I-3-1- Cas des pays d’Amérique Latine

L’expérience chilienne est l’une des plus enrichissantes en matière de restrictions sur la mobilité des capitaux en Amérique Latine pendant les années quatre-vingt-dix. Ces restrictions assimilées aux contrôles ont fait partie des efforts concertés pour éviter une partie des effets de l’entrée massive de capitaux jugés déstabilisants à court terme telle que l’appréciation du taux de change réel. Ces restrictions sont fondées sur les réserves obligatoires non rémunérées que les importateurs de capitaux doivent déposer à la banque centrale. Après des années de limitation d’accès sur les marchés de capitaux internationaux, depuis le début des années quatre-vingt-dix les entrées de capitaux ont commencé à augmenter. La première réponse de la banque centrale chilienne a été d’intervenir sur le marché des changes afin d’atténuer l’appréciation du taux de change réel, en tandem avec les opérations de stérilisation. Ces opérations se sont matérialisées par des ventes d’open market portant sur des titres de la banques centrale et ce pour éviter les conséquences monétaires internes de l’intervention sur le marché des changes.

Toutefois, l’importance des opérations de stérilisation a engendré une augmentation du taux d’intérêt national et a alimenté à court terme une massive entrée de capitaux. Le risque est que ces entrées de capitaux s’inversent, comme pendant la crise financière au début des années quatre-vingt. Cependant à la suite de la crise asiatique, plusieurs observateurs ont avancé que les contrôles de capitaux, et en particulier les restrictions sur les entrées de capitaux à court terme, ont contribué à réduire le degré de vulnérabilité du secteur financier domestique. L’expérience chilienne va dans ce sens. Néanmoins, d’un point de vue méthodologique il ne semble pas évident de déterminer si le fait que le Chili n'a pas été touché par des crises financières ces dernières années est lié à ces contrôles appliqués pendant cette période, et/ou si cela est simplement dû aux caractéristiques macroéconomiques du Chili.

Pendant les deux dernières décennies, le Chili a eu recours aux contrôles de capitaux à deux reprises : d’abord entre 1978-82 et ensuite à partir de 1991. Dans ces deux cas les restrictions ont pris la forme de réserves obligatoires non rémunérées sur les entrées de capitaux à court terme. L’objectif principal a été de protéger l’économie des capitaux spéculatifs et d'éviter l’appréciation du taux de change réel. En dépit de l’existence des restrictions sur la mobilité des capitaux, en 1981-82 le Chili a subi une crise financière importante. Le peso a en effet connu une dévaluation d’environ 90% et un grand nombre de banques a dû être secouru par le gouvernement. Jusqu'en 1982, les dépôts sur les emprunts au sein de la banque centrale ont été excessifs, la majorité des emprunts ont dépassé les trente six mois 70 . A l’époque le Chili a mis en place des contrôles de capitaux très proches de ceux de 1991. Vers la mi 1981, comme les taux d’intérêt internationaux ont rapidement augmenté, les prix des actifs chiliens ont commencé à baisser et la demande des dépôts a connu aussi un important déclin. Quelques entreprises ont connu des difficultés à payer leurs dettes. En novembre de cette année, deux importantes banques ont dû être secourues par le gouvernement, à la suite de grandes difficultés qu'elles ont connues. A la fin de 1981, début 1982 la production s’est effondrée, les taux d’intérêt domestiques ont continué à chuter et le nombre de faillites a encore augmenté. Les réformes bancaires introduites en 1986 ont mis en place des directives strictes sur l’activité des banques et les risques qu’elles encourent. Elles ont institué un système général d’inspection sur place et ont aidé à créer un système bancaire puissant et efficace.

Le tableau III.3 permet de voir l'évolution des différentes variables macroéconomiques susceptibles d'affecter ou d'être affectées par les contrôles de capitaux :

Tableau III.3 : Evolution des variables macro-économiques au Chili
Taux de change réel effectif (1) Taux de change nominal effectif (1) Réserves de change (2) Avoirs nets
en devise (2)
Compte de capital (2) Compte courant (3) IDE(3)
1986 97,22 37,56 102,23 -1686,16 263,72 -1191,44 -2,50
1987 89,31 34,07 127,46 -1822,17 327,58 -734,90 -5,50
1988 84,13 37,25 160,26 -1283,01 378,58 -231,40 -15,60
1989 86,31 51,57 153,15 -719,96 478,82 -690,86 -6,60
1990 82,32 62,61 178,12 263,22 624,92 -484,61 -7,50
1991 84,54 63,62 337,03 1071,86 402,25 -97,70 -125,30
1992 89,48 70,43 528,62 1684,73 802,46 -956,90 -397,80
1993 91,60 79,91 575,79 2229,77 520,67 -2555,20 -434,20
1994 94,31 94,71 711,94 3341,75 -113,35 -1586,00 -910,70
1995 100,00 100,00 721,66 4375,96 374,11 -1349,60 -752,00
1996 103,40 99,76 746,68 5939,67 268,30 -3145,00 -1300,00
1997 113,05 105,46 564,10 8057,81 -491,95 -3668,00 -1466,00
1998 111,11 100,45 897,92 7541,57 -892,17 -4008,00 -1662,00
1999 105,37 93,67 896,66 9738,79 -767,22 -301,00 -2785,00
2000 106,03 93,10 864,43 10518,00 -624,50 -1078,00 -3985,00
2001 96,62 83,97 930,24 10406,40 350,56 -1241,20 -1431,50
(1) lorsque le taux de change augmente il s'apprécie et inversement
(2) en milliards de peso chilien
(3) en millions de dollars

