A. Bassard fait commencer le conflit avec les artisans en 1515, à partir de remontrances que fait Clément Mulat, lors d’une assemblée réunie pour trouver une fois de plus de l’argent demandé par le roi. En réalité, les accusations de détournements de fond et de gabegie ne datent pas de cette réunion mais de 1513, sauf que ce n’était pas un notable qui accusait les conseillers, mais l’un d’entre eux, Pierre Renoard, qui reprochait ces faits au receveur de la ville Jean de Bailleux. Les registres rapportent comment ce conseiller fait en plein consulat un véritable réquisitoire contre Bailleux :
‘« ledit Pierre Renoard a dit qu’il a laissé de venir en l’ostel de céans pour ce que les ordonnances qui sont faictes céans ne sont entretenues ne observées et que l’on laisse faire au receveur de la ville ce qu’il veult et fait ce que luy est deffendu par messires les conseillers et laisse ce que luy est commandé faire. Et luy a esté souffert faire de grans abuz, mesmement es choses qu’il a baillées par ung petit mémoyre dont après sera faicte mencion, esquelles choses demande et requiert estre donné provision et en assembler les notables se fait besoing, autrement n'est délibéré venir plus céans. Et proteste que par luy ne tient que provision n’y soit donné, à tout le moins es choses où l’on peut remédier les choses mises en termes et en avant par ledit Renoard.La grande majorité des griefs (8 /10) de Renoard tourne autour de la gestion des fonds communs par le trésorier. Il accuse à la fois Bailleux de gabegie, puisqu’il fait réaliser des travaux inutiles et trop chers (la grange, la deuxième cheminée dans la salle du conseil, les archives trop grandes), mais aussi de malversations et de détournements d’argent qu’il camoufle en maquillant ses comptes et en tardant à les rendre, auxquels s’ajoutent des accusations de favoritisme puisqu’il emploie des « aides » sur les fonds de la commune. Ces abus se traduisent aussi par une insubordination incroyable, puisqu’il prend des initiatives qui vont contre les ordres que lui intiment les conseillers, et qu’il se prend même pour l’un d’eux, assistant aux réunions, donnant son avis et contredisant les autres. De là à le rendre en partie responsable de l’incendie du consulat, de la perte et du vol de certaines archives, il n’y a qu’un pas que franchit sans hésiter Renoard.
Ces accusations très graves sont-elles justifiées ? La mauvaise gestion des fonds, le fait de réaliser des travaux trop chers aux yeux de ce conseiller, peuvent être une question d’interprétation de la liberté d’action du trésorier, il est donc difficile de se prononcer avec certitude sur ces faits. Les comptes sont-ils maquillés ? Là non plus, rien ne le prouve, puisque lors de leur vérification jamais les auditeurs des comptes ne semblent s’émouvoir de quoi que ce soit, or Bailleux est trésorier depuis 1493. En revanche, certains faits objectifs vont dans le sens des reproches de Renoard : il est exact que Bailleux rend ses comptes avec beaucoup de retard, sans respecter les règles du consulat. En 1508, les conseillers nouveaux refusent de prêter serment tant que les comptes ne sont pas rendus 2416 ; en 1513 le problème prend encore plus d’ampleur puisque les nouveaux élus se plaignent que le trésorier n’a pas jugé bon de présenter ses comptes pour les deux dernières années 2417 . Jouer le rôle de conseiller, s’attribuer une place qui n’est pas la sienne sont des choses qui avaient déjà été reprochées à la fin du XVe siècle au secrétaire de la ville 2418 . Rien ne permet d’affirmer que cela soit vrai ou faux, mais il est certain que Bailleux est un homme de caractère : il n’hésite pas à affronter certains conseillers, comme Jean Le Maistre en 1495 2419 , et c’est certainement quelqu’un d’habile puisqu’il occupe en 1513 le poste de trésorier depuis 20 ans. Malgré les suspicions qui pèsent sur le trésorier, rien n’est fait contre lui, puisqu’il reste en place comme si de rien n’était 2420 , et les registres ne relatent aucune conséquence particulière après l’attaque de Renoard. Le trésorier semble donc avoir le soutien d’une partie du consulat et des amis fort puissants en ville, à moins que la reconnaissance de ses méfaits embarrasse tant les consuls, qu’ils préfèrent fermer les yeux, plutôt que de le sanctionner et d’apparaître laxistes ou complices pour avoir laissé perdurer une telle situation.
