Pourquoi les artisans s’intéressent-ils soudain à la façon dont sont levées les gabelles et dont les fermes de la ville sont attribuées ? Ces revendications servent les ambitions politiques des procureurs des artisans, derrière leurs motifs financiers. Les artisans veulent que les gabelles soient attribuées à l’hôtel de Roanne, donc sous le patronage et la surveillance royale, afin de déposséder le consulat de son indépendance dans la désignation des fermiers. C’est aussi une manière de sous-entendre qu’il faut surveiller les conseillers, car les attributions sont faites sous les auspices du clientélisme 2501 . Mais les arrière-pensées dans cette affaire se révèlent encore plus complexes.
Cette protestation permet aussi de souligner que les conseillers concèdent les gabelles de façon illégale : les arrêtés des généraux de justice stipulent en effet qu’elles doivent être attribuées par la cour des Elus. Pourquoi envenimer le conflit d’un aspect supplémentaire ? Si la répartition des fermes dans la ville était réalisée par les Elus, un peu plus d’équité serait possible, ou du moins, un clientélisme en remplacerait un autre. Si Jean Villars et surtout Jean Gautier insistent lourdement sur cet aspect légal 2502 , c’est aussi parce que la cour des Elus est dirigée par Jacques Gautier, procureur du roi aux Aides, et frère de Jean Gautier… Les artisans se posent donc en parangons de la légalité, face à des conseillers qui ne respectent pas les lois, un argument de poids dans leur récrimination. Très clairement, tout en tentant d’obtenir les archives de la ville des 20 dernières années, donc la mémoire de la ville 2503 , les artisans cherchent aussi à obtenir le contrôle de ses rentrées financières : s’ils arrivent à mettre la main sur les fermes de la ville, ils obtiennent un pouvoir de pression extrêmement important. Le consulat est conscient de la gravité de la situation, mais les assemblées avec les notables et les maîtres des métiers ont du mal à définir une ligne de conduite claire. Le 21 septembre, notables et maîtres de métiers élisent 4 commis pour les aides et gabelles 2504 ; mais la ville se demande soudain s’il est véritablement avantageux de lever elle-même ces impôts, et donc accepte sous certaines conditions que ce soient les Elus qui les afferment 2505 .
Or les procureurs des artisans font une offre pour lever les gabelles : une assemblée est donc réunie pour en discuter. Prendre position face à ces agitateurs semble mettre mal à l’aise nombre des mandés, si bien que peu d’entre eux se rendent effectivement à cette réunion : outre 7 conseillers, seulement 22 des 107 notables et 18 des 69 maîtres des métiers se déplacent 2506 . Les artisans ont fait une proposition chiffrée au consulat : 12 000 livres tournois pour obtenir les aides, les gabelles, le barrage du pont du Rhône, et le Xe du vin 2507 . Parmi les participants, certains n’osent pas vraiment prendre parti comme Claude Thomassin qui décrète que « il sera bien aisé que le tout aille pour le mieulx » 2508 . D’autres sont circonspects comme Pierre Fournier qui « y vouldroit penser veu la teneur de ladite offre faicte par lesdits Jehan de Villars et consortz, laquelle il treuve bien embigüe » 2509 ; la palme de la mauvaise foi revient à Jean Brotet et Humbert Mathieu qui donnent des arguments « psychologiques » pour rejeter l’offre des artisans 2510 . Certains sont franchement hostiles tels Barthélemy Bellièvre qui estime qu’on ne doit « s’arrester aux offres et protestacions frivolles et cautheleuses faictes au contraire par lesdits Villars, Gaultier et consortz » 2511 ; quant à Pierre Renoard, il n’hésite pas à dramatiser disant qu’il « ne fault arrester à l’offre et protestation desdits particuliers car ce seroit la perdicion de ladite ville » 2512 . L’intégralité des avis est défavorable à la proposition des artisans, mais la crainte qu’ils inspirent conduit certains à s’exprimer implicitement…
Les désordres s’amplifient et semblent orchestrés par Pierre Burberon, le lieutenant du sénéchal, du moins les consuls l’affirment. Il soutient en effet Gautier, en procès avec la ville à cause de l’attribution du garbeau, et fait la sourde oreille aux plaintes des conseillers contre « le roi des merciers », Michellet Cretin qui lèverait de façon inique des deniers sur les habitants 2513 . Or il se trouve que ce Michellet est le neveu de Burberon : mène-t-il cette action de sa propre autorité ? Burberon l’a-t-il suggérée pour créer en ville un climat d’injustice qui serait propice au retournement d’une partie de la population contre les conseillers ? Le lien familial qui les unit et l’absence de réaction de Burberon, pourtant lieutenant du sénéchal 2514 , font planer un doute. Pourquoi laisse-t-il faire ? Est-ce une manœuvre volontaire pour discréditer les conseillers ou la simple envie de laisser se détériorer une situation pour leur nuire ? L’idée d’une machination ourdie par les artisans n’est pas totalement fantaisiste, car ce fameux Michellet Cretin est inscrit sur la liste des procureurs des artisans notée par le secrétaire le 11 septembre de la même année 2515 : cela fait tout de même beaucoup de liens avec les adversaires des conseillers. Il faut l’intervention du sénéchal pour que les choses rentrent dans l’ordre.
