Le premier jugement du grand conseil du roi en 1515 cherche à ménager les deux parties 2529 : les artisans ont gagné la vérification effective des comptes des 20 dernières années 2530 et les nommées des habitants seront refaites d’ici 2 mois ; les conseillers ne gagnent finalement que des assurances pour l’avenir, Pierre Burberon est écarté de cette vérification et par la suite les artisans ne seront pas présents pour vérifier les comptes 2531 . La commission d’audition des comptes ne peut cependant se réunir, car les grands qui doivent la présider ne sont pas en ville et n’ont pas la possibilité d’y être en même temps 2532 : le grand Conseil a-t-il délibérément créé une commission difficile à réunir, pour pacifier le conflit en allant faussement dans le sens des artisans, tout en soutenant véritablement les conseillers ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, l’examen des comptes des 20 dernières années traîne : les conseillers ne sont pas vraiment prompts à présenter leurs archives. Ils pensent ainsi décourager l’opposition des procureurs des artisans, or ce calcul s’avère maladroit.
La mauvaise volonté des conseillers se retourne contre eux : dans toutes les assemblées où il est question de trouver de l’argent, il y a toujours un procureur des artisans, en général Clément Mulat, pour soutenir qu’il y a assez d’argent dans les caisses de la ville, ou du moins que certains grands notables, amis des conseillers, doivent encore bien des deniers à la ville. D’ailleurs si les conseillers n’avaient rien à cacher, les comptes seraient rendus et examinés pour prouver que les caisses sont vides. Ainsi en 1516, on réunit une assemblée pour financer l’entrée du roi qui revient triomphant d’Italie. Clément Mulat, qui parle parmi les premiers « n’est pas d’avis qu’on mecte deniers sus car il y en a ou doit avoir assez tans à cause de l’entrée des drapz de soye que des gabelles et que aucuns ont demandé et poursuivy réddicion des comptes ce que certains ont empesché, parquoy si lesdits conseillers sont débiteurs qu’ilz payent, ou sinon qu’ilz avancent ; et les comptes renduz s’il est deu la ville remborcera » 2533 . Inévitablement cette réplique provoque l’indignation des conseillers, soulignant « qu’il n’y a propos de parler de la rédicion des comptes car il y a commissaires devant lesquelz et par esquelz y sera procédé comme de raison » 2534 . Ces esclandres mettent à mal l’image du consulat : les assemblées sont normalement le moment où ils renvoient une image positive de leur action, insistant sur le respect des traditions. Les procureurs des artisans attaquent la symbolique de ces réunions en ne respectant pas les règles de conduite : ils parlent quand bon leur semble, ils ne répondent pas uniquement aux questions qui sont posées mais en posent eux-mêmes, et parfois même ils s’invitent et donnent leur opinion sans avoir été mandés 2535 . En plus des conflits qui les opposent au consulat, ces hommes bouleversent l’institution en mettant à terre toutes les règles que les conseillers avaient patiemment bâties : le tri des participants, la confiscation de la parole, le guidage des réponses sont entièrement remis en cause par leurs attitudes 2536 . Le pire, c’est que leurs accusations font leur chemin dans l’esprit des participants aux assemblées : lors de cette réunion pour l’entrée du roi, après l’esclandre entre Mulat et les conseillers, plusieurs de ceux qui donnent leurs avis semblent déstabilisés ou convaincus par les accusations des artisans : « Symon Cheblant qu’on ne doit mectre deniers sus que les comptes ne soyent renduz et qu’il y a bonnes borces en l’ostel de la ville » 2537 ; « Jehan Grollée ne scet s’il y a deniers en l’ostel de la ville et que le peuple est fort follé et s’en remect à messires les conseillers » 2538 . Le doute germe dans les esprits, la rumeur peut ainsi se répandre en ville : même si les conseillers ont le pouvoir de faire taire les procureurs dans les assemblées, ils n’ont qu’une victoire à la Pyrrhus. Clément Mulat impressionne les petits maîtres des métiers qui sont présents : dans l’exemple précédent, Simon Cheblant est maître des espignoliers et Jean Grollet maître des pêcheurs. Ils n’ont aucun pouvoir de pression dans l’assemblée, en revanche ils parleront sûrement en ville de ce qui s’est passé 2539 .
