Les registres de délibérations permettent de suivre comment s’élabore l’identité des conseillers lyonnais au cours du XVe siècle. Au-delà d’une culture commune à tous les citadins 2646 , une culture propre aux membres de l’élite consulaire se développe tout au long du siècle.
Ces documents sont construits dans une optique particulière : valoriser le pouvoir consulaire, ses actions et ses membres. A la lecture des comptes rendus se dégage nettement la volonté de créer un pouvoir stable, fort et indépendant. Des critères précis sont déterminés pour définir le conseiller idéal et des mesures sont prises pour asseoir le pouvoir consulaire : un hôtel de ville, matérialisation de l’institution dans la cité, est acquis au cours du siècle ; des jours et des horaires de réunion précis sont choisis pour établir un temps consulaire ; un fonctionnement clair est adopté pour mettre en avant les valeurs communes présidant aux décisions ; des normes comportementales sont élaborées, constitutives de la bienséance consulaire. Un consulat idéal est donc mis en place sur le papier mais il y a loin de l’idéal à la réalité : une oligarchie confisque le pouvoir malgré des critères de désignation garantissant un accès équitable au pouvoir pour tous les membres de l’élite urbaine. La population n’est pas dupe de l’image parfaite que les conseillers tentent de donner : il s’agit en réalité d’un gouvernement des meilleurs pour les meilleurs, où le discours sur le bien commun cache mal les intérêts personnels. Les conseillers voudraient qu’honorabilité, respect de l’autorité et rayonnement moral riment avec pouvoir urbain aux yeux des habitants : c’est un échec dont témoignent les injures régulières, et au début du XVIe siècle les agressions physiques dont sont victimes les membres du consulat.
Ces tensions avec les Lyonnais sont visibles dans les comptes rendus même si le secrétaire a tendance à atténuer les évènements pour ne pas entacher l’honneur consulaire. Le consulat donne l’impression de parfaitement fonctionner, or la concorde qui unit les conseillers n’est que de façade. Juristes et grands marchands, qui dominent le consulat, sont culturellement très éloignés, ayant chacun une vision particulière de ce que doit être le pouvoir consulaire et les gens à même de l’exercer. Cependant il est excessif d’envisager leurs relations sur le seul mode de l’antagonisme ou du choc des cultures : seuls quelques individus entretiennent rivalités et tensions, les autres s’accommodent de ces différences. En revanche, la construction d’un pouvoir fort est beaucoup plus délicate. La réforme de 1447, présentée comme un simple changement de la durée de mandat des consuls, est le signe de problèmes plus graves qui minent l’institution : la lenteur des prises de fonction des nouveaux conseillers, leur absentéisme handicapent le fonctionnement du conseil de la ville et la réforme de 1447 est conçue pour y mettre un terme. Elle est un demi succès : les conseillers prennent leur charge plus rapidement, mais elle n’enraye pas le peu d’assiduité d’une partie des élus. Elle a aussi une conséquence inattendue en contribuant à renforcer le poids des juristes au sein du consulat, face aux marchands : les premiers profitent en effet de la réforme pour reprendre en main le consulat, sans véritable opposition des marchands qui se désintéressent d’une charge aux responsabilités de plus en plus lourdes.
Cette prise du pouvoir, qui a lieu sans que les juristes supplantent numériquement les marchands, s’accompagne de changements dans la façon de faire de la politique. Les décisions ne se prennent plus de la même façon : à l’unanimité et à la censure des individualités, succèdent l’avènement de la conclusion majoritaire et la valorisation des avis personnels. La maîtrise de l’art de la parole, chère aux juristes, devient une qualité indispensable au conseiller idéal. Cependant ces modifications ne sont pas imposées par une culture conquérante qui serait subie par les marchands du consulat : ces derniers reconnaissent l’intérêt pour le consulat de s’entourer de gens possédant une culture juridique, certains d’entre eux ont d’ailleurs poussé un de leurs fils à faire des études de droit, ou ont conclu des alliances matrimoniales avec des familles de juristes. Le pragmatisme des marchands explique qu’un groupe ne remplace pas l’autre : il y a plutôt une fusion des deux. D’ailleurs les juristes acceptent aussi une partie des idées des marchands, ce qui aboutit à un véritable mélange des cultures. Il n’y a donc pas de crise identitaire, seulement une mutation due à l’influence grandissante des juristes, qui conduit à la création d’une identité consulaire, somme des particularités acceptées de ses membres. Mais il y a finalement peu de différences dans la manière d’agir politiquement : les mêmes problèmes se retrouvent au début du XVe et au début du XVIe siècle, et il semble de même que la valorisation du conseiller comme individu s’accompagne de la montée de l’intérêt personnel, au détriment du bien commun.
Dans la ville de la fin du Moyen-âge, chaque individu est inséré dans de multiples réseaux « enchevêtrés et nécessairement concurrents, [qui] assurent une prise en charge idéologique et langagière de l’individu, inséré dans les multiples systèmes de relations, familiaux, professionnels, municipaux, rituels, ludiques,… » (H. Martin, Mentalités médiévales (XI e -XV e siècles), Paris, PUF, 1996, p13).Tous ces individus partagent un certains nombre de valeurs : le sens du sacré et de l’autorité, l’honneur et la solidarité. Les mêmes rites de passage se retrouvent dans toutes les catégories sociales : naissance, mariage, funérailles. R. Vaultier dans Le folklore pendant la guerre de Cent Ans d’après les lettres de rémission du Trésor des chartes, Paris, Pénau & Cie, 1965, a fait l’inventaire d’un grand nombre de rites pratiqués à cette époque d’une façon similaire par toutes les classes de la société : rites de passage comme ceux de l’accouchement, des relevailles ou du baptême ; rites liés aux fêtes calendaires comme Noël, le carnaval, la Pentecôte...