Comme nous l’avons précisé précédemment, contrairement aux pays d’Amérique Latine, les pays d’Asie du Sud Est se caractérisent par l’absence de fortes et récurrentes tensions inflationnistes. Ces pays ont connu en particulier pendant les années quatre-vingt-dix, d’importantes entrées de capitaux qui semblent avoir eu un impact non négligeable sur leurs variables économiques.
Les graphiques II.7 à II.12 résument le comportement des variables macroéconomiques clés annuelles sur une période de vingt ans. Notre échantillon regroupe la Corée du Sud, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande. L’objectif est d’établir un lien entre l’évolution de ces différentes variables et l’entrée massive de capitaux effectuée dans ces pays. Le graphique II.7 montre l'évolution du taux d'inflation. Une question importante est de déterminer si ces pays ont pu maintenir les faibles niveaux d'inflation malgré les entrées massives de capitaux.
D'après le graphique II.7, le taux d’inflation est resté relativement faible pour les pays d’Asie du Sud Est par rapport aux pays d’Amérique Latine. Ceci est attribué en grande partie à la politique monétaire adoptée dans ces pays. En étant volontairement restrictive, la politique monétaire a visé notamment à attirer les capitaux étrangers nécessaires au financement des déficits courants et à éviter les dérapages inflationnistes. Les performances en matière d’inflation se sont en effet améliorées au cours des dernières années. L’Indonésie et les Philippines ont enregistré en 1996 des rythmes d’augmentation des prix supérieurs à 8%, et ont connu en avril 1997 des glissements au voisinage de 5%. En revanche, pour la Thaïlande et la Malaisie, les salaires réels ont continué à augmenter entraînant une perte de compétitivité dans les industries de main d’œuvre. Cette perte de compétitivité a eu en Malaisie, en Thaïlande et même en Indonésie des effets négatifs sur la croissance de la production dans les secteurs les plus intenses en main d’œuvre.
Source : Données statistiques du FMI (2001)
Les entrées de capitaux ont plusieurs effets. Elles agissent en premier lieu sur la liquidité intérieure et par voie de conséquence sur le crédit. Nous allons voir l'évolution de M2 suivie de l'évolution des crédits. Le graphique II.8retrace l’évolution du taux de croissance de l’agrégat monétaire M2. Dans les pays d’Asie de l’Est, il y a une croissance soutenue du niveau des avoirs en réserves associée à une croissance continue de M1 et M2, expliquant ainsi que l’augmentation des avoirs en devises associée aux entrées de capitaux est en partie à l’origine de la croissance rapide des agrégats monétaires pendant cette période.
Source : Données statistiques de la Banque Mondiale (2001)
D'après ces graphiques, aux Philippines, le niveau de M2 a connu d’importantes variations. Après une rapide augmentation entre 1982 et 1984, M2 a diminué aussitôt après en 1985. En Malaisie et en Thaïlande également le mouvement de M2 est très variable, mais certains de ces mouvements, en particulier ceux observés à partir de 1997, peuvent s’expliquer par la crise asiatique. En Corée, en revanche, le scénario est différent. En effet, depuis 1985, le niveau de M2 est resté soutenu, il a varié dans une fourchette de plus ou moins 5 % jusqu'en 1997 où une hausse remarquable a été enregistrée.
Dans la majorité des pays de cette région, on observe une chute de l’agrégat M2 vers la fin des années quatre-vingt-dix qui peut être expliquée par la baisse du niveau des entrées de capitaux dans les pays d’Asie du Sud Est entre 1995 et 1999 (graphique I.6 c). Généralement, lorsqu'il y a entrée de capitaux, il y a expansion de la liquidité et un accroissement des crédits. Le graphique II.9 nous montre l'évolution des crédits pour le secteur privé en pourcentage du PIB.