Le mouvement de contestation voit ses rangs grossis par de nombreux petits artisans, mais aussi par des notables : lors de la réunion évoquée ci-dessus, deux nouveaux noms attirent l’attention, Claude Bertier, notable « devers Fourvière », dont on ignore la profession mais qui est très riche 2540 ; et Jean Chausson, pelletier aisé et notable de la ville 2541 . La pression sur le consulat ne faiblit pas et il devient impossible de ne pas présenter les comptes de la ville. La décision du conseil du roi à propos de la vérification des comptes des 20 dernières années était restée floue sur un point : s’agissait-il de vérifier uniquement les comptes non rendus ou l’intégralité de ceux réalisés pendant cette période ? Pour les conseillers, la première interprétation ne fait aucun doute, mais les artisans obtiennent de la régente que l’intégralité des comptes soit demandée, et qu’ils soient en plus vérifiés non pas par les 10 commissaires désignés précédemment, mais par quatre personnages : Pierre Burberon, Claude Laurencin, Antoine de Vinolz et maître Chausson 2542 . Le consulat réunit immédiatement à huis clos les anciens conseillers des 20 dernières années ou leurs descendants pour évoquer ce rebondissement 2543 . Le refus est unanime de donner les comptes de la ville et surtout de les faire voir hors de l’hôtel commun, tous sont pour appeler en justice de cette décision. Ils ont pleinement conscience qu’ils se dépossèderaient des secrets et du pouvoir de la ville 2544 , face à l’autorité royale et judiciaire emmenée par les artisans. Le choix des commissaires est surtout inadmissible aux yeux des conseillers, puisque deux d’entre eux sont ouvertement pro-artisans : Pierre Burberon, qui semble être le chef dans l’ombre depuis le début et maître Chausson, juge des ressorts, dont les deux frères, Jean et André, sont procureurs des artisans 2545 . Les Chausson attaquent en famille le consulat, tout comme Jean Gautier, le riche apothicaire et son frère, Jacques, procureur du roi à la cour des Elus qui poursuit aussi les conseillers 2546 . On a vraiment l’impression d’une coalition aux multiples ramifications, avec à sa tête des adversaires puissants, pour la plupart des grands juristes et des marchands aisés dominant une masse populaire 2547 : un véritable parti contre ceux qui sont en place. Pourtant, loin de se laisser intimider, les conseillers refusent toujours jusqu’au début de l’année 1517 de présenter les comptes des 20 dernières années 2548 : le bras de fer entre les protagonistes conduit à une impasse.
1515, BB34 f47-48.
Les comptes des 20 dernières années seront examinés par une commission élue par les deux parties et présidée par des officiers royaux (Henry Bohier, général des finances du Languedoc, monsieur Bonyn procureur du roi et Jean Prunier receveur général des finances).
A l’avenir tous les comptes seront vérifiés par le sénéchal ou son lieutenant, le procureur du roi, deux conseillers et le secrétaire de la ville. Ces dispositions entérinent donc un droit de regard conséquent du pouvoir royal sur les comptes de la ville (une manière donc de connaître très précisément l’état des caisses pour demander des aides qui ne sauraient être refusées). Il ne semble pas que les conseillers aient eu conscience de tout ce qu’impliquait ces dispositions, peut-être trop aveuglés par la lutte contre les procureurs : leur maintien au pouvoir passe avant le maintien de leur pouvoir…
Le général du Languedoc semble être au Puys, BB34 f53 ; le receveur Prunier et le procureur du roi Bonyn sont partis de la ville, BB34 f54v.
1516, BB34 f135.
1516, BB34 f135v.
