La libéralisation financière à l'épreuve des faits

Les marchés émergents ont été attirés par ce que peut leur offrir la libéralisation financière telle qu'elle a été définie par McKinnon et Shaw. En effet, pendant les années quatre-vingt-dix, la libéralisation financière s'est développée dans le sud-est asiatique générant une rapide croissance, un taux d'épargne élevé et des entrées massives de capitaux. Depuis, elle s'est propagée progressivement pour toucher tous les marchés émergents dans le monde, permettant ainsi aux investisseurs des pays industrialisés d'investir dans plus de 50 pays émergents dont un grand nombre des pays d'Amérique Latine. Ces derniers ont largement libéré leurs comptes de capital 4 dans l'objectif d'attirer des capitaux étrangers. Parallèlement, des facteurs exogènes, en particulier l'important déclin des taux d'intérêt aux Etats Unis d'Amérique, ont engendré une entrée massive de capitaux en Amérique Latine. Cet afflux n'a cependant pas conduit à une augmentation générale de l'investissement contrairement à ce qui était attendu.

Il est certain que dans un premier temps, la libéralisation financière encourage, facilite et accélère les mouvements de capitaux et en l'occurrence les entrées de capitaux sur les marchés émergents. Elle peut favoriser une affectation plus efficace de l'épargne, de plus grandes possibilités de diversification des risques d'investissement et une croissance plus rapide. Mais la libéralisation financière n’arrive pas vraiment à permettre une allocation optimale des capitaux au niveau international. Lorsque les pays excédentaires en capitaux, dans les régions les plus développées, ont investi dans les marchés émergents, le financement du développement dans ces marchés par les capitaux privés ne s’est pas fait de manière optimale. Les capitaux ont afflué dans des pays qui disposent déjà de taux d’épargne élevés et ont favorisé l’accroissement de l’offre de crédit. Par ailleurs, l'instabilité inhérente des marchés de capitaux peut être mise en évidence lorsqu'un volume important de fonds peut y circuler en très peu de temps. Dans de telles conditions, les autorités ne sont pas libres de poursuivre des politiques de croissance étant donné le risque des attaques spéculatives. Les crises des années quatre-vingt-dix en sont la meilleure preuve. Alors que le début de cette décennie a été marqué par le retour des entrées de capitaux après les effets négatifs de la crise de la dette des années quatre-vingt, vers la fin des années quatre-vingt-dix, les marchés émergents ont vu leurs systèmes financiers et bancaires s'exposer à des risques importants auxquels ils doivent faire face. Parmi ces risque, nous citons :

A ces risques s'ajoute le fait que les marchés émergents dépendent largement des capitaux étrangers. Cette dépendance s'est accrue avec les changements observés entre les parts de capitaux privés et publics. En effet, avant les années quatre-vingt-dix, l'Etat a été très présent, mais cette décennie a vu la part des capitaux publics diminuer en faveur des capitaux privés, et ce dans le cadre de la privatisation qui a accompagné la libéralisation financière. Ces vagues de privatisation ont créé des incitations à la mobilité des capitaux. En cas de récession ou de panique quelconque, les investisseurs privés, dont le nombre croît de plus en plus, se pressent de retirer très vite leurs fonds au profit de placements plus sûrs. La fréquence de ces mouvements et l'importance des volumes retirés ont largement contribué à fragiliser les politiques monétaires des pays d'accueil des capitaux étrangers, dans la mesure où elles ne peuvent plus assurer la stabilité monétaire qu'elles se fixent comme objectif.

En raison des problèmes économiques multiples, les entrées massives de capitaux dans les marchés émergents deviennent difficiles à gérer par la politique monétaire, ce qui altère son efficacité. En effet, La mobilité des capitaux a, à la fois, facilité le maintien de déséquilibres croissants, notamment ceux des balances des paiements courants, et a précipité le déclenchement de crises et de paniques violentes pour corriger ces déséquilibres, une fois que leur caractère non soutenable devenait évident.

