2. Pragmatisme et rhétorique : les ressources d’un consulat malmené.

Malgré les maladresses et les excès des procureurs des artisans, leur action n’est pas sans résultat sur la municipalité : ils n’ont peut-être rien obtenu de la justice mais ils ont réussi à atteindre le moral des conseillers. Cette histoire de comptes frauduleux met en cause l’intégralité des conseillers depuis 20 ans : tous se sentent menacés par ces accusations, leur honneur est en jeu. D’ailleurs dès qu’une réunion a lieu sur le sujet, tous les anciens conseillers de la ville sont conviés. Ce conflit ranime une solidarité qui n’était plus que de pure forme entre ceux qui ont occupé le mandat consulaire. Pour surveiller l’examen des comptes, il est décidé que des anciens conseillers se rendront en cour parce qu’ils « [entendent] les vielz comptes » 2596 , « combien qu’il n’y a chose es comptes qui ne soit honneste et soustenable, néantmoins qu’il convient se déffendre » 2597 ajoute d’ailleurs Jean Coyaud. La tension rend ces hommes nerveux, Humbert Mathieu est d’avis de « rabatre les foles remonstrances que lesdits artisans pouroient faire » 2598 . Ce n’est pas en tant que particuliers qu’ils se sentent visés, mais bien en tant que membres d’une institution, c’est pourquoi ceux qui se rendront à Paris le feront au frais de la ville 2599 . L’assemblée est unanime pour désigner Amé Bullioud, mercier, 5 fois conseiller depuis 1493 2600 , qui connaît donc bien ce qui s’est passé pendant les 20 dernières années au consulat 2601 . L’un des participants, Claude Paquellet, fait aussi une remarque significative : « il convient soustenir les vielz conseillers en ce qu’ilz n’ont meffait affin de donner couraige aux autres conseillers de servir » 2602 . Il est le seul à traduire cette inquiétude sourde, certainement partagée par de nombreux conseillers. Le harcèlement des artisans est difficile à supporter, et les craintes d’un dérapage dans la violence commencent à refroidir les candidats.

En effet en 1519 et 1520, deux nouveaux conseillers déclinent leur élection au consulat, par crainte de devoir affronter les procureurs des artisans. En 1519, chose inédite, Jean Faye est prêt à offrir 100 écus pour être déchargé de cette tâche 2603  : ce riche épicier ne souhaite pas être mêlé aux problèmes du consulat avec les artisans. Il sait de quoi il retourne puisqu’il était conseiller en 1514-1515, au moment où la crise a éclaté. La somme qu’il offre est vraiment importante, ce qui prouve combien la charge lui pèse 2604 . Il faut aussi dire que la situation en ville est assez explosive :

‘« A esté ordonné aller requérir par mesdits seigneurs les conseillers en bon nombre en l’auditoire de la court ordinnaire de Lyon qu’ilz donnent ordre aux bateries qui se font journellement en ceste ville tant es changes que par les maisons des habitans mesmements depuis huit jours en ça es changes et en la maison de sire Raoullin Chausson conseillier » 2605 . ’

Des violences sont commises contre les intérêts d’un conseiller, Rolin Chausson, mercier, élu pour la première fois en 1519 2606 . Il ne vient pas directement se plaindre, il envoie François Dupré : celui-ci réclame une action juridique, alors qu’il sait pourtant pertinemment que le consulat n’a pas de pouvoir judiciaire. Le grand intérêt de cet épisode réside surtout dans la réponse des conseillers : ils évoquent à demi-mots le conflit avec les artisans et ajoutent que « à cause des divisions, questions et percialitez qui sont en ladicte ville eulx mesmes ne se sentent par tropt asseurez en ladicte ville » 2607 . Il ne faudrait pas voir uniquement un aspect dramatique dans ces paroles, elles sont aussi rapportées à dessein : il faut que la mémoire de la ville conserve la notion des épreuves qu’ont subies les conseillers. Ils sortiront grandis de l’épreuve, lavés de toute responsabilité quant aux violences qui se font en ville : c’est l’image à la fois de l’impuissance et de la force du consulat, qui apparaît certes comme une victime, mais qui résiste.