« A quoy a esté réplicqué par ledit messire Clément Mulat et par Jehan de Villars, Jehan Gautier, Claude Bertrier, Jehan Chausson, Pierre Grenoble, André Gellibert et certains autres survenuz et eulx disans procureurs des artizans de ladite ville qu’ilz entendent que les comptes par eulx demandez estre renduz soyent premièrement renduz et avant qu’on mecte aucuns deniers sus. (…) Desquelles parolles protestacions, et appellacions, iceulx messires les conseillers par la voix dudit messire Franc Deschamps ont demandé acte et de ce que plusieurs desdits protestans sont venuz audit hostel commun en la présente assemblée sans mander et icelle ont troublée et empeschée », « ont demandé acte pour leur deschargement et pour leur valloir et servir en temps et lieu », 1516, BB34 f135v-136.
Quelques semaines plus tard, le même scénario se reproduit quand il s’agit de trouver de l’argent pour l’entrée de la reine : Mulat accuse toujours les conseillers de mentir sur les ressources réelles du consulat (« Clément Mulat dit qu’il doit avoir argent en la maison de la ville », 1516, BB34 f152) et ces derniers tentent encore de le discréditer en disant qu’il perturbe avec ses amis le bon déroulement des assemblées (« ont protesté lesdits conseillers par la voix dudit Deschamps du dommaige, despens et interestz qui en pourroyent venir à ladite ville et ledit Mulat a protesté du contrayre, disant comme dessus qu’il baillera par escript son dire et ledit Deschamps a aussi dit qu’il baillera son dire par escript », 1516, BB34 f153).
1516, BB34 f137.
1516, BB34 f137v.
La rumeur menaçante est un thème récurent dans la production politique du moyen-âge ; elle est notamment longuement évoquée par Christine de Pizan dans le Livre de la paix (Edition Ch. Caunon Willard, S-Gravenhage, Mouton, 1958) : murmures, rumeurs désignent surtout les fureurs populaires. La parole collective est identifiée à une action essentiellement destructrice. Au discours bénéfique du prince ou plus généralement du pouvoir s’oppose la parole divagante, ennemie de l’ordre et corruptrice : « l’omme rioteux, noiseux et discordant puet esconmouvoir, non seulement la court d’un prince, mais tout un pays ou une ville par semer ses mauvaises parolles ». Cité par L Dilac, « Bon et mauvais langage : la parole multiple chez Christine de Pizan », Cahiers de recherches médiévales (XIII e - XV e siècles), n°6, 1999, p.184-185.
Il figure sur la liste des notables de la ville côté Fourvière en 1514 (ex. BB33 f78). Son estime en 1515 s’élève à 1 480 livres (CC20 f243v).
Son estime de 1515 s’élève à 897 livres (CC22 f121v).
1516, BB34 f144v.
Cela donne lieu à un épisode cocasse puisque Clément Mulat se trouve convoqué : « et premièrement à messire Clément Mulat comparant auquel a esté dit que par autant qu’il est advocat et conseil desdites parties adverses, il ne devoit assister en la présente assemblée et que par inadvertance il avoit esté mandé pour ce que son feu père a esté conseiller. Touteffoyz luy a esté demandé son oppinion, lequel après plusieurs remonstrances a esté d’oppinion qu’on doit rendre compte comme ont demandé et demandent les parties adverses et quant à luy, il se offre rendre et ester à tout devoir pour sondit feu père et se est d’oppinion que l’en doit remectre les comptes et papiers es mains de qui a esté ordonné », 1516, BB34 f142v.
Exemples de ces opinions : « Guillaume Vandel : on ne doit soy dessaisir ne l’ostel commun de ladite ville desdits papiers mays à ce se vouldroit opposer formellement en tant que l’affaire luy touche pour son oncle qui a esté conseiller et treuve que l’appoinctement par iceulx commissaires fait est nul et de nul effect et qu’on en doit appeler et poursuivre ledit appel et de son costé il fera son devoir » ; « Jaques Buyer : qu’on ne doit dessaisir l’ostel de la ville des papiers et comptes » ; « Cathelan Thoard : qu’on ne se soit asubgecter ne dessaisir ladite ville des papiers et suyvre ladite appellacion » ; « monsire de la Tour, Jaques de Tourvéon : qu’on doit poursuyvre ladite appellacion totis viribus car il n’est besoing rendre compte des comptes renduz et encores moins de soy dessaisir desdits comptes et papiers et à ce s’emploiera de tout son pouvoir », 1516, BB34 f142v-143. On remarquera que tous ces notables emploient le verbe « dessaisir », terme très fort qui souligne combien livrer les comptes de la ville leur semble être inadmissible et dangereux.
