C. La corrélation épargne investissement

Pour mesurer l’intégration financière, certains auteurs ont étudié la corrélation entre l’épargne nationale (source de financement de l’investissement domestique) et les taux d’investissement (qui peuvent nous informer sur le volume des capitaux). Cette corrélation peut en effet constituer une mesure de l'intégration financière dans la mesure où si cette dernière est élevée alors on n'a plus besoin d'épargne domestique pour investir puisqu'il suffit de puiser dans l'épargne étrangère pour le faire.

Feldstein et Horioka (1980) ont montré que si les marchés internationaux de capitaux sont bien intégrés, cette corrélation doit être faible puisque l’investissement peut être financé par les flux de capitaux étrangers. Les résultats auxquels ils ont abouti concernant la période 1960-70 dégagent un coefficient de régression élevé entre le taux d’investissement et le taux d’épargne pour les pays de l’OCDE. Ce résultat témoigne selon eux de la faible mobilité des capitaux durant cette décennie, ce qui est surprenant si l’on tient compte de l’accroissement des mouvements de capitaux au cours de cette période.

Bayoumi (1990) a élargi cette étude en intégrant la période de l’étalon or. Il a dégagé une plus faible corrélation et en a déduit que les marchés de capitaux ont été plus intégrés avant 1913. Ce résultat peut éventuellement être expliqué par la politique des gouvernements 9 . Cette politique suggère, par exemple dans le cas d'un déficit extérieur provoqué par une épargne insuffisante, que les pouvoirs publics peuvent intervenir en modifiant la politique monétaire ou budgétaire pour réduire ce déficit. Ainsi, le gouvernement, par la politique budgétaire, peut soit diminuer les impôts, pour limiter les fuites de capitaux, soit réduire les dépenses publiques. Par la politique monétaire, il agit soit sur le taux d'intérêt soit sur l'offre de monnaie. Il pourra amener le déficit à diminuer ce qui, même en cas de parfaite mobilité des capitaux, recrée un lien entre l'épargne nationale et l'investissement.

Eichengreen (1992) 10 a utilisé un plus grand échantillon de pays et a conclu en faveur d’une mobilité de capitaux encore plus faible que chez Bayoumi en 1990. D’autres recherches effectuées par Taylor en 1996 tendent à concilier les différentes conclusions précédentes au niveau de la période et des échantillons. A l’issue d’une étude qui a porté sur 12 pays entre 1850 et 1992, Taylor a conclu qu’avant 1914, les marchés de capitaux ont été mieux intégrés. Depuis 1950, l'intégration a étéde plus en plus prononcée avec un coefficient qui pendant les années quatre-vingt-dix a atteint celui d’avant 1914.

A l’issue de cette revue des critères de l’évolution des mouvements de capitaux mesurés par l’intégration financière, la conclusion principale à retenir est que la période avant la première guerre mondiale est celle où les marchés ont été les plus intégrés. Ce qui revient à dire que cette époque a connu des déséquilibres persistants du compte courant. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette persistance pour la période d’avant guerre, notamment :

Pour les marchés émergents, les flux de capitaux enregistrés pendant le régime d'étalon or ont été encouragés par un taux de rentabilité élevé dans certains secteurs. Malgré un renforcement du contrôle au niveau des changes internationaux et un flottement des monnaies depuis 1920, l’afflux des capitaux privés a de nouveau repris vers les pays en développement sans pour autant atteindre le volume de la période précédente. Ces capitaux ont servi à financer les déficits publics et extérieurs. Toutefois la crise de 1929 a affaibli ce mouvement et ce jusqu’au début des années soixante-dix. Comme le montre les graphiques I.5 a et b, pendant cette décennie et jusqu’au début des années quatre-vingt, le solde du compte courant s'est maintenu à un niveau quasi constant aussi bien en Amérique Latine qu’en Asie, au voisinage de zéro. Il est à signaler que ces régions sont passées entre 1975 et 1982 par la phase d'endettement international qui s'est accompagnée par une massive entrée des capitaux. Cette phase a été suivie par la crise de la dette qui s'est matérialisée par des sorties nettes de capitaux et ce jusqu'à la fin des années quatre-vingt.