L’entrée massive de capitaux a profité à plusieurs marchés émergents aussi bien sous forme d'investissements directs étrangers que sous forme de placements de portefeuille provenant de l'étranger. Toutefois, lorsqu'il est question de flux à court terme en particulier, le changement d'attitude des investisseurs est à l'origine d'un renversement des flux qui se matérialise par une brutale sortie des capitaux. Notons qu’avant la crise de 1997, l’afflux de capitaux a provoqué une appréciation des monnaies locales entraînant une diminution du coût d’endettement extérieur pour les emprunteurs et a ouvert aux investisseurs internationaux des perspectives de plus-value. Cela a été pour le cas de l’Asie à l’origine d’une bulle spéculative qui a gonflé jusqu’au moment où l’insuffisante rentabilité des investissements éclate au grand jour. La montée des déséquilibres courants de certains pays, comme la Thaïlande, accentuée par la hausse du dollar en 1997, a été un des éléments révélateurs. Le retournement de la situation et la perspective de moins-value résultante a poussé les investisseurs à vendre rapidement leurs actions. Ce mouvement de retrait a provoqué une baisse du taux de change qui accroît encore les moins-values pour les investisseurs étrangers, d’où de nouvelles ventes.

Ces renversements de tendance ont contribué, depuis 1994, à de graves crises financières notamment celle du Mexique en 1994, de L'Asie du Sud-Est en 1997, du Brésil en 1999 et de l'Argentine en 2001-2002. L'accélération de ce phénomène de crise ne doit pas surprendre dans la mesure où un lien évident peut être établi entre d'une part, ces phénomènes de crise, et d'autre part, le développement de la sphère financière et la mondialisation des marchés de capitaux. La fréquence des crises pendant cette période est d'autant plus élevée que le pays est ouvert, c'est à dire que le pays a un compte capital libéralisé. Plus le pays accorde une liberté et une mobilité aux flux de capitaux de court terme en particulier, plus il est devient sensible aux crises.

Selon Krugman (1979), du moment où on est dans un régime de change fixe, la crise est inéluctable. Cela est lié au fait que les fondamentaux, assimilés à toute variable macro-économique susceptible d'influencer une monnaie, se dégradent de manière continue. Ainsi l'effondrement des fondamentaux qui se traduit par l'épuisement des réserves de change signale l'avènement de la crise, appelée crise de la balance des paiements, et donc la fin du régime de change fixe laissant ainsi la place à un régime de taux de change flottant. Le développement de cette théorie par Flood et Garber en 1984 a abouti à identifier certaines variables comme les réserves de change, le taux de change, le stock de monnaie et le crédit domestique comme indicateurs de la crise.

En établissant un lien entre ces variables et les entrées de capitaux, on arrive à confirmer la relation entre les entrées de capitaux et les crises. Toutefois, le modèle des crises de balance des paiements a été contesté par plusieurs économistes, notamment Obstfeld (1986). Pour lui, les crises sont plutôt auto-réalisatrices, ce qui veut dire qu'une crise ne peut avoir lieu que si le régime de change est attaqué, et ce, quelque soit le niveau des fondamentaux. Il rejette ainsi l'idée de Krugman selon laquelle la crise est inévitable avec l'épuisement des réserves de change comme principale cause d'effondrement des fondamentaux. Il élargit d'ailleurs le sens des fondamentaux en y introduisant toute variable susceptible d'influencer les anticipations des agents du marché de change sur la politique future du gouvernement.

Selon Obstfeld (1996), Bensaid et Jeanne (1996), le gouvernement peut affecter l'avènement de la crise en décidant de défendre ou non son régime de change prévalant avant la crise. Ainsi, le régime du taux de change peut être maintenu, même après une crise. Cela ne signifie pas automatiquement que c'est le régime le plus approprié à cette économie puisque le choix de garder ou d'abandonner le régime de change est fonction des coûts générés par chaque action.

Flood et Marion (1998) ont essayé de rapprocher les deux modèles de crises pour aboutir au modèle de troisième génération. Selon ce dernier, il est possible d'avoir à la fois dégradation des fondamentaux et auto réalisation des crises. Ce modèle permet donc d'élargir la gamme des paramètres et des fondamentaux à l’origine d’éventuelles crises.

