L’image que les conseillers souhaitent donner d’eux et du pouvoir dépend aussi du contrôle qu’ils sont capables d’avoir sur les paroles qui sont prononcées lors des assemblées générales. Les assemblées communes sont le lieu par excellence où s’élabore et se diffuse le discours sur les conseillers et l’institution consulaire : la population et ses représentants, notables et maîtres de métiers, sont alors directement en contact avec ceux qui les dirigent. Le meilleur moyen de se prémunir contre tout discours subversif, remettant en cause par ses critiques l’image créée par le pouvoir urbain, est de s’assurer des paroles qui seront prononcées dans les assemblées. Pour cela, contrôle et manipulation sont les maîtres-mots de l’action consulaire. Des mesures simples et efficaces sont mises en place : l’exclusion de la population et le choix des notables et des maîtres des métiers dignes de s’exprimer, c’est-à-dire exprimant le point de vue des conseillers. Ces assemblées n’ont pourtant aucun véritable pouvoir, leur rôle est consultatif, mais bien instrumentalisées elles servent les conseillers dans leurs conflits avec le pouvoir royal en endossant le rôle, fictif, d’opposition systématique. Il importe donc aussi de guider leurs décisions grâce à des porte-paroles consulaires : leurs avis doivent refléter ceux des conseillers et avoir la couleur de l’unanimité pour gagner en force face aux récriminations royales. Un vrai-faux pouvoir de décision qu’il convient donc de manipuler avec habileté.
La parole subit dans les registres plusieurs types de mutations. Une part de ces transformations est le fait des conseillers et du secrétaire, qui choisissent de faire figurer certains aspects, de censurer certaines paroles ou de reconstruire certains débats. En ce sens on peut parler non seulement d’un encadrement mais aussi d’une reconstruction de la parole au sein de ces assemblées afin d’en contrôler les décisions.
L’autre transformation est celle qui s’opère dans les esprits des participants aux assemblées qui revendiquent petit à petit une parole individualisée et originale, par imitation des pratiques des juristes. Au fur et à mesure que le contrôle consulaire se fait plus pressant sur ces assemblées, l’illusion d’une parole libre est de plus en plus valorisée : l’unanimité n’est plus une obligation, comme au consulat les avis personnels sont encouragés. Une forme de conscience politique pourrait ainsi voir le jour si les conseillers n’avaient pas accepté de laisser une libre parole à ces assemblées pour mieux leur supprimer tout pouvoir. Le consulat se donne l’image d’un pouvoir respectueux des traditions originelles de la commune, comme au XIVe siècle, où les assemblées étaient un lieu de liberté de parole. Nombre de notables se satisfont finalement de cette hypocrisie : la langue française n’étant plus suffisamment discriminante pour s’affirmer face au tout venant 2647 , la maîtrise de la rhétorique lui succède 2648 , même si elle est dépourvue de véritable pouvoir d’action. Ces changements créent des tensions sous-jacentes au cœur des assemblées puisque tous les participants comprennent parfaitement que seul l’art de la parole est alloué : par peur du ridicule ou par désapprobation de cette évolution, la grande majorité des présents préfère alors se contenter de suivre l’opinion des plus puissants ou de se taire. Ultime marque de désaveu, de plus en plus de mandés ne viennent plus aux assemblées.
Le consulat, en maniant assez habilement exclusion et manipulation, maintient son pouvoir et l’image qui lui convient de lui-même et des assemblées. Mais le conflit qui l’oppose entre 1515 et 1520 à ceux qu’il nomme les artisans, souligne que cette politique a d’abord été mère de frustrations qui ne demandent qu’une occasion pour s’exprimer et provoquer des changements drastiques 2649 . Une parole sans pouvoir ne convient pas à nombre de notables, et ce sont eux qui favorisent cette crise et en prennent la tête ; grands juristes, marchands aisés et artisans forment une coalition un peu hétéroclite mais constituent aussi un véritable parti d’opposition au consulat. Il est impossible de comparer cependant leur action à celles des vrais partis politiques qui existent depuis longtemps dans les villes italiennes 2650 , mais leur motivation est très comparable : le renversement d’une oligarchie pour l’obtention du pouvoir. Le cœur de la querelle est le fruit d’une crise inévitable lorsque le pouvoir urbain se ferme trop. L’image de ce que doivent être le consulat et le bon conseiller ne ressort pas pour autant métamorphosée de ce conflit : si les opposants des conseillers se battent pour récupérer les symboles de la mémoire urbaine, registres consulaires et documents fiscaux, et dénoncent les comportements abusifs des conseillers, ce n’est pas pour provoquer une révolution. La construction de l’image idéale consulaire qui s’est opérée au cours du XVe siècle leur convient, seule l’exclusion du pouvoir motive leur révolte. La seconde phase du conflit, plus populaire, inquiète d’ailleurs moins les conseillers, même si les tensions en ville leur donnent quelques sueurs froides à la pensée que la population pourrait suivre les quelques artisans qui les poursuivent encore. La victoire finale des conseillers sur ces opposants consacre pleinement leur pouvoir et les normes qu’ils ont instaurées comme celles à respecter pour être un parfait conseiller.