Pourtant cette affaire ne reste pas sans conséquence puisque quelques semaines plus tard, les conseillers se voient accusés de malversations par un notable de la ville, Jean de Villars :
‘« A esté mys en termes les lectres obtenues par Jehan de Villars de messires les généraulx de la Justice à Paris par lesquelles il expouse que messires les conseillers ont fait et font de grans habuz et extorcions au peuple sur la recepte des deniers mys sus en ladite ville, et par icelles a fait adjourner mesdits sires les conseillers au XIIe de décembre prouchain venant pour respondre audit de Villars et ses consortz sur lesdits abuz et deppendences » 2421 . ’Aussitôt le consulat lance une offensive contre Villars, menée par deux juristes de confiance de la ville : Pierre Chanet et Franc Deschamps. Leur stratégie consiste à discréditer le plaignant, en remontrant notamment ses « reffuz et desobéissances faitz au fait des rempars » 2422 . Les attaques de Villars perdent de leur valeur et l’affaire est rapidement enterrée. La proximité dans le temps de ces deux affaires fait cependant douter d’un simple concours de circonstance : les accusations contre Bailleux avaient été gardées dans l’enceinte du consulat, mais des indiscrétions auraient-elles donné des idées à Villars ? Cette interrogation est d’autant plus troublante que Villars est l’un des chefs du mouvement des artisans.
Le consulat a facilement résisté à cette première attaque, mais sa victoire n’est que temporaire ; de plus, des tensions continuent à grandir entre les conseillers et le receveur de Bailleux. En 1514, les nouveaux élus refusent une nouvelle fois de faire leur serment parce que les comptes ne sont pas rendus et la situation perdure jusqu’au mois de juin 2423 . En 1515, tout se répète 2424 : pour éviter de bloquer le consulat, les anciens conseillers proposent aux nouveaux un modus vivendi provisoire. Ils s’occuperont des affaires de la ville dont leur nouveau mandat les charge, mais sans assumer l’état inconnu des comptes, et jusqu’à leur vérification, les anciens conseillers seront aussi maintenus. Les nouveaux ne prennent donc pas leur charge six mois plus tard comme en 1514. Mais cette solution ne plaît pas à tous, et deux d’entre eux, Deschamps et Faye, refusent de faire leur serment 2425 . Cet épisode marque le début d’une longue série d’affrontements larvés entre Franc Deschamps et Jean de Bailleux.
Le personnage de Jean de Bailleux est très important, car il va jouer un rôle clé dans la querelle entre les artisans et les conseillers. Il est évident qu’en tant que trésorier, il est nécessairement impliqué si les consuls sont accusés de malversations et de détournements, or comme on le verra plus loin, son action va se révéler extrêmement ambiguë. Les précisions apportées sur son parcours sont aussi indispensables car étrangement, A. Bassard ne parle pas une seule fois de lui dans son article : c’est un oubli fâcheux car le rôle de Bailleux complique singulièrement le conflit avec les artisans.
1513, BB30 f158-159.
« Se sont déclarez qu’ilz ne sont délibérez faire le serment que premier les comptes des denierz communs, tant de la mise que de la recepte pour ceste présent année soient renduz pour scavoir s’il est due à la ville ou si la ville doit et combien. Item et que l’œuvre de la réparacion du pont du Rosne avant premier esté visité, présens lesdits officiers du Roy Nostre Sire, pour scavoir en quel estat les conseillers qui sortissent du consulat laissent ladite œuvre du pont et ce qu’ilz en ont paié et qu’ilz en doyvent, tant de ce qui est fait que aussi de priffaict passez. Et ce fait il feront leur devoir et pouvoir de soy acquicter touchant lesdites affaires et avoir remonstrer par lesdits conseillers et par la voix dudit messire Pierre Chanet que incontinent après le jour de l’an, ilz doivent fere le serement sans eulx arrester es comptes, lesquelz néantmoingz seront prestz en brief temps. Néantmoingz ilz n’ont volu fere le serement que premier lesdites choses ne soient faictes », 1508, BB25 f216v-217.
« Pareillement de ce que les nouveaulx conseillers ne veullent faire les serementz ne prendre charge du consulat dont les affaires demeurent jusques à ce que ledit receveur ait rendu ses comptes, lesquelz quelque chose que luy ait esté dicte ne signiffiée de les rendre ne les a rendu de deux années escheues à la saint Michiel derrière passée ont protesté et protestent que ledit receveur de ce que à cause de luy et de ce que dit est les affaires peuvent tumber en grant détorenement et conséquence », 1513, BB33 f10.
Voir à ce propos le chapitre « Le secrétaire », p.60-63.