Il n’en reste pas moins que la fonction de consul n’est pas très enviée lors de ce conflit. En 1520, c’est au tour d’Amé Bullioud de refuser un nouveau mandat consulaire 2608  : il a déjà été élu 5 fois, avec une grande régularité, puisqu’en 20 ans il a été consul tous les 4 ans 2609 . Cette carrière si bien réglée lui vaut des attaques de la part des artisans qui « luy ont souvent repruché de ce qu’il est si souvent » conseiller. Ces récriminations quant à son appétit pour le pouvoir l’inquiètent, il craint pour sa renommée, et n’entend pas conforter ses adversaires dans leurs insinuations. Mais les autres conseillers refusent ses excuses, auxquelles ils pourraient pourtant être sensibles : tous les consuls des années 1515-1520 ont eu maille à partir avec les artisans, et ont été diffamés dans la ville et devant les tribunaux. Pourquoi ne pas accepter cette décision ? Si Bullioud ne vient pas, tous les nouveaux nommés « ne vouldroient vacquer sans luy » 2610 , par crainte du déshonneur. Les conseillers en place craignent véritablement que plus personne ne veuille supporter cette charge dans ces conditions. Il est de son devoir d’affronter les accusations indues des artisans, il ne peut se dérober ainsi, la cohésion du groupe dépend aussi de son attitude.

L’inquiétude consulaire peut se lire d’une autre manière : les conseillers changent leur façon de parler des artisans. Dans la phase 1515-1517, ils méprisaient les membres de cette opposition en les englobant sous le vocable de « procureur des artisans et consorts », et faisaient fi des grands notables et des juristes qui dirigeaient ce mouvement. A partir de 1518, les changements qui s’opèrent dans les rangs de leurs adversaires les conduisent à beaucoup plus de morgue, et quasiment à de la diffamation. Le terme de « consorts » disparaît pour être remplacé par des formules beaucoup moins neutres : « Villars, Cyrodes et Gautier et autres leurs consortz et complices » 2611 . On criminalise ce groupe d’opposition, ce sont des délinquants en puissance : leur attitude plus violente et moins respectueuse de l’issue juridique du conflit, fait sérieusement craindre aux conseillers des débordements autres que verbaux à leur encontre.

Les conseillers choisissent alors de venir à bout des procureurs des artisans en les ruinant en poursuites judiciaires. En 1518, Jean Gautier perd le procès qu’il a intenté à la ville pour obtenir le garbeau : il est condamné à payer les dépenses du procès, soit 192 livres parisis 2612 . Ayant des difficultés à trouver une telle somme, il fait une requête auprès du consulat pour obtenir une diminution de 20 livres. « A esté ordonné et résolu veu qu’il n’a payé comptant le reste aussi actendu les oultrageuses parolles qu’il continue journellement contre lesditz conseillers, ne luy rabaptre aulcune chose ains le faire payer et poursuir par justice » 2613 . Le refus de la ville tourne vraiment au règlement de comptes, les conseillers décident d’humilier et de ruiner Gautier, pour lui faire payer ses injures.

Ruiner ces artisans est une stratégie consciente et reconnue ouvertement : lorsque les conseillers apprennent que ces derniers les accusent d’avoir détourné 200 000 livres en 20 ans, ils décident que l’on doit « taicher à toute puissance que lesdictz Bertier et Gaultier aussi leurs adhérans, se aucuns en ont, signent la requeste par eulx baillées et se inscripvent en leurs propres et privez noms ad penam talionis et par ce qu’ilz sont la pluspart se pouvres qu’ilz n’ont riens, que l’on tache à leur faire bailler bonne et suffisante caucion » 2614 . Les conseillers savent que leurs adversaires ne sont plus les mêmes : bien que Bertier et Gautier soient des marchands aisés, ils sont seuls à pouvoir soutenir l’effort financier nécessaire. Mais, ils ne pourront pas longtemps soutenir la répétition de ces procès ruineux : le désengagement des grands notables est avéré, le gros des troupes des artisans est constitué d’individus contestataires sans grande fortune. Gagner ne se fera pas seulement en prouvant la bonne foi du consulat : « on ne doit riens espargner à deffendre l’honneur de la ville et desditz conseilliers qui sont faulcement accusez… » 2615 . Le consulat entend aussi que ces multiples procès aient un effet dissuasif sur la masse des artisans, tout est donc prétexte à aller en justice.

‘« Lesdicts de Villars, Cyrodes et Gautier et autre leurs consortz et complices persévèrent tousjours en parolles injurieuses contre lesdits conseillers et secrétaire et après les parolles s’en pourroient ensuyre plus grant inconvénient. Pour dompter et punyr leur oultrecuydance et obvier à plus grant inconvénient en ensuyvant ce que autreffoys a esté délibéré, a esté ordonné les suyvre par justice pour donner exemple aux autres » 2616 . ’

Il n’est jamais question d’un règlement à l’amiable, d’amende honorable comme cela se fait habituellement : le passage en justice devient la norme pour écraser économiquement leurs adversaires 2617 .