Nombreux sont ceux qui le soulignent lors de leur avis : « Jaques Buyer : (…) on doit tenir suspect messire Chausson qui a deux frères principaulx aulteurs et parties adverses desdits conseillers, pareillement tenir suspect messire Pierre Burberon comme a esté autreffoys advisé » ; « Pierre Regnoard : qu’on doit à tout suyvre ladite appellacion et ne se mectre à telle subgection de dessaisir lesdits papiers et comptes et mesmement ne les mectre es mains de messire Chausson qui est homme d’esglise et a deux frères principaulx aulteurs desdites parties adverses », 1516, BB34 f143.
« Maistre Jaques Gautier, procureur du Roy en la court de messires les esleuz, […] contre messires conseillers, procureur et secrétaire de ladite ville sur certains prétenduz abuz, s’est déclairé commissaire compétent, combien qu’il ne soit juge compétent ains fort suspect pour ce que luy mesmes et Jehan Gautier son frère sont des principaulx aucteurs desdits artisans et à sa requeste dudit Jaques Gautier a fait fayre plusieurs informations telles quelles contre mesdits sires les conseillers, procureur et secrétaire », 1517, BB37 f19v.
Cette structure pyramidale des groupes d’opposants se retrouve lors des conflits urbains des villes du Rhin analysés par Ph. Dollinger : les couches dirigeantes de ces villes ne constituent pas un groupe homogène, mais mêlent des éléments nobles, ministériaux et bourgeois, qui se regroupent en factions utilisant tel ou tel corps de métier pour déstabiliser l’autre. Ph. Dollinger, « Le patriciat des villes du Rhin supérieur et ses dissensions internes dans la première moitié du XIVe siècle », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 3 (1952), p.248-258 ; « Patriciat noble et patriciat bourgeois au XIVe siècle », Revue d’Alsace, 90 (1950-1951), p.52-82. Voir aussi l’article de P. Monnet, « Elites et conflits urbains dans les villes allemandes de la fin du moyen-âge », Villes d’Allemagne au moyen-âge, Picard, Paris, 2002, p.151-172.
« A esté mys en termes par ledit messire Anthoine Odoyn comme hyer par devant monsire le séneschal les procureurs des artizans feirent grant bruyt et crierie de plusieurs raisons dont ilz se sont long temps plaingz et se plaignent encores comme sur fait des comptes qu’ilz demandent rendre sans avoir regard aux comptes renduz depuis vingt années en ça, dont il est question et de plusieurs autres choses. Et finablement, demandèrent estre fait assemblée de messires les notables et maistres des mestiers en présence de monsire le séneschal pour mectre en termes certains articles dont iceulx artizans se doulosent et moyens d’appoinctement. Et après plusieurs adviz euz entre mesdits sires les conseillers font parler d’appoinctement fictivement et néanmoingz jamays ne voulsirent venir à termes de raisons fors seullement par manière de picques et parolles oultrageuses pour cuider diminuer tousjours l’auctorité de ladite ville et des conseillers. Pour ces causes et autres dictes et alléguées, a esté ordonné ne faire pour le présent aucune assemblée ains dire à monsire le séneschal que esdits artizans baille par escript se bon leur semble les moyens et fins esquelz ilz vouldroient tacher pour venir à appoinctement et paix. Et si lesdits articles et moyens par eulx bailléz sont trouvez ou aucuns d’iceulx raisonnables l’en y pourra condescendre comme sera advisé, car autrement sans veoir qu’ilz veulent dire n’est besoing faire ladite assemblée », 1517, BB37 f39. Réunion le 5 février 1517 avec 12 anciens conseillers : « lequelz ont esté tous d’une mesme oppinion, c’est assavoir que pour non mectre conséquence de venir revoir les comptes renduz sans cause légitime et y absubgecter les conseillers du temps passé et à l’advenir et leurs enfans, l’en ne doit consentir à aucune révision ne vision des comptes renduz », 1517, BB37 f40v.