2. Les lettres anonymes d’avril 1515.

Malgré ces tensions avec le receveur, les choses semblent reprendre leur cours habituel. En 1514, le roi fait une nouvelle demande de fonds au consulat, alors qu’on craint une descente des Suisses sur le Lyonnais 2426 et qu’il est déjà délicat de trouver l’argent pour réparer les fortifications de la ville. Pour réunir la somme, les conseillers proposent de « lever II deniers par collecte », mais les notables et les maîtres des métiers réclament alors une réfection des papiers des estimes car elles « ne sont esgallées ne raisonnables » 2427 . Un accord est finalement trouvé après plusieurs assemblées, et huit commis sont nommés pour refaire les estimes.

Le consulat se trouve donc dans une période assez troublée, où les problèmes d’argent et les relations entre les conseillers et les membres de l’élite urbaine sont difficiles. Sur ces entrefaites, se produit un événement inédit : en avril 1515, deux lettres anonymes sont découvertes au consulat, adressées aux conseillers à quelques jours d’intervalle :

‘« Estant partie de mesdits sires les conseillers en la salle du consulat, l’un d’iceulx est sorty sur la gallerie dudit hostel commun, ayant regard en la rue publicque estant entre ledit hostel commun et l’église saint-Nizier, une lectre pappier et close en forme de lectre missive, couvert de papier et estoit escript sur la couverture ce qui s’ensuit en grosse lectre : A messires les conseillers de Lyon ; et sur ladite lectre semblables parolles : A noz seigneurs les conseillers et gouverneurs de la cité de Lyon. Seigneurs consulz qui avez la charge de la chose publicque et qui devez estre soigneulx du prouffit et sollagement de pouvre peuple pour Dieu, ne souffrez faire une si grand playe à la ville que pour remplir cinq ou six meschans larrons, trestres et susseurs du sang des pouvres tout votre populaire soit mys à perpétuel pouvreté et indigence, et emploiez notre bon chevallier et gouverneur Jehan Jaques et si vous et luy n’estes assez fors, nous aurons fer, feu et eau et cueur pour en faire l’exécution si après qu’il en sera perpétuel mémoire et notez, notez et notez. Et au dessoubz, par v. p. 2428 follé et destruict » 2429 .’

La seconde lettre est trouvée au même endroit 2430 , mais le ton se fait encore plus menaçant :

‘« Au dessus : A messieurs, et dedans : Messires, vous ne tenez compte de l’aide que nous vous avons offert et tenez votre conseil sans nous appeler, auquel savez bien qu’il en veult excuser ces larrons de la substance et sang du pouvre peuple, il n’y a regnard, lou ne autre des complices que ne facons finir de mort amère s’ilz ne rendent tout, tout et tout ce qu’ilz ont robbé et trompé la communaulté de pouvre populaire et qu’ilz ne laissent leurs dannées entreprinse des draps de soye et savons très bien qui sont les trompeurs et les larrons. Noble sire mareschal et vous conseillers tenez bon pour votre pouvre peuple, lequel est tout délibéré d’y mectre femme, enfans et cors et biens plustost que souffrir tel innorme et évidant larrecin et non plus. Soubscript ainsi : V.P.P.D.L. 2431  » 2432 . ’

Ces deux lettres témoignent d’une atmosphère tendue en ce début d’année 1515 : cette mise en scène est là pour faire pression sur les conseillers et instaurer un climat de crainte. Sur le fond, les faits reprochés concernent l’attribution de la ferme des draps de soie, où des banquiers lyonnais, des marchands italiens et les conseillers se trouvaient en concurrence. Le consulat n’est pas directement mis en accusation mais l’auteur de ces deux missives, qui semble être le même, reproche implicitement de laisser agir des personnes indignes, et ce au détriment de la population.

La rhétorique utilisée dans ces deux lettres est la même, un mélange de violence, de menaces et d’allusions à tout ce qui peut symboliser le mal. Certains aspects de ces attaques sont courants : « meschents larrons », « trestres », « trompeurs » sont des accusations classiques et des injures communes pour outrager quelqu’un. Les termes de « susseurs du sang des pouvres » et de « larrons de la substance et sang du pouvre peuple » sont plus originaux, ils assimilent les coupables à des Juifs. En effet dans la prédication, le thème du lucre et de l’usure est fréquent, et associé aux Juifs. Dans un sermon pour le quatrième dimanche de carême, Jean d’Orléans se lance dans une « diatribe violente contre les usuriers meurtriers des pauvres, dont les vêtements d’écarlate sont « teints du sang des pauvres » 2433 . L’une des accusations proférées contre les Juifs au moyen-âge est celle d’accomplir des meurtres rituels : « le sacrifice humain a pour objet de fournir le sang nécessaire à la préparation de nourriture rituelle » 2434 .

