », 1423, RCL2 p.57. En 1463, 12 notables sont invités à donner leur avis sur les lieux « pour tenir et situer les foyres de ladite ville, vendre et exploicter les danrées et marchandises », et si « les butiques se livreront à loez et à pris limité ou ainsi qu’il a esté fait jusques icy » : « premièrement ledit de Villenove, corrier, estoit d’oppinion que quant à l’ordonnance et establissement desdits lieux et places que autreffoys sur ce fectes fussent bailliez et que lesdits butiques touchant la drapperie fussent bailliéz et aloéz et commis à pris raisonnable et taux raisonnable. Item ledit de Varey se concordoit audit avis dudit Dallières excepté que la mercerie et espicerie fussent colloquées es lieux autreffoys acoustumés et les butiques de la drapperie aloéz et à taux raisonnable. Item ledit Pierre de Villars de celle mesme oppinion. Item ledit Formond de celle mesme oppinion excepté que les marchandises de Millans et d’Alamagne fussent colloquées en rue nove. Item ledit de Bruyère d’oppinion touchant la drapperie aux lieux et place acoustumées et que les butiques soient baillées à loz et à taux raisonnables et touchant tant autres danrées et marchandises ung chascun à son plaisir et aventage fust de ça ou de là la rivière. Item ledit Dulart, Caillie et Rosselet de l’oppinion dudit de Bruyère et que pour élargir la place de la drapperie icelle place comensera depuis l’ostel Estienne Du Puy et des Godins en dessoubz. Item ledit Buatier, Denis Loup et Guérin d’oppinion es lieux et place autreffoys ordonnées et establies sans riens y changer cant à présent et que lesdits butiques de la drapperie soient livrées à loz et à taux raisonnables tel que les marchands estrangiers doyvent estre contans », 1463, BB7 f322v. Idem : 1479, BB350, cahier 1, f37.