« L’histoire a longtemps vécu dans l’illusion positiviste qu’elle était une science objective, qu’elle avait donc des objets bien déterminés (faits, événements, etc.), que sa fonction était seulement de révéler ou d’expliquer une réalité qui, de toute façon, existait avant elle et en dehors d’elle. Comme si les évènements pouvaient exister en dehors des discours dont ils sont l’objet » 2651 . L’apparition et le développement de la linguistique et de ses ramifications, ont soudain « fait découvrir à l’historien les problèmes de langage et de communication ». L’histoire des idées, des sensibilités et des mentalités a pris dès lors pour objet « les conditions d’apparitions des discours dans une société donnée, le rôle de chacun de ces discours dans le fonctionnement de la société, la façon dont s’établissent entre ces discours des phénomènes d’osmose ou de rejet, de conflit ou d’échange. Elle étudie enfin les rapports de tous ces discours avec les pratiques sociales et les institutions correspondantes » 2652 . Ce travail s’inscrit dans cette perspective.
Nous avons tenté de montrer comment l’étude des registres consulaires de la ville de Lyon pouvait permettre de mieux cerner certaines pratiques et représentations culturelles propres à l’élite 2653 . Au début du XVe siècle, le groupe consulaire est uni face aux nombreux troubles du temps, et s’affirme en tentant de neutraliser tout autre pouvoir de la cité (celui de l’archevêque, celui de la population) : une rhétorique particulière correspond à cette période, celle de la parole efficace et contrôlée aussi bien au sein du consulat que dans les assemblées, une certaine conception aussi de l’écrit, par la prise de conscience de l’importance des traces qui restent dans la mémoire de la ville. La seconde moitié du siècle beaucoup plus prospère, change quelque peu les orientations du consulat : la belle union se fissure, l’image du consulat se fait moins lisse, la réforme de 1447 témoigne de tensions masquées. Marchands et juristes s’opposent à l’intérieur de l’institution et cherchent à promouvoir chacun leur vision de ce que doit être la politique urbaine, c’est le temps de la parole discordante et réformatrice, la fin de l’unanimité. Dans le même temps la trace écrite tente de limiter ces dissonances en essayant d’entretenir une vision cohérente du consulat. La fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle constituent un tournant. Bien que l’institution consulaire connaisse des difficultés dues à l’absentéisme des conseillers, ces derniers souhaitent exister en tant qu’acteurs indépendants de la vie politique, c’est le temps de la parole libérée et individualiste. Les débats des assemblées se théâtralisent, la légitimité de la prise de parole se trouve associée à la maîtrise de l’éloquence oratoire. Pourtant il s’agit d’une illusion, les individus n’ont gagné la parole que pour mieux perdre l’efficacité de leur voix. Le consulat se ferme, les tensions éclatent entre l’oligarchie consulaire et ceux qui aspirent à y entrer. Sortis vainqueur de la querelle avec les artisans, les conseillers et l’image du pouvoir qu’ils ont construite, ne sont plus remis en cause les années suivantes. Certes en 1529, « la Grande Rebeyne », qui ne dure que trois jours, secoue toute la société, mais c’est une émeute de subsistance, amplifiée par la crainte de l’accaparement des vivres par un petit groupe pour affamer le peuple 2654 . Le conflit n’a rien de comparable avec la crise des années 1515-1520.
Les registres consulaires sont un témoignage passionnant des pratiques et des représentations culturelles des conseillers lyonnais, parce qu’ils sont plus qu’un simple compte rendu de leurs actions quotidiennes. Ils sont la mémoire de ces consuls : incomplète, quelquefois partiale et surtout révélatrice, parfois à leur insu, de leurs choix politiques et de leurs préoccupations personnelles 2655 . Leurs rapports à l’écrit et à la parole sont conditionnés par l’image qu’ils souhaitent donner aux Lyonnais et peut-être inconsciemment à la postérité. D’ailleurs en 1573, dans l’une des premières histoires de Lyon, dédiée aux conseillers, Guillaume Paradin affirme dans son épître l’enjeu que constitue l’écrit pour tout pouvoir : « pour entretenir une cité longuement en son estre, il est besoin que les murailles soyent de papier destrempé d’ancre, car les murs de pierre, de fer et de bronze, voire de diamant, sont usez et consumez par les intervalles et révolutions des longs siècles, mais il n’y a rien soubs le soleil qui plus approche l’éternité que les lettres » 2656 .