Source : Données statistiques de la Banque Mondiale (2001)
Avec la libéralisation financière, aussi bien en Indonésie qu’en Corée, il y a eu réallocation des crédits qui est passée de l’industrie et l’agriculture au secteur bancaire et privé, avec une part importante pour l’immobilier en Corée. En Malaisie, c’est le secteur réel, qui a bénéficié dans l’ensemble de plus de crédits, quand à la Thaïlande, la plus grande partie des crédits a été consacrée pour le secteur industriel et pour l’immobilier. L'accroissement des crédits accompagnant les entrées de capitaux peut s'expliquer par le fait que les flux sous forme de dépôts en devise à court terme passent souvent par le système bancaire. Cela augmente la capacité du système bancaire à prêter. Toutefois, ces entrées de capitaux peuvent ne pas passer par les banques, mais cela ne change en rien les effets sur les crédits. En effet, les fonds reviennent toujours à la banque. Par exemple, si un investisseur étranger désire acheter une action sur le marché boursier national, il va devoir utiliser la monnaie nationale pour effectuer cet achat, monnaie qu'il aura obtenue en l'échangeant contre de la devise. La devise sera encaissée par une banque locale qui pourra éventuellement l'utiliser pour augmenter ses prêts domestiques. Le graphique II.9 nous montre que l'augmentation du ratio crédit (%PIB) correspond à une augmentation des entrées de capitaux. Ainsi la Thaïlande est le pays qui a accordé le plus de crédits au secteur privé en particulier au cours des années quatre-vingt-dix et ce entre 1988 et 1996, suivi par la Malaisie. Les Philippines ont accordé le moins de crédit au cours des années quatre-vingt-dix, période où les autres pays de la région ont bénéficié d'importantes entrées de capitaux et en ont fait profité les emprunteurs.
La hausse des entrées de capitaux a aussi un effet important sur les réserves de change, ainsi que sur le compte courant de la balance des paiements. Le graphique II.10 retrace à la fois l’évolution du solde du compte courant (%PIB) et des réserves internationales nettes (%PIB) depuis le début des années quatre-vingt. Comme nous l'avons signalé dans le chapitre précédent, le compte courant peut nous renseigner sur le volume des entrées de capitaux dans la mesure où le déficit du compte courant doit se traduire par un solde positif du compte financier,c'est à dire des entrées de capitaux destinées à financer ce déficit. Dans le cas contraire, l'économie subit des pertes en réserves de change.
Source : Données statistiques de la Banque Mondiale et du FMI (2001)
D'après le graphique II.10, on peut établir une comparaison entre l'évolution du solde du compte courant et celle des réserves de change. En général l'augmentation des entrées de capitaux se traduit par une hausse des réserves de change. Si les entrées de capitaux censées couvrir le déficit du compte courant sont insuffisantes, elles provoqueront alors une diminution des réserves de change. Depuis la fin des années soixante-dix, le déficit du compte courant aux Philippines s’est creusé de plus en plus, jusqu’en 1985 date à laquelle il devient excédentaire. Dès 1987, le déficit apparaît de nouveau et perdure jusqu’en 1997. Pour la Malaisie, le scénario est légèrement différent puisque la période de l’excédent dure environ quatre années entre 1986 et 1990 où un déficit apparaît et s’accentue progressivement pendant les années quatre-vingt-dix. En revanche, en Corée du Sud (jusqu’en 1986), comme en Thaïlande (jusqu’en 1988), le compte courant est tantôt déficitaire tantôt excédentaire mais avec des valeurs proches de zéro aussi bien pour le déficit que pour l’excédent. Pour la Thaïlande, le solde du compte courant devient négatif à partir de 1988, déficit qui dure neuf ans. Comme la majorité des pays émergents, la Thaïlande a choisi un système de change fixe et a fixé le cours de sa monnaie par rapport à un panier où le dollar représentait environ 90 %, ce qui lui a très bien réussi les dix dernières années précédant la crise. Avec un taux de croissance annuel moyen de 10 %, la Thaïlande a réussi à attirer de massives entrées de capitaux. Les importations nettes de capitaux ont permis à ce pays d’investir au-delà de ses moyens, en dépit d’une tradition d’épargne et de finances publiques saines, ce qui a dopé sa croissance. Il en a découlé un déficit courant typique des pays émergents. En Corée en revanche, la tendance a été inversée entre 1986 et 1990, le solde était excédentaire, puis déficitaire jusqu’en 1998.
La période où les entrées de capitaux dans les pays d'Asie du Sud Est ont été massives est comprise entre 1988 et 1994. La Malaisie, la Thaïlande et les Philippines ont connu à cette époque une hausse des réserves, mais cette période était caractérisée aussi par un solde déficitaire du compte courant. Cela signifie que les entrées de capitaux enregistrées au cours de ces années ont servi à financer le déficit du compte courant et à alimenter les réserves de change. La Corée et l'Indonésie, n'ont pas bénéficié d'autant de capitaux puisque jusqu'en 1996 les réserves n'ont pas augmenté et le solde du compte courant est demeuré déficitaire.