Malgré les différences qu’ils présentent, tous ces modèles de crise font apparaître d’une part, l'existence d'un lien entre les fondamentaux et l'occurrence des crises et d’autre part, l’existence d’une forte instabilité des marchés puisqu’il apparaît que toutes les crises ne reposent finalement pas que sur les fondamentaux. L’occurrence des crises peut être aussi attribuée à une mauvaise gestion de la libéralisation financière. En effet, aussi bien interne qu'externe, la libéralisation financière peut accroître éventuellement les risques de crise si elle n'est pas accompagnée de politiques macro-économiques appropriées, capables d’apporter les meilleures mesures de contrôle et de supervision. La libéralisation interne, en intensifiant la concurrence au sein du secteur financier, accroît la vulnérabilité des intermédiaires aux conséquences des prêts insolvables et des mauvaises pratiques de gestion. La libéralisation externe de son côté peut amplifier les conséquences d'une politique malavisée dans la mesure où l'entrée des banques étrangères dans le pays peut réduire les marges des banques nationales et les rendre plus vulnérables aux pertes sur les prêts, même si l'on considère que la présence des banques étrangères est un facteur stabilisant pour le pays.

L’afflux de capitaux vers les marchés émergents s’est fait à la fois pour des raisons positives (tels que la croissance rapide des pays émergents et le renforcement de la stabilité publique) et pour des raisons négatives (telles que la récession et la dynamique des taux d’intérêt dans les pays développés). Ces capitaux ont pris la forme d’investissements directs ou d’investissements de portefeuille. Au fil du temps les marchés émergents ont pris une place croissante dans toute stratégie de diversification internationale des portefeuilles. Mais la ventilation des capitaux externes entre investissements directs et investissements de portefeuille reste toujours dépendante à la fois des offreurs et des demandeurs de capitaux.

La libre circulation des capitaux a finalement favorisé la croissance des pays qui en ont bénéficié. Elle a contribué à la hausse de l’investissement, à l’accélération de la croissance et à l’amélioration du niveau de vie dans bien de pays. Elle a aussi permis aux pays ayant des ressources d’épargne limitées d’attirer des financements pour leurs projets d’investissement internes. Mais la libéralisation et la globalisation génèrent un coût : une instabilité plus forte des marchés et la montée de la spéculation. Ces inconvénients sont d’autant plus préoccupants qu’une crise financière localisée peut non seulement éclater, et se propager géographiquement mais aussi déborder de la sphère financière et provoquer des difficultés dans la sphère réelle.

Face à ces crises, les effets controversés des entrées de capitaux se sont révélés de plus en plus importants. Ces entrées de capitaux ayant accompagné la libéralisation financière pour combler dans un premier temps les déficits budgétaires, sont devenues de plus en plus massives contribuant ainsi à promouvoir les investissements dans les marchés émergents, et à favoriser les rattrapages de croissance dans ces pays. Toutefois, fautes d’actions monétaires adéquates, ces entrées de capitaux ont fini par installer le doute sur les avantages qu’elles peuvent apporter aux marchés émergents, doutes qui se sont « confirmés » par les crises de change des années quatre-vingt-dix.

Les crises permettent ainsi de mesurer le degré de gravité que peut engendrer une mauvaise gestion de la politique monétaire résultante éventuellement des différents aspects de la libéralisation financière. Dans ce travail, notre intérêt sera porté essentiellement non sur les crises elle même, mais plutôt sur les implications monétaires des entrées de capitaux qui ont accompagné l’ouverture financière.

Notes
4.

La libéralisation du compte financier relève d'un choix politique des gouvernements et nécessite à la fois des structures économiques et financières solides (notion de sequencing assurée par les différentes réformes structurelles qui permettent d'améliorer et de renforcer la solidité des structures économiques et financières des différents pays ayant amorcé le processus de libéralisation financière).

5.

Il est nécessaire de signaler ici que plusieurs pays émergents ont ancré à ce moment leurs monnaies pour justement limiter cette volatilité.