Des particuliers prêtent de l’argent au consulat, or un problème apparaît entre le receveur Jean de Bailleux et Jean Le Maistre, qui « a dit en soy complaignant qu’il n’a souffry audit de Bailleux de seulement contredire ou dilayer bailler lesdits descharges es mains desdits conseillers pour iceulx bailler es devant ditz consors. Ains que pis est hayne par luy conceue contre ledit Pierre Le Maistre puis trois jours en ça, estans lesdits conseillers assembléz audit hostel commun et traictans illec les afferes de ladite ville en usant de leur office, furieusement et arrogament a envahy ledit Pierre Le Maistre, l’ung desdits conseillers et à icelluy a dit plusieurs parolles injurieuses et mal sonnans et que pis est a voulu et s’est effoursé le frapper et endommager au corps, ce qu’il eut fait se n’eussent esté les autres conseillers qui se mirent entre deux », (1495, BB22 f80). Les conseillers, chargés de remettre de l’ordre entre les deux hommes décident de pacifier l’affaire en considérant que « le consulat de ladite ville a esté plus offensé et injurié par lesdits Pierre Le Maistre et Jehan de Bailleux et chacun d’eulx en son esgart que n’ont esté lesdits Le Maistre et Bailleux l’ung d’eulx de l’autre. A ceste cause devoient tous deux fere amende honnorable ausdits conseillers. Néanmoins ont esté et sont d’advis et d’oppinion que considéré l’estat et office desdits Le Maistre et Bailleux, pour entretenir ledit consulat en union et garder l’onneur d’icelluy, lesdits conseillers devront mander lesdits père et filz Le Maistre d’une part et ledit Bailleux d’autre et à iceulx chacun à part fere bonne et amples remonstrances » (1495, BB22 f81). Le conflit se règle à l’amiable et « lesdits le Maistre et de Bailleux en signe de paix et amitiéz se sont embrassez l’un l’autre », (1495, BB22 f81v).
Quelques jours plus tard le secrétaire indique dans les registres : « a esté ordonné à honnorable homme Jacques de Baillieux, receveur général… ». Rien ne semble avoir changé, ni pour lui ni pour Renoard. 1513, BB30 f180v.
1513, BB30 f299.
1513, BB30 f299.
On trouve toujours le 1er juin mention à part « des nouveaulx [conseillers] qui n’ont fait le serement » parce que les comptes n’ont pas été rendus, 1514, BB33 f84v.
« Ont estez mandez les six conseillers nouvellement esleuz dequelz sont comparus messire Franc Deschamp, messire Benoist Meslier, Pierre Faye, Jehan Coyaud et Nesme de La Porte, lesquelz ont estez prié faire le serement acoustumé et prendre la charge du consulat. Desquelz ont reffusé faire jusques à ce que les comptes généraulx de l’année dernière passée finie à la fin de septembre dernier passé soient renduz. Et iceulx renduz ont offert faire leur devoir et serement acoustumé, parquoy a esté prié monsire le receveur de Bailleux à prester lesdits comptes pour les rendre au premier jour », 1515, BB33 f184v.
« Lesdits messires Barthélemy Bellièvre et autres vieulx conseillers dessus nommez ont prié lesdits messires Franc Deschamps, Meslier et autres dessus nommez qui n’ont fait le serement de le faire afin que les affaires de céans n’en soient retardez, autrement ont protesté contre eulx des dommaiges et interetz qui en pourroient advenir à ladite ville et en ont demandé actes pour leur descharge. Lesdits messires Deschamps et Meslier et les autres dessus nommez ont dit comme autreffoys que les comptes de l’année passées ne sont pas rendus, parquoy ne sont délibérez faire le serement que lesdits comptes ne soient premier rendus. Lesdits Bellièvre et autres dessusdits vieulx conseillers, ont dit que le receveur de la ville qui estoit prest à rendre ses comptes a esté envoyé en court devers le Roy avec les autres embassadeurs, pourquoy n’a peu rendre ses comptes et ne viendra à l’aventure de long temps, pourquoy lesdits Deschamps et autres ne doyvent différer de faire le serment mesmement car iceulx Bellièvre et autres vieulx conseillers veullent, consentent et offrent venir céans quant ils seront mandez et qu’ilz ne soient deschargez que lesdits comptes ne soient renduz. A ceste cause lesdits Meslier, Coyaud, de La Porte, sauf ce que dit est assavoir venir toutes les foys qu’ilz seront mandez, ont fait le serement acoustumé assavoir estre bons et loyaux au Roy et à la ville, et venir toutes et quanteffoys qu’ilz seront mandez et autrement fere selon leur povoir et puissance, tout ainsi qu’il est contenu au sindicat de ceste présente année. Et lesditz Deschamps et Faye n’ont voulu fere ledit serement », 1515, BB33 f192.