Les conseillers jouent habilement de leur position de force économique. Ils proposent même à Pierre Sirodes, dit Grenoble, d’abandonner le procès contre lui pour les injures qu’il a prononcées le jour de la saint Thomas 1517 ; Grenoble prétend que :

‘« il n’entendoit ne vouldroit avoir injurié mesdictz sires les conseillers qui sont à présent et que ne parloit que contre les maulvais. Ouye sa requeste mesdicts sires luy ont respondu que pour ce que les injuria en l’esglise sainct Nizier ledict jour sainct Thomas en faisant la publication des conseillers nouveaulx, s’il veult desdire à semblable jour et heure desdictes injures, mesdicts sires seront contans tant que touche ledict Grenoble tant seullement eulx départir dudit procès aultrement non, ce que faire n’a voulu offrir ledict Grenoble » 2618 . ’

Les explications de Grenoble, qui ne regrette rien, sont d’une mauvaise foi extrême : le distinguo qu’il introduit ne trompe personne, mais cette démarche de conciliation laisse à penser qu’il redoute de devoir payer le procès en cours. Le consulat a la volonté clairement affichée de punir toutes les paroles à son encontre, tous les mots qui échappent au contrôle de la ville. L’amende honorable qu’il propose à Grenoble lors de la prochaine saint Thomas est inacceptable : ce serait désavouer tout son combat devant l’ensemble de la population et perdre toute crédibilité pour continuer la lutte. Le geste des conseillers ne vise qu’à laisser un faux choix à Grenoble : soit être humilié, soit être ruiné.

Outre la ruine, le discrédit est l’arme du consulat. Le secrétaire indique soigneusement chaque agression verbale dont sont victimes les conseillers. C’est une véritable litanie qui ponctue presque chaque début de paragraphe portant sur ce conflit à partir de 1518 2619 . La reprise incessante des mêmes termes contre les artisans signifie deux choses : elle souligne le harcèlement dont sont victimes les conseillers, et qui est dû à leur refus d’ouvrir le débat. Elle est aussi une façon de réduire les adversaires du consulat à un stéréotype : troubles illicites, injures les caractérisent et les opposent aux consuls, qui siègent de droit et ont un langage châtié. C’est une manière implicite de se présenter uniquement en victime face à des malappris, incapables de déposer une requête par écrit et qui se comportent à l’hôtel commun comme s’ils étaient dans une taverne. Dans un monde où les mœurs se traduisent dans les gestes ou l’allure, les artisans sont présentés comme les marginaux, les pauvres ou les damnés du théâtre des Mystères qui « définit à contrario les codes de l’honnêteté urbaine : les gens de très bas état sont sauvages parce qu’ils n’offrent aucune ordonnance, parlent ou crient comme « hors de sens » s’opposent par le désordre de leurs rangs et de leurs corps aux bienfaiteurs, aux notables et magistrats, aux saints patrons des retables, aux personnages qui dans l’espace théâtral,s’acheminent posément vers les lieux du salut » 2620 . Le calme des conseillers s’apparente à l’honnêteté, la violence verbale des artisans à la mauvaise foi.

Cependant, ces injures et menaces dont sont victimes les conseillers créent un climat de tension inquiétant en ville. A force de se plaindre des multiples insultes des artisans, ils obtiennent de François 1er deux lettres patentes en mai 1519, qui imposent le silence aux artisans 2621 . Cette décision est le pire désaveu qui pouvait arriver à ces hommes : si on les prive de parole, la lutte est de fait biaisée, puisque seul le consulat peut donner sa version des évènements. « Voler son langage à un homme au nom du même langage, tous les meurtres légaux commencent par là » 2622 . La punition des procureurs des artisans fait penser aux rituels de bannissements, étudiés par R. Jacob en Saxe aux XIIIe-XIVe siècles : celui qui est exclu de la communauté l’est mit vingern und mit zungen (par les doigts et par la langue). Ce rituel est confirmé par les enluminures : tirer la langue symbolise le fait d’exclure de la parole. Le proscrit est un homme mis à l’écart de la parole, il est sunder rede unde sunde recht (sans parole et sans droit) 2623 . La décision royale à l’égard des procureurs des artisans est symboliquement comparable ; mais ces derniers n’obéissent pas à ces injonctions, et c’est pourquoi ils se retrouvent si facilement en procès, puisque les conseillers sont sûrs de leur bon droit devant les tribunaux… 2624