Graphique I.5 : Solde du compte courant en pourcentage du PIB
Graphique I.5 : Solde du compte courant en pourcentage du PIB

Source : Données statistiques de la Banque Mondiale (2001)

Entre les différentes périodes étudiées précédemment, plusieurs différences au niveau des mouvements de capitaux ont été enregistrées. Ces différences ne sont pas uniquement expliquées par la persistance du déficit du compte courant. D'autres contrastes ont été soulevés, d'une part au niveau de la maturité des investissements, et d'autre part au niveau de la composition des flux de capitaux. Cette dernière a beaucoup évolué entre 1914 et les années quatre-vingt-dix. Avant 1914, les estimations ont accordé beaucoup d'importance aux investissements de portefeuille 12 , les investissements dans les bons ont été privilégiés par rapport aux capitaux propres.

Ces différences justifient aussi l'évolution du mode de financement préconisé par les marchés émergents tout au long de ce siècle.

Entre 1890 et 1939, nous avons remarqué une prédominance des financements internationaux par des titres négociables. Ce mode de financement a été remplacé progressivement par le financement public. Petit à petit, les investissements dans les bons de trésor et les projets d'immobiliers ont commencé à gagner du terrain. En effet, dans les années soixante, les pays émergents recevaient des financements publics sous forme de prêts syndiqués ou sous forme de dons, mettant en jeu plusieurs banques commerciales. Ces pays, connus comme étant importateurs nets de capitaux et exportateurs de matières premières ont été affectés par la baisse du cours du dollar américain 13 au début des années soixante-dix. Comme les exportations étaient en majorité libellées en dollar, alors la baisse du cours de cette devise n’a pu qu’entraîner une baisse des rendements de ces exportations. Cependant, le choc pétrolier en 1973 ayant provoqué une hausse du prix du pétrole et celui des matières premières, le système bancaire international a dû faire face à l’afflux de pétrodollars et a trouvé dans les pays en développement une issue intéressante pour les prêts syndiqués. A partir de 1975, à la suite de ce choc, les pays émergents ont connu une expansion sans précédent des crédits bancaires internationaux qui leur sont destinés. Cette expansion est notamment attribuée à la nécessité de recyclage des surplus dégagés par les pays exportateurs de pétrole à la suite du choc de 1973. Ces pays ont en effet bénéficié de la hausse des prix du baril de pétrole ayant quadruplé. Environ 15% de ces gains générés ont été utilisés dans l’accroissement de l’aide au développement. Le reste a été déposé à court terme dans des banques internationales. Ces dépôts ont augmenté la liquidité du système bancaire international, ont fait baisser les taux d’intérêt réels et ont de ce fait encouragé les crédits à destination des marchés émergents. Ainsi, le volume des crédits bancaires internationaux a été multiplié par 9 au cours de la décennie soixante-dix pour atteindre 800 milliards de dollars. Le volume de la dette à long terme est passé de 59,2 milliards de dollars en 1970 à 452,5 milliards de dollars en 1980, et en cette année la dette à court terme pour la totalité des pays du Sud a atteint 151,9 milliards de dollars. Mais l’adoption à la fin des années soixante-dix des politiques restrictives par les pays industrialisés et la récession économique ayant marqué cette période ont réduit le volume disponible des crédits. Dès lors, les taux d’intérêt réels ont augmenté et ont atteint en 1981 le taux de 16%, et les prix des matières premières ont baissé, ce qui a fini par mettre les marchés émergents dans une situation économique grave et à être à l’origine de la crise d’endettement en 1982. La crise de la dette des années quatre-vingt a brutalement mis fin à ce mode de financement dont les risques avaient été mal perçus.

Plus tard, au cours des années quatre-vingt-dix, avec la libéralisation financière des marchés émergents, les investissements directs étrangers et les investissements en portefeuille ont constitué environ les deux tiers de la totalité des financements et ont réussi à se substituer aux financements bancaires des années soixante-dix. Les flux d’investissement directs étrangers ont représenté l’essentiel de l’accroissement des flux privés à destination des pays en développement à partir du milieu des années quatre-vingt-dix. L’accès aux marchés des capitaux et la capacité d’attirer les investissements des multinationales ont été alors considérés comme les éléments clés du financement des économies émergentes. Le graphique I.8 montre que ce sont les investissements directs étrangers en général qui ont la plus grande part.

Les marchés avant 1914, bien qu’ils aient été étroits, ont été aussi bien intégrés que les marchés d’aujourd’hui, voire même plus. Nous allons insister dans ce qui suit sur l’intégration des marchés dans les années quatre vingt-dix.

Notes
9.

Pour plus de détails se référer à l'ouvrage de Allegret J.P. (1997).

10.

Cités dans Bordo, Eichengreen et Kim (1998)

11.
12.

On se réfère ici à des estimations compte tenue du manque des données relatives à cette période.

13.

Cette baisse est le résultat de l’abandon du système du gold exchange standard et le début du système de taux de change flottant.