On remarque cependant que la Révolution française est encore confrontée aux problèmes linguistiques : la résistance pour appliquer les nouveaux décrets est mise sur le compte de l’ignorance, d’où la nécessité d’expliquer aux habitants de la campagne le sens des lois nouvelles dans une langue qu’ils connaissent. Dans cette optique, il faut traduire en dialecte les décisions révolutionnaires. Ainsi à Strasbourg, la Société patriotique fait une séance de lecture en allemand tous les dimanches et jours de fête. A Perpignan l’abbé Chambon président de l’Ecole patriotique explique tous les soirs en catalan les décrets de l’Assemblée nationale. A Aix-en-Provence, lors des séances publiques du dimanche, les décrets reçus dans la semaine sont traduits en provençal. Le gouvernement décide aussi d’élaborer une politique d’instruction publique. C’est le sens du projet que présente l’abbé Grégoire le 16 prairial an II, sous le titre : Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Voir à ce sujet M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue. La Révolution françaises et les patois : l’enquête de Grégoire, Gallimard, Paris, 1975, réédition 2002.
Le langage est un signe de reconnaissance, et cette reconnaissance se base d’abord sur la différenciation : on ne parle pas au sein du consulat comme dans la rue. C’est le principe du concept de « distinction », cher à Bourdieu, et qui s’applique particulièrement bien aux conseillers lyonnais. Les difficultés rencontrées dans la création et le respect de ce « bon usage » sont cependant notoires au XVe siècle, mais il est incontestable qu’au début du XVIe ces règles ont été parfaitement intériorisées par une partie de cette élite. La maîtrise de la langue assure la suprématie et l’autorité, et induit une compétition virulente entre ces élites.
Ce type d’affrontement est typique de ces années et se retrouve dans bien d’autres villes de France : Orléans en 1485, Bayonne en 1489, Poitiers en 1507 ou la Rochelle en 1530. B. Chevalier, « L’Etat et les bonnes villes… », op. cit., p.83.
Associer cette crise à l’apparition d’une conscience politique semble aussi bien excessif. La naissance de ce que l’on pourrait appeler « une société politique » s’est produite avec la guerre de Cent Ans. Cette expression désigne tous ceux qui « influencèrent les événements et dont le pouvoir et les opinions politiques comptaient lorsque le gouvernement royal français prenait des décisions importantes en matière politique », c’est-à-dire les penseurs politiques, les chefs de guerre, les principaux responsables en matière fiscale, monétaire, judiciaire et administrative, les chefs de l’Eglise, la haute noblesse et les milieux dirigeants des principales « bonnes villes ». « Il n’y a de société politique que si l’on sent une opinion publique, avec ses réactions, ses modes d’expression, une opinion publique représentant pour le ou les pouvoirs un véritable enjeu ». Ph. Contamine, « Le concept de société politique dans la France de la fin du Moyen-âge : définition, portée et limite », Axes et méthodes de l’histoire politique, op. cit., p.261-271. Dans la querelle du consulat et des artisans, l’élite qui rue dans les brancards ne le fait que pour avoir accès au pouvoir, pas pour le remettre en cause.
J. Saugnieux, Les mots et les livres. Etudes d’histoire culturelle, Presses universitaires de Lyon, 1986, p.13.
J. Saugnieux, op. cit., p.13.
« L’histoire des mentalités oblige l’historien à s’intéresser de plus près à quelques phénomènes essentiels de son domaine : les héritages dont l’étude enseigne la continuité, les pertes, les ruptures (d’où, de qui, de quand viennent ce pli mental, cette expression, ce geste ?), la tradition c’est-à-dire les façons dont se reproduisent mentalement les sociétés, les décalages, produit du retard des esprits à s’adapter au changement et l’inégale vitessed’évolution des différents secteurs de l’histoire », J. Le Goff, « Les mentalités… », op.cit., p.113.
R. Gascon, « La grande Rebeyne de 1529 et l’année de « la grande cherté » 1531. Emeutes et famine au XVIe siècle », Miroir de l’histoire, Paris, 1961, p.95-102.
Arnold de Ratisbonne, moine Bavarois, disait en 1030 : « non seulement il est permis aux choses nouvelles de modifier les anciennes, mais si celles-ci sont désordonnées, on peut les rejeter totalement ; si elles sont conformes au bon ordre des choses sans être d’une grande utilité, on peut les ensevelir respectueusement » : le souci de repenser le passé est légitimé par la volonté de rendre clair le présent. Cité par P. J. Geary, La mémoire et l’oubli…, op. cit., p.24.
G. Paradin de Cuyseaulx, Mémoires de l’histoire de Lyon, op. cit., p.4-5 (Epître).