L’efficacité de cette méthode pousse les procureurs des artisans à commettre des fautes, d’abord verbalement. Leurs accusations de détournement de fonds sont de plus en plus vives : ils n’hésitent pas à adresser au roi une requête dans laquelle ils expliquent que les conseillers « ont furtivement desrobbé à la chose publicque deux cent mil livres tournois (…) et iceulx Gaultier et Bertier ont baillé par escript et maintenu avoir esté desrobbé ladicte somme par devant le Roy et son conseil » 2625 . Les injures se multiplient contre les conseillers en place, si bien que le consulat modifie un peu sa stratégie : cette évolution est palpable dans l’intervention de monsieur de Belmont, c’est-à-dire Antoine de Varey, élu en 1521 :

‘« monsieur de Belmont a faict serement acoustumé de faire par les nouveaulx conseilliers comme conseillier nouvellement esleu pour ceste présent année et a promys et juré faire son devoir et exercer la charge de conseillier de ladicte ville selon son pouvoir soubz condiction qui s’ensuyt. Assavoir pour ce qu’il y a certains artisans qui ne cessent de injurier les conseilliers de ladicte ville et les appeler larrons et dient que les conseilliers desrobbent la ville et les deniers et biens d’icelle, que l’on poursuive lesdictes injures par justice vivement et roydement en nom du présent consullat affin d’en avoir réparation et faire faire telle pugnition qu’il en soit exemple aux autres et pareillement s’il se treuve qu’il y ayt aucun soit ou aiant esté conseillier de ladicte ville ou autre qui soit treuvé avoir desrobbé aucune chose à la chose publicque qu’il soit poursuyvy par justice vivement et roydement par le consullat sans espargnier personne et que chacun des autres conseilliers facent serment avec luy de ainsi le faire » 2626 . ’

Belmont n’hésite pas à évoquer les injures des artisans : les conseillers se font traiter de « larrons », mais le consulat a tout intérêt à poursuivre rigoureusement les artisans, compte tenu des lettres que le roi a déjà données contre ces comportements. Une chose cependant surprend dans sa diatribe : ses attaques contre tous ceux qui auraient été coupables de malversations au sein du consulat, conseillers ou officiers de la municipalité. Pour la première fois le discours des artisans est repris sérieusement par un conseiller 2627 . Cette récupération ne doit pas faire illusion, le serment de vertu des nouveaux conseillers est à la fois une manière de se protéger contre des attaques, en soulignant qu’ils sont prêts à tenir compte de certaines récriminations des artisans, tout en disqualifiant le reste de leur discours, rejeté dans l’oubli ; mais c’est aussi un moyen de se désolidariser de tout personnage douteux, fût-il conseiller, en donnant l’image d’un consulat responsable aux yeux des notables qui pourraient encore avoir des doutes. Tous les conseillers font en effet le serment que leur propose Belmont : une belle hypocrisie qui sert surtout leur image. Le consulat prépare sa mue : les conseillers savent que la justice royale va bientôt rendre son verdict, qui devrait être en leur faveur. Il faut donner à la population et à ses représentants le sentiment que le consulat va ressortir différent de ce conflit, même si c’est un mensonge, pour prouver combien ceux qui dirigent la cité sont aptes à se remettre en cause, sans pour autant céder aux moindres attaques.

Entre juin et juillet 1521, le conflit est définitivement réglé. François 1er envoie des commissaires afin « d’entendre et ouyr les questions et differans estans entre lesdictz seigneurs conseilliers d’une part et lesdictz artisans et leurs procureurs d’autre affin de donner ordre et provision ». Les artisans formulent trois doléances : la vérification des comptes des 20 dernières années, la révision de la manière d’élire les conseillers et de lever les impôts 2628 .