En affectant ainsi les réserves de change, le compte courant, la liquidité et le crédits, les entrées de capitaux touchent aussi le taux de change réel et le taux d'intérêt nominal. Le graphique II.11 47 montre le comportement du taux de change effectif réel depuis 1991 48 .
Source : Nations Unis, Situation économique et sociale dans le monde (1999)
Il est important de rappeler que les effets des entrées de capitaux sur le taux de change dépendent du régime de change adopté. En effet, sous un régime de changes flexibles (Philippines, Indonésie et Corée), une entrée de capitaux entraîne une appréciation du taux de change nominal. La probabilité que les entrées de capitaux aient un effet inflationniste diminue avec l'augmentation du degré de flexibilité du taux de change. Ainsi plus le régime de change est flexible plus l’effet d’inflation lié aux entrées de capitaux diminue. Toutefois, nous remarquons, par exemple pour le cas de la Malaisie et de la Thaïlande, que sous un régime de change fixe l’effet inflationniste des entrées de capitaux est éliminé. Cela s’explique par la parité pratiquée par ces pays, en effet la monnaie servant d’ancrage est très importante et c’est elle qui affecte l’inflation.
A l’exception de la Malaisie, les autres pays de la région ont vu leur taux de change diminuer entre 1991 et 1994. En Malaisie le taux de change effectif réel a commencé à diminuer à partir de 1984 pour garder entre 1987 et 1997 un niveau quasi stable. Il y a donc eu au cours de cette décennie une dépréciation de la monnaie.
Il est important de voir enfin dans quelle mesure les entrées de capitaux ont affecté l'économie dans son ensemble. Il existe selon la Banque Mondiale (1996) une corrélation stable et positive, entre la croissance du PIB et le développement financier. Le pays souffrant d'une faible croissance est souvent caractérisé par un développement financier inférieur à celui des économies à forte croissance. Les graphiques II.12 peuvent nous montrer si l'évolution de la croissance du PIB peut être expliquée par les entrées massives de capitaux.
Source : Données statistiques du FMI (2000)
Pour les pays d’Asie du Sud Est, on remarque qu'au cours des années quatre-vingt-dix, la croissance du PIB a enregistré un léger ralentissement en particulier vers la fin. En effet, à partir de 1997 il y a eu une importante phase de récession du PIB due en grande partie à la crise de juillet 1997. Pour l’Indonésie et la Malaisie, le PIB a connu en 1983 une importante hausse, et le niveau de croissance est resté constant jusqu’en 1996. En Thaïlande, le rythme de croissance du PIB était plus ou moins constant avant 1986, puis il a augmenté progressivement jusqu’en 1996 date à laquelle il a commencé à chuter. Les philippines ont connu une période de récession entre 1983 et 1985 où le PIB a diminué de plus de 8 % suivie d’une phase de relance à partir de 1986, mais le cycle s’est renouvelé en 1991 pour aboutir à une importante baisse en 1997. En Corée, le mouvement du PIB a été cyclique : reprise, expansion, crise et récession. Quatre cycles ont caractérisé ces deux décennies : en 1980, 1985, 1989 et le dernier en 1993. Entre 1992 et 1996, la croissance dans les pays asiatiques a atteint une moyenne de 7 à 8 %. Cette croissance a été à la fois forte et spontanée compte tenu de la dynamique du secteur privé. Le plus important à signaler, c'est que ce développement rapide n'a pas généré d'importantes hausses des prix. En effet, les taux d'inflation sont restés assez faibles (entre 3,8 et 8,6 % en fonction des pays).
Au cours de cette période, les comptes extérieurs se sont montrés très contrastés selon les pays. L'Indonésie et la Malaisie ont présenté des excédents commerciaux (respectivement de l'ordre de 4 et de 3,3 % du PIB en moyenne). En Corée et en Thaïlande, les déficits commerciaux étaient de 1 et 4% respectivement. Seul le déficit commercial aux Philippines a été inquiétant puisqu'il a atteint les 11,6 %. Les balances courantes en Malaisie et en Thaïlande ont enregistré un déficit de 5,6 et 6,5 % du PIB. En revanche, la Corée et l'Indonésie ont affiché de faibles déficits inférieurs à 2,5 %, ce qui ne les a pas mis à l'abri de la crise.
Sur l'axe de droite sont représentés la Malaisie, l'Indonésie et les Philippines, sur l'axe de gauche, sont représentées la Corée et la Thaïlande.
Les données entre 1980 et 1991 n’étaient pas disponibles pour tous les pays, c'est pourquoi on a préféré se limiter à l'étude des années quatre-vingt-dix.