2. Des griefs économiques qui masquent des ambitions politiques.

D’après les registres, « Jehan de Villars, Gautier et consortz, eulx disans procureurs des habitans de ceste ville poursuivent fort pour avoir reddicion de compte des deniers communs de ladite ville et autres qui ont estez tenuz à ferme du Roy nostre sire depuys vingt ans ença » 2485 . Pour la première fois ces opposants s’intitulent « procureurs des habitants » 2486 pour souligner que leur lutte est menée au bénéfice de toute la population, et que ce conflit oppose en réalité toute la ville à ses dirigeants. D’ailleurs le nombre de ces opposants enfle sans cesse, de nouveaux noms apparaissent, ceux de personnes modestes, qui montrent que le mouvement acquiert un retentissement plus populaire 2487  ; lorsqu’ils veulent faire une démonstration de force, ce ne sont plus 20 ou 30 personnes qui se présentent mais une centaine 2488 . Le mouvement prend de l’ampleur, de plus en plus de gens le rallient.

Or le discours de ces opposants change et de nouvelles récriminations apparaissent :

‘« Par vertu des lectres obtenues derrièrement en chancellerie, par lesquelles est seullement mandé contraindre ceulx qui ont eu maniement des deniers de ladicte ville à rendre compte, si rendu ne l’ont, ils ont faict adjourner et veullent contraindre mesdits sires les conseillers qui sont à leurs propres et privés noms et les autres qui ont estez conseillers puis lesdit temps de vingt ans en ça à rendre compte chacun du temps qu’il a esté conseiller. Pareillement, contraignent le secrétaire du consulat à leur bailler toutes les actes des consulatz, lectres, tiltres et documents par luy receuz au prouffit et contre ladite communaulté depuys le temps de sondit secrétariat. Et combien qu’on ait allégué suspect en ceste partie messire Pierre Burberon, lieutenant de monsire le sénéchal de Lion, comme a esté advisé par autant qu’il est malveillant de messires les conseillers et notables qu’il est l’un des principaulx aulteurs, substiteurs et consortz de ceste matière et par autres causes contenues es actes de la court, et qu’on ait offert procédder par devant le juge des ressortz lieutenant commis en ceste partie par monseigneur le séneschal dudit Lion, néantmoings ledit messire Pierre Burberon ne s’en est voullu déporter ains veult cognoistre de ceste matière et contrainct ledit secrétaire par arrest de sa personne, multacions de peynes et autrement à bailler lesdits consulatz et autres lectres par eulx demandéez qui est contre toute raison et équité » 2489 .’

Les procureurs des artisans donnent une lecture orientée des lettres obtenues pour voir les comptes des 20 dernières années 2490 , qui laisse apparaître une conception différente du rôle politique des conseillers et de la notion de responsabilité. Sont responsables des comptes non seulement le trésorier, mais aussi chaque conseiller pendant le temps de son mandat : le pouvoir est conçu comme le partage des responsabilités et l’implication de tous. Il est vrai que ces idées ont quelque peu été mises à mal depuis les années 1490 par les différents conseillers en place, plus attentifs à leur propre intérêt qu’au bien commun. Mais il ne faut pas être dupe de ce discours si vertueux : il peut aussi et surtout être interprété dans une visée tactique, une manière de discréditer, s’il existe des erreurs (volontaires ou non), l’ensemble des membres du consulat des 20 dernières années. Dans quel but ? Se préparer pour un grand changement concernant toute l’oligarchie. Si les accusateurs sont si sûrs d’eux, c’est qu’il y a en effet des arrangements : les grands juristes qui mènent le conflit 2491 ne l’ignorent pas, des membres de leur famille ont été conseillers. Leur stratégie est parfaite, l’honneur de leur famille ne saurait être mis en cause puisqu’aucun de leurs proches n’a été conseiller ces 20 dernières années, ou bien ils sont déjà morts.