Ceux qui viennent devant les envoyés du roi pour régler définitivement le problème ne sont ni Grenoble, ni Gautier, ni Villars. On envoie les « seconds couteaux », Chanu et Bertier, peut-être parce qu’il est plus facile de s’entendre avec eux qu’avec les trois autres, à cause du lourd contentieux qu’ils ont chacun personnellement avec les conseillers : il faut dire que malgré les précautions prises par Gautier pour ne plus être poursuivi en justice par les conseillers pour des actions illégales, Pierre Grenoble a insulté et menacé physiquement un conseiller, quelques jours avant Noël 1520 et s’est retrouvé en prison 2629 … Le secrétaire note avec minutie cet incident car il illustre parfaitement l’opposition de deux mondes, celui policé et honorable des conseillers, face à celui violent et condamnable des artisans. L’honnêteté des mœurs est révélée par l’attitude et le geste : c’est l’un des thèmes des chansons urbaines en Italie, telle celle d’Upicino disant que les Pavesans « se montrent affables et familiers dans leurs rapports entre eux ; sociables, polis, ils se lèvent quand quiconque entre dans une pièce » 2630 .

Pour régler définitivement les contentieux, les comptes sont enfin totalement examinés en présence des envoyés du roi et des procureurs des artisans 2631  : les conseillers sont lavés de tout soupçon de malversation ; les artisans ont désormais interdiction de molester ou injurier les conseillers, d’interrompre les assemblées et de tenir des réunions illicites. C’est la fin de leur parti, des contre-assemblées donc du contre-pouvoir. Leurs demandes de révision de la façon de lever les impôts et de la manière d’élire les conseillers sont rejetées, le respect de la tradition est affirmé. Mais les conseillers n’entendent pas se contenter d’une victoire purement juridique : symboliquement il faut aussi anéantir l’opposition suscitée par les procureurs des artisans et notamment par leurs chefs, Jean Gautier, Jean de Villars et Pierre Grenoble. Gautier perd ainsi définitivement son procès contre la ville à propos du garbeau 2632 , mais il importe surtout de montrer à l’ensemble de la population, la déchéance et la culpabilité des artisans qui ont comploté contre le bien commun et le consulat.

L’affaire de l’épitaphe de Gautier, qui avait été portée en appel, est définitivement tranchée à Montferrand. Contrairement à la volonté première des conseillers, qui souhaitaient que soit inscrit que Gautier était contre la chose publique, le jugement décide que son épitaphe sera amputée des mots « procureur des artisans » 2633  ; notables et conseillers vont encore plus loin et décident de faire ôter « procureur ou bon affaire des habitans artisans de Lion contre tous ceulx qui par intencion vons contre droict à la chose publicque » 2634 . Ce jugement est pire, car par cette décision Gautier et son combat tombent définitivement dans l’oubli ; plutôt que de le blâmer par une autre épitaphe qui pourrait faire de lui malgré tout un martyr pour la population, on efface toute trace de son action, la mémoire commune ne gardera aucun souvenir de son combat : c’est une véritable damnatio memoriae, toute référence est masquée pour de futurs combats. Symboliquement très forte, cette décision fait comme si tous ces conflits n’avaient jamais existé, puisque l’un des principaux protagonistes est refoulé dans l’oubli.

Enfin, les procureurs des artisans sont condamnés pour les injures qu’ils ont proférées contre les conseillers 2635  :

‘« pour les injures dictes et proférées contre lesdictz conseilliers et secrétaire ont esté condempnez assavoir ledict Gautier et Grenoble a faire amende honnorable ung jour de marché devant le grant portail de sainct-Nizier oudict Lion, levans chancun en leurs mains une torche de cire ardante de la pesanteur de trois livres et illec dire que faulcement et contre vérité ilz ont injurié lesdictz conseillers et dict les parolles contenues audict procès et aller d’illec en l’hostel commun de ladicte ville où seront lesdicts conseillers et illec faire semblable amende honnorable » 2636 .’

C’est une humiliation définitive pour Gautier et Grenoble : cet aveu aux yeux de tous, un jour de marché, qu’ils ont porté de fausses accusations contre le consulat rend impossible par la suite leur retour en politique pour attaquer les conseillers. Ils doivent renoncer à leur discours et adhérer à celui des conseillers, imposé comme seul vrai, symbole de cette parole fondatrice de la puissance de celui qui la manie avec art. L’amende honorable supprime leur crédibilité aux yeux de toute la population ; la honte d’une telle punition a de plus un effet dissuasif sur tous ceux qui voudraient encore les soutenir.

Le 6 juillet 1521, la querelle entre les conseillers et les artisans est définitivement réglée. En l’espace de quelques semaines, la parole, la mémoire et le pouvoir économique que revendiquaient les procureurs des artisans leur sont définitivement refusés par la justice. La décision finale des commissaires royaux est le dernier acte de cette victoire totale du pouvoir consulaire contre ces procureurs des artisans.

