L’image que ces hommes ont décidé de donner d’eux-mêmes nous est d’abord connue par les choix qu’ils ont décidés de faire aux travers des registres consulaires. L’analyse spécifique de cette source riche et homogène était indispensable pour cerner à quel point il s’agissait d’une construction réfléchie.
Premier témoignage des pratiques de ces élites consulaires, constituées de marchands et de juristes, les registres sont des documents extrêmement normés : des règles stylistiques et linguistiques traduisent des manières de penser et de concevoir la place du consulat dans la société de l’époque. L’aspect le plus intéressant est certainement la décision éminemment politique d’avoir choisi de rédiger ces documents en français, et non pas en latin ou en francoprovençal, langue maternelle de ces élites. Ces normes langagières sont autant de signes de reconnaissance pour ces hommes, puisqu’elles sont à la fois au fondement de leur identité, et symbole d’altérité, en les différenciant strictement du reste de la population de la ville. Le consulat en tant qu’institution revendique un mode d’expression qui le classe à part : loin du latin de l’Eglise, mais aussi du dialecte des habitants de Lyon. Les écrits du consulat, dont les registres consulaires sont le symbole, sont d’abord le témoignage d’une norme créée à l’image des conseillers 2643 : la langue française n’obéit encore à aucune règle, le consulat se pose en instance de régulation et fonde par la pratique une manière correcte de s’exprimer, imitant le pouvoir royal 2644 , mais aussi innovant en mettant en avant ses propres lois.
Cette importance de la langue 2645 se traduit aussi dans le soin qui est apporté à tout document émanant du consulat : c’est la perfection qui est recherchée, parce qu’elle reflète les choix des conseillers et témoigne de leur connaissance des usages administratifs. L’influence des écrits de la chancellerie royale est indéniable, mais ce sont aussi les juristes, qui conseillent ou qui font partie du consulat, qui apportent cet état d’esprit. L’image du consulat passe par celle de ses productions écrites, mais aussi par son traitement de la mémoire urbaine. Il n’y a pas que le présent qui importe, il faut penser à la trace laissée pour la postérité. La mémoire de la ville est constituée par les archives consulaires, il faut donc les contrôler, les classer, les conserver soigneusement, mais aussi veiller à leur contenu. Il est évident dans ces conditions que le secrétaire de la ville, rédacteur des registres et de nombreux autres documents, apparaisse comme un personnage clé. Il est celui qui forge l’image parfaite, élude, censure ou valorise les différents aspects des actes des conseillers afin de laisser de ces derniers, l’image idéale qu’ils ont en tête. Cette dépendance dans laquelle il plonge les consuls en fait un personnage presque trop puissant, qu’il convient donc de surveiller. Il est le principal architecte de la mémoire urbaine : les archives qu’il rédige donnent l’image des conseillers en tant qu’individus, mais aussi en tant que membres d’une institution, le consulat. Mémoire brute ou mémoire utile, il œuvre pour ciseler l’image des conseillers.
Le bon usage et les préoccupations normatives concernant le langage ne datent que de la Renaissance. La première grammaire du français, L’esclarcissement de la langue françoise de Jehan Palsgrave, est publiée en 1530. Dans cet ouvrage, le français pris comme modèle est celui de Paris. Le premier ouvrage fixant un tant soit peu les règles du discours, est le livre de Geoffroy Tory, Champ fleury, datant de 1529 (le titre complet est Champ fleury auquel est contenu l’art et science de la deue proportion des lettres attiques, qu’on dit autrement lettres antiques, et vulgairement lettres romaines, proportionnées selon corps et visage humain) : il s’agit avant tout d’un traité sur la forme des lettres, car G. Tory était un imprimeur et un libraire fort érudit, mais : « au premier livre est contenu l’eshortation à mettre et ordonner la langue françoise par certaine règle de parler élégament en bon et plus sain françois que par cy-devant ». Son but est de débarrasser la langue de ses impuretés, puisque l’une des idées du temps est que la langue a perdu sa pureté de jadis. Il critique les « latineurs » qui introduisent des innovations lexicales basées sur le latin, tout comme les « déchiqueteurs de langage » ou « les plaisanteurs » qui s’expriment précieusement par périphrases et « les forgeurs de mots nouveaulx », dont la langue n’est pas « honneste langage ». Pour plus de précisions voir l’ouvrage de D. Trudeau, dans Les inventeurs du bon usage (1529-1647), Paris, Ed. de Minuit, 1992, p.25-26.
En 1539, l’Edit de Villers-Cotterêts impose d’abord la disparition du latin dans les documents officiels, et non pas l’adoption du français : les langues régionales sont tolérées car la royauté mise sur leur disparition spontanée. L’adoption du français par les conseillers lyonnais est véritablement un choix politique, lourd de sens. Sur l’édit de Villers-Cotterêts, voir deux articles qui font le point sur son interprétation : J.P. Laurent, « L’ordonnance de Villers-Cotterêts, et la conversion des notaires à l’usage exclusif du français en pays d’Oc », Lengas, 26, 1989, p.59-94 ; G. Boulard, « L’ordonnance de Villers-Cotterêts : le temps de la clarté et la stratégie du temps », Revue historique, n°609, janv-mars 1999, p.45-100.
La langue française n’existe pas sauf comme idée jusqu’au XVIIe siècle lors de la parution du Dictionnaire de l’Académie (1687) : c’est la langue virtuelle d’un royaume qui parle plusieurs dialectes. (H. Merlin, « Langue et souveraineté en France au XVIIe siècle. La production autonome d’un corps de langage », AHSS, 1994 (2), p.369-394). Il est tout à fait révélateur qu’aucun des auteurs du XVIe et du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur la langue française n’arrive réellement à l’appréhender : Palsgrave ne parle que d’un « éclaircissement » ; Sylvius compose une introduction à la langue française mais se concentre surtout sur sa grammaire latino-française ; Masset en 1606 écrit un « acheminement vers la langue française » ; seul Meigret en 1550 se lance dans une grammaire. Les difficultés qu’ont rencontrées ces grammairiens sont dues au fait qu’il manque une population de référence ; la littérature n’est pas une référence, les autorités religieuses ou juridiques non plus, d’où une délicate appréhension de la langue.