Ces hommes ont des exigences qui vont très loin, puisqu’ils osent aussi demander l’intégralité des documents passés par le secrétaire à cette période. Il s’agit ni plus ni moins que d’une tentative d’appropriation symbolique des archives de la ville : ils cherchent à déposséder le consulat en place de sa mémoire. C’est le premier pas pour construire un nouvel ordre. Exiger 20 ans d’archives, c’est récupérer la mémoire d’une génération : il s’agit bien d’une lutte ouverte contre les familles qui dirigent la municipalité depuis 20 ans, depuis la fermeture du consulat 2492 . Ces luttes entre élites se doublent probablement d’ailleurs d’une lutte entre générations. Il est délicat de le prouver de façon indubitable car il est difficile de donner un âge aux protagonistes, mais Burberon, Fronquevaulx, Mulat et Villars, sont tous des fils ou des neveux de conseillers de la fin du XVe siècle, qui n’ont jamais eu accès aux charges consulaires.

Les conseillers prennent vraiment peur lorsqu’ils se rendent compte que leurs opposants formulent une double récrimination devant le grand conseil du roi 2493  : l’accusation d’une corruption généralisée pour discréditer les familles au pouvoir depuis longtemps n’est pas nouvelle 2494  ; en revanche un aspect politique se profile pour la première fois de façon explicite dans l’accusation de népotisme. L’attaque pour concussion est la seule manière pour toute une partie de la bourgeoisie exclue du pouvoir, de prétendre remplacer immédiatement et radicalement l’oligarchie en place. La stratégie politique des meneurs du mouvement se révèle enfin. Cependant devant le grand conseil, les prétentions politiques des accusateurs sont encore cachées sous un voile de vertu, le bien commun seul guide les procureurs des artisans : la ville pâtit des exactions de ces familles, et c’est au nom de l’intérêt de la communauté qu’il faut agir.

Notes
2485.

1515, BB34 f45.

2486.

Le terme d’artisan apparaît depuis le début dans la marge des registres lorsqu’un paragraphe traite du sujet, mais cela est du fait de Granier fils, qui recopie les registres de son père au milieu du XVIe siècle.

2487.

Germain Chanu est « bastonnier de saint-Jehan » ; Philibert Muret est notaire ; ils appartiennent à la petite bourgeoisie de la ville, 1515, BB34 f46-v.

2488.

« A esté récité par ledit maistre Barthélemy Bellièvre que aujourdhuy après disner, lesdits Villars, Mulat, Gaultier et consortz sont allez en nombre de cent ou plus devers monsire le président vise-Chancellier où estoient monsire le général de Beaulne et autres sires du conseil », 1515, BB34 f47.

2489.

1515, BB34 f46-v.

2490.

Noter qu’elles semblent dire que tous les comptes n’auraient pas été vérifiés… On peut se rappeler les problèmes entre les conseillers et le receveur de Bailleux dans ces années 1500-1510 : tout n’est pas pure calomnie.

2491.

Les conseillers désignent explicitement dans le texte Burberon comme étant à l’origine de ces demandes indues.

2492.

100% des conseillers de 1514 sont élus depuis les années 1490 ou sont issus de familles ayant des élus au moins depuis les années 1490 ; c’est aussi le cas de 75% des conseillers élus en 1515 et en 1516.

2493.

« A esté récité par ledit maistre Barthélemy Bellièvre que aujourdhuy après disner, lesdits Villars, Mulat, Gaultier et consortz sont allez en nombre de cent ou plus devers monsire le président vise-Chancellier où estoient monsire le général de Beaulne et autres sires du conseil et ont dit et récité que messires puys vingt ans en ça, ont desrobbé à ladite ville et communaulté grands deniers et n’ont jamais rendu compte. Et que lesdits conseillers se mectent au consulat les ungs les autres et plusieurs autres mauvaises parolles ainsi qu’a aussi récité Cathelin Thoard qui estoit présent », 1515, BB34 f47-v.

2494.

Cela n’est pas une nouveauté : de semblables accusations ont été proférées en 1497, et la justice royale a finalement blanchi le consulat.