Les artisans sont déboutés par les officiers royaux dans leur demande d’octroi des gabelles et fermes de la ville en 1516 : mais cet échec ne remet pas en cause leur détermination. Attaquer le consulat sur plusieurs fronts, n’implique pas nécessairement de réussir à chaque fois : la pression, la « guerre » d’usure sont aussi des armes redoutables contre les nerfs des conseillers.
« Sont comparus Simon Jarreys, notaire, Jehan de Villars, Jehan Gaultier, Regnault Denron, Guillaume Vidal, André Gillebert, Aubert de la Frasse, Richard Bertrand eulx disans procureurs des artisans nouvellement érigéz, lesquelz ont requis que les fermes de la ville soyent baillées et délivrées à Roanne en hostel du Roy en ensuivant certain arrest donné es généraulx de la justice et non en l’hostel de la ville ne en la manière qu’on a faict par cy devant », 1515, BB34 f56-v.
« Sont survenuz Jehan Gaultier apoticaire et Jehan de Villars, lesquelz en cas qu’on ne baille les aides et gabelles que ladite ville tient à main ferme du Roy selon l’arrest de messires les généraulx de la justice et ont faict protestacion de destituer les conseillers comme procureurs des artisans et faict autres protestacion et actes qu’ilz ont faict recevoir par ung notaire nommé Guillaume Grosson qu’ilz ont amené. Ausquelz a esté respondu par mesdits sires et par ledit messire Franc Deschamps qu’ilz feront quant ausdites gabelles comme ilz devront, et ont demandé acte audit Grosson de ce que lesdits Villars et Gaultier ont protesté de ainsi destituer lesdits conseillers et de qu’ilz les viennent troubler à leurs consulatz chacun jour », 1515, BB34 f80v.
Ils essayent de priver les conseillers de toute aide qu’ils pourraient trouver dans les papiers de la ville en les confisquant ; la vision des comptes est quant à elle une forme d’audit des comptes pour une reprise en main de la ville.
1515, BB34 f77-79.
1515, BB34 f79v.
Soit respectivement 20% et 25% des mandés.
1515, BB34 f91v.
1515, BB34 f95v.
1515, BB34 f96.
« Humbert Mathieu est d’oppinion de lever lesdits aides à la main de la ville et les faire lever par lesditz quatre commis car les marchans paieront plus voulentiers à la ville que à ung gabellier », 1515, BB34 f97. « Jehan Brotet idem et que les quatre commis les doivent lever car desja depuis le commancement de ce moys que les quatre commis y ont vacqué, les habitans et estrangiers en louent Dieu et s’en tiennent très bien contens », 1515, BB34 f97v.
1515, BB34 f96.
1515, BB34 f96v.
« Pour ce que messire Pierre Burberon, lieutenant de monsire le séneschal de Lyon est grandement suspect à messires les conseillers et à la ville et qu’il est grandement favorable à Jehan Gaultier qui veult oster la charge du garbel à la ville qui en a jouy il y a passé cinquante ans, aussi qu’il est oncle de Michellet Crétien, qui se dit Roy des merciers et lequel exige grands deniers de habitans de ceste ville soubz umbre de ce qu’il se dit Roy de merciers et liève indifférement sur toutes manières de gens, tans mareschaulx, serruriers que autres mestiers dont plusieurs plaincte en sont venues et viennent à la maison de céans et des plainctifz en y a grand nombre céans qui font grands plainctes et douléances, disans qu’ilz sont assez chargez des deniers des réparacions, dons du Roy et autres qui ont esté mys par cy devant en ladite ville. Et que néantmoings, ledit lieutenant en faveur desdit Gaultier et Crestien le souffre et ne veult faire justice, a esté advisé et ordonné envoyer devers monsire le séneschal, messire André Peyron et ung greffier pour qu’il luy plaise donner ordre sur ce et pourveoir à la ville de juge non suspect affin de donner justice et obvier que aucune exactions indueues ne soyent levés sur les habitans de la ville », 1515, BB34 f104v.
Les conseillers soulignent qu’il y a déjà eu un précédent en 1507, un homme s’était proclamé roi des merciers, avait commis le même type d’abus et avait été rapidement puni, 1507, BB34 f99v.
1515, BB34 f60v.