La crise entre les conseillers et les artisans entre 1515 et 1520 cristallise toutes les rancœurs, fait ressortir toutes les différences de comportements et d’idées entre conseillers, notables et maîtres des métiers ; ses conséquences sont pourtant très différentes de ce que l’on pourrait attendre, puisqu’elles conduisent à un rapprochement trans-générationnel, une nouvelle solidarité entre conseillers quelque peu désunis et qu’elle ne débouche pas sur une réforme du fonctionnement de la ville. Ce conflit ne règle rien, mais il met en sourdine toutes les tensions qui existent autour des conseillers.

Guillaume Paradin, historien de Lyon de la fin du XVIe siècle consacre quelques lignes à ce conflit : « il est vray que de nostre temps, assavoir l’an 1516, les artisans de la ville intentèrent un procès contre les conseillers, poursuivans une nouvelle forme d’eslire les conseillers : dont il s’en ensuivit un arrest de la court de parlement contre les artisans par lesquel il fut dict que les conseillers seroyent faits et esleuz à la manière acoustumée par les terriers et maîtres des métiers de la ville de Lyon » 2637 . Quelques années plus tard, le conflit ne représente plus grand chose dans les mémoires, ses aspects essentiels, ses acteurs ont totalement sombré dans l’oubli. Mais les tensions ne sont apaisées que pour un court laps de temps, puisque le consulat se trouve de nouveau confronté à un conflit en 1529 : la grande Rebeyne, qui cette fois est un mouvement populaire d’importance. D’ailleurs Guillaume Paradin en donne un traitement fort différent : tout un chapitre de son ouvrage lui est consacré 2638 . Le modus vivandi trouvé avec les habitants les plus remuants n’est que de façade.

Notes
2596.

1518, BB37 f185.

2597.

1518, BB37 f185v.

2598.

1518, BB37 f185v.

2599.

« Jaques de Tourvéon : qu’on y doit envoyer monsire Deschamps, le sire Amé Bulliod et le procureur de la ville aux despens du corps commun. Et ne seroit raysonnable de que ce fut aux despens des particuliers veu que les conseilliers qui ont esté ont labouré pour le corps commun », 1518, BB37 f186.

2600.

Il a été conseiller en 1493-1494, 1497-1498, 1502-1503, 1507-1508 et 1512-1513. Remarque : le grand-père d’Amé, Pierre Bullioud a été démis de sa fonction de conseiller en 1428 pour avoir soutenu un procès contre la ville ; son fils Guillaume, et Amé son petit fils sont des agents particulièrement dévoués à la ville : peut-être pour effacer les tâches sur leur honneur faites par le grand-père. Il est possible que ce soit toujours dans la mémoire collective.

2601.

On envoie finalement Jacques Tourvéon et le procureur après les excuses de Bullioud 1518, BB37 f188.

2602.

1518, BB37 f186.

2603.

Jean Faye « a faict plusieurs reffuz et dict ses excuses et sur a offert donner cent escuz du sien et estre deschargé dudist conseil. Néantmoings pour ce que messires les autres conseillers n’ont voulu accepter ladite offre ains l’ont sommé de faire ledict serment et prandre ladicte charge aultrement qu’on l’en poursuira par justice, ledict Jehan Faye a faict le serment accoustumé et promis et jurer de vacquer et entendre à ladicte charge au mieulx qui pourra et qu’il aura la portunité et temps de y vacquer », 1519, BB37 f241.

2604.

Il est probable que les problèmes avec les artisans rendent la charge de conseiller de plus en plus lourde ce qui pose un problème pour tous les notables qui ont une activité. Etant épicier, il profite grandement des foires de Lyon, il n’a peut-être pas envie que son négoce marche au ralenti pendant deux ans.

2605.

1519, BB37 f296.

2606.

Il a été impossible d’établir s’il avait un lien de famille avec les Chaussons qui faisaient partie des chefs des artisans entre 1515 et 1517. Impossible donc de prouver que ces grands notables qui ont abandonné la lutte sont « récompensés » par le consulat, et peut-être désignés comme traîtres par leurs anciens alliés : il est envisageable que ceux qui attaquent régulièrement ses biens n’agissent pas au hasard, mais peut-être en liaison avec les procureurs des artisans.

2607.