Ces lettres anonymes sont déposées au consulat et non pas placardées en ville au vu et su de toute la population. Pourquoi ? A.-L. Van Bruaene a étudié dans un article quelques conflits ayant lieu dans des villes de Flandre à la fin du moyen-âge 2435 . Le conflit apparaît sur la scène publique lorsque le pouvoir devient la cible de lettres ou de pamphlets l’accusant de corruption ou d’autres vices. Par exemple en 1451, des pamphlets sont affichés à proximité de l’hôtel de ville de Gand, où l’attitude trop conciliante des échevins vis-à-vis du duc Philippe le Bon est dénoncée :

‘« Vous chiffes molles de Gand,
Qui avez à présent le régiment,
Ce n’est plus à vous que nous signalerons nos malheurs,
Un nouvel Artevelde 2436 nous écoutera ».’

En 1428, c’est à Ypres que des tisserands mécontents de la politique de la municipalité envers l’industrie textile, répandent des pamphlets dans les églises et les lieux publics ainsi que des chansons raillant les échevins. Dans le cas lyonnais, ces lettres anonymes sont soi-disant écrites par des habitants appartenant au petit peuple : pourquoi ne sont-elles pas diffusées dans toute la ville ? Cette attitude est un indice faisant douter que leur auteur soit aussi populaire qu’il veut bien le laisser croire : ces lettres sont là pour faire peur aux conseillers et aux notables, pas pour monter la population contre le pouvoir, du moins pour le moment. C’est un signe avant-coureur de ce qui se prépare ; la querelle entre conseillers et artisans ne naît pas subitement, elle résulte d’une longue accumulation de griefs et de tensions qui apparaissent au grand jour soudainement.

Notes
2426.

Ce qui donne d’ailleurs lieu à des tensions avec le représentant du roi qui accuse les conseillers de ne pas œuvrer avec toute la diligence requise pour faire les réparations des fortifications. Ces derniers répliquent qu’ils manquent d’argent : « mesdits sires ont bonne volonté, parquoy n’est besoing leur user d’autre commandement car comme appert, ils ont fait toute la dilligence qu’à eulx a esté possible tellement qu’il n’y a ville en toutes les villes de ce Royaume qui en ayt autant fait sans avoir ayde du Roy. Et d’abundant a fallu fournir audit sire grans sommes de deniers par forme de dont et de prest, tellement qu’on n’a plus deniers pour y fournir, néantmoings feront toujours le mieulx qu’ilz pourront », 1514, BB33 f100v.

2427.

1514, BB33 f131v.

2428.

« v.p. » : votre peuple ?

2429.

1515, BB33 f230v.

2430.

« Ledit jour de matin ainsi que mesdits sires furent mandez, Guillaume de la Balme mandeur du consulat, est sorty sur la gallerie de pierre dudit hostel commun, ayant regard sur l’esglise sainct Nizier et a trouvé une lectre pappier close, escripte en grosse lectre contenant ce qui s’ensuit », 1515, BB33 f237.

2431.

Votre Pauvre Peuple De Lyon ?

2432.

1515, BB33 f237.

2433.

N. Bériou, « L’esprit de lucre entre vice et vertu. Variations sur l’amour de l’argent dans la prédication du XIIIe siècle », L’argent au moyen-âge, 28ème congrès de la SHMES, Paris, 1998, p.279.

2434.

G. Dahan, Les intellectuels chrétiens et les Juifs au moyen-âge, Paris, Cerf, 1990, p.26.

2435.

A.-L. Van Bruaene, « S’imaginer le passé et le présent : conscience historique et identité urbaine en Flandre à la fin du Moyen-âge », Memoria, communitas, civitas . Mémoire et conscience urbaines en Occident à la fin du moyen-âge, sous la direction de H. Braud, P. Monnet, M. Staus, Thorbeckle Verlag, 2003, p.167-180.

2436.

Jacques d’Artevelde a dirigé la ville de 1337 à 1345 : sous son septennat l’indépendance politique de la cité fut particulièrement revendiquée.