« Est survenu monsire le visconte Dupré qui a dict et récité les bateries et insollances qui se font journellement en ceste ville, assemblées et bandes de gens les ungs contre les autres, mesmements puis huit ou dix jours en ça en la maison dudict Raoullin Chausson où certains entrèrent et batirent ung marchant logé en icelle maison qui sont choses de mauvaise conséquance de quoy mesdits sires les conseilliers devoient faire plainte et inster envers justice que pugnission en fust faicte, ce qu’ilz n’ont faict comme il disoit parquoy entend qu’ilz n’en vouldroient faire autre poursuyte a protesté d’en avertir le Roy pour y faire pouvoir comme de raison, requérant à nous acte de ce que dessus. Auquel a esté respondu par mesdictz seigneurs les conseilliers qu’ilz n’ont pas l’auctorité et juridiction dessus les délinquans et que c’est affaire à justice et qu’ilz n’y sauroyent faire autre chose car c’est affaire à justice ce que voyrement à cause des divisions, questions et percialitez qui sont en ladicte ville eulx mesmes ne se sentent par tropt asseurez en ladicte ville néantmoingz qu’ilz ont insté envers le chancellier promotheur des causes criminelles de la court ordinnaire d’en faire son devoir », 1519, BB37 f299.

2608.

« Honnorable homme Amé Bullioud a esté mandé et est comparu auquel a esté dict et déclairé comme il fut esleu de l’année pour ung des douze conseilliers pour ceste présente année par les terriers et maistres des mestiers de ladicte ville ainsi que plus à plain appert par l’instrument du scindicat sur ce faict et publié le jour sainct Thomas dernier passé. Par quoy a esté requis et sommé par mesdicts seigneurs les conseillers et par la voix dudit messire Thomassin de prandre la charge de consullat avec les autres esleuz qui ont ja faict le serement acoustumé. Lequel a dict et remonstré qu’il y a long temps qu’il a esté conseiller et par cinq foiz qui est assez et ce qu’il a esté si souvent l’on le doit excuser pour l’advenir, aussi que les artisans luy ont souvent repruché de ce qu’il est si souvent, à cause de quoy n’est délibéré de faire le serement ne prande ladicte charge soy offrant néantmoings faire tout le service et vacquer es affaires comme luy sera possible », 1520, BB37 f345v.

2609.

En 1493-1494, 1497-1498, 1502-1503, 1507-1508 et 1512-1513.

2610.

« Auquel a esté remonstré que lesdictes excuses ne sont suffizantes et de rechef a esté sommé et requis faire ledict serement et prandre ladicte charge et comme les autres ne vouldroient vacquer sans luy que de ce faire a esté reffusant, parquoy ont mesdits sires les conseilliers protesté contre luy de ce qu’il est reffusant de ce faire de tous dommages, despens et interetz qui en advenir », 1520, BB37 f345v.

2611.

1518, BB37 f173.

2612.

1518, BB37 f207.

2613.

1518, BB37 f228v.

2614.

1519, BB37 f290v.

2615.

1519, BB37 f290v.

2616.

1518, BB37 f173.

2617.

Cette tactique se révèle efficace car les conseillers notent en 1518 que Gautier « décline journellement en biens » à cause des multiples procès des artisans, 1518, BB37 f225.

2618.

1518, BB37 f229.

2619.

Les procureurs des artisans « profèrent tos journées parolles injurieuses contre lesdits conseillers et secrétaire et après les parolles s’en pourroient ensuire plus grant inconvénient » (1518, BB37 f173) ; « les oultrageuses parolles qu’il continue journellement contre lesdits conseillers » (1518, BB37 f228v) ; « les actes qu’ilz font journellement et parolles injurieuses par eulx proférées contre les conseillers ce qu’ilz font journellement » (1520, BB39 f5v).

2620.

J. Rossiaud, « Crises et consolidations », op. cit., p.540. La violence farcesque est aussi toujours le fait du populaire, paysans, artisans, boutiquiers sont présentés comme des êtres communiquant et s’affirmant sur le mode de la violence : B. Faivre, « Le sang, la viande et le bâton : gens du peuple dans les farces et les mystères des XVe et XVIe siècles », Figures théâtrales du peuple, sous la direction de E. Koningson, CNRS, 1985, p.29-47.

2621.

Le roi aurait envoyé deux lettres le 7 mai et le 11 juin contre les artisans, leur interdisant de faire des réunions et demandant des mesures contres les injures qu’ils ont proférées contre les conseillers. A. Bassard cite ces deux lettres tout en expliquant qu’elles ont été perdues. A. Bassard, « La querelle des consuls… », op. cit., p.32.

2622.

R. Barthes, Les mythologies, « Dominici ou le triomphe de la littérature », (p.154), cité par Cl. Reichler, La diabolie. La séduction, la renardie, l’écriture, Paris, 1979, p.54.

2623.

R. Jacob, « Bannissement et rite de la langue tirée au Moyen-âge. Du lieu des lois et de sa rupture », Annales d’Histoire et de Science Sociale, 2000 (5), p.1039-1080.

2624.

Constatation des conseillers : « lesdictz artisans contreviennent à l’édict du Roy par lequel leur a esté imposé silance », 1520, BB39 f5. Autre allusion lors d’une assemblée avec les vieux conseillers : « a esté mise en termes la matière desdictz artisans et les actes qu’ilz font journellement et parolles injurieuses par eulx proférées contre les conseillers ce qu’ilz font journellement, aussi leur a esté récité et faict lecture des lectres patentes octroyées par le Roy contre lesdictz artisans et la consultacion qui en a esté faicte tant à Paris que en court et le tout ouy et entendu. A esté par la pluspart des oppinions ordonné prendre informacions par vertu des lectres d’infermetis obtenues du Roy des injures et contrevencions faictes par lesdictz artisans aussi leues les actes, lectres qu’ilz ont faictz et leues comme prouve des artisans », 1520, BB39 f5v-6.

2625.

1520, BB39 f4.

2626.

1520, BB37 f344.

2627.

Cette nouvelle attitude a pu être aussi relevée au début de l’année 1520 de la part d’anciens conseillers et de notables, disant lors d’une assemblée qu’il fallait « cognoistre s’il y a des larrecins pour en faire pugnicion, et au surplus mectre ordre audict affaire d’iceulx artisans pour en après vivre en paix », 1520, BB39 f6.

2628.

« Et après ce que lesditz artisans par la voix dudict Chanu ont récité leurs doléances assavoir qu’ilz ont souvant requis et demandé vision et révision des comptes de ladicte ville des vingt années dont est question et estre receuz à iceulx contredire ; la seconde doléance est pour avoir nouvelle forme d’eslire les conseillers officiers de ladicte ville ; la tierce est pour avoir nouvelle forme de assavoir et imposer les deniers d’icelle ville », 1521, BB39 f129v.

2629.

« A esté récité l’insulte faict quelques jours avant Noël par Pierre Sirodes dict Grenoble l’un des artisans, aux conseilliers de ladicte ville en la personne dudict Jehan Laurideau l’un desdictz conseilliers, auquel insulte entre autres choses ledict Cyrodes dist audict Laurideau : tu es l’un des larrons conseilliers qui as passé procuracion contre moy à Mascon, vous n’estes que larrons » et plusieurs autres vilaines parolles et de ce non contant desguena deux fois sur luy surquoy et autres injures par luy dictes informacion fut prinse et par vertu d’icelle ledit Grenoble a esté emprisonné comme le Roy l’avoit auparavant mandé par ses lecttres », 1521, BB39 f95v.

2630.

Cité par J. Rossiaud, « Le Citadin », op. cit., p.195.

2631.

1521, BB39 f131.

2632.

1521, BB39 f126v.

2633.

« Après ce que lecture a esté faicte de l’arrest donné derenièrement à Montferant touchant la tumbe de Jehan Gautier par lequel dict a esté que ladicte tumbe sera remise sans les motz procureur des artisans et subsequans qu’il avoit faict mectre et graver sur ladicte tumbe », 1521, BB39 f112v.

2634.

« Que lesdits sires conseilliers avec mesdits sires de sainct Nizier facent oster lesdits mots : procureur ou bon affaire des habitans artisans de Lion contre tous ceulx qui par intencion vons contre droict à la chose publicque et faire remectre ladicte tumbe selon la forme dudit arrest dont a esté faicte lecture », 1521, BB39 f115v.

2635.

« Ont passé quictance audict Grenoble, Jehan de Villars et Jehan Gautier de la somme de XXV livres II solz tournois qu’ilz doivent pour certains despens esquelz ilz ont estez condampnez à Mascon envers ladicte ville », 1521, BB39 f102-v.

2636.

1521, BB39 f132.

2637.

Les mémoires de la ville de Lyon, op. cit., Livre III, chapitre 2, p.267.

2638.

Il s’agit du chapitre 17, p.282-285.