Source : Base de données du FMI (2003)

Au début des années quatre-vingt-dix, les autorités chiliennes se sont intéressées à l’augmentation des flux de capitaux dans le pays. Pour plusieurs raisons, dont l’effet du taux de change réel sur le secteur financier, les autorités ont décidé de restreindre les entrées de capitaux à travers plusieurs mécanismes. Les prêteurs étrangers qui veulent accéder aux devises se trouvent alors face à des restrictions supplémentaires sous forme d’échéances minimums et de taux d’intérêt maximum. Les emprunts dont la maturité est inférieure à vingt quatre mois sont interdits, et ceux dont la maturité est comprise entre vingt quatre et trente six mois sont sujets à des réserves obligatoires non rémunérées allant de 10 à 25 % de la valeur de l’emprunt. Ces réserves obligatoires sont déposées à la banque centrale pour la durée totale de l’emprunt. Mi 1991, les autorités ont décidé d'agir pour décourager à court terme les entrées de capitaux supposées être particulièrement volatiles. Le Chili a opté pour la forme de « intérêt zéro » associé aux dépôts de réserves en dessous du seuil des Unremunerated Reserve Requierment URR (les réserves obligatoires non rémunérées). Des fonds équivalents à un pourcentage de la somme investie au Chili sont déposés dans un compte non rémunéré à la banque centrale du Chili par les investisseurs étrangers : le fait de renoncer à ces intérêts est une taxe "implicite". Certains investisseurs choisissent de payer à la banque centrale l’équivalent de ces intérêts sans placer l’argent en banque : ces investisseurs paient une taxe explicite.

La première application de cette taxe est apparue en juin 1991 lorsque les autorités ont mis en place un taux de 20 % des réserves obligatoires non rémunérées pour une période d’une année. Ces restrictions ont répondu à la tentative des autorités pour équilibrer deux objectifs économiques : réduire l’inflation et limiter l'appréciation du taux de change en terme réel. En effet, en mettant en place le système des réserves obligatoires non rémunérées, les autorités ont espéré diminuer l’appréciation du taux de change réel et en même temps maintenir un différentiel du taux d’intérêt élevé. Ce niveau élevé du différentiel doit à son tour aider à atteindre l’objectif de lutte contre l'inflation. En présence d’une politique efficace, on s’attend à une réponse du taux de change réel aux flux de capitaux moins prononcée qu’en période de contrôle.

Avec l’introduction de cette taxe sur les entrées de capitaux, la banque centrale a considérablement réduit ses interventions stérilisées dans l’espoir de voir baisser les taux d’intérêt réels et de renforcer ainsi l'efficacité des contrôles de capitaux. Les contrôles ont initialement eu beaucoup de succès en matière de réduction du volume et de l’échéance des entrées de capitaux. Cependant, en 1992, les entrées de capitaux ont repris, et en mai de cette année les réserves obligatoires sont passées à 30 %. S'il y a un important débat sur l’efficacité de ces contrôles de capitaux, il demeure cependant vrai que le volume des entrées est resté en dessous des niveaux prévalant la mise en place des contrôles de capitaux. En outre, la composition des flux de capitaux apparaît moins orientée vers de courtes échéances.

Après la crise asiatique de 1997-98, l’expérience chilienne en matière de contrôle de capitaux a suscité plus d’intérêt. En effet, désormais plusieurs économistes voient en la taxe chilienne une solution à court terme permettant de maintenir la stabilité macroéconomique interne et la recommandent par conséquent aux pays touchés par la dite crise. Au Chili, cette taxe a permis de réduire la maturité des entrées de capitaux et de maintenir les taux d’intérêt à des niveaux ciblés.

Certains pensent que l’approche chilienne sur les mouvements de capitaux est efficace pour réduire la vulnérabilité du pays en périodes de spéculation, ainsi que l’effet des entrées massives de capitaux sur le taux de change réel. En se référant à l’étude de Valdes-Prieto et Soto (1996), ces restrictions modifient la composition des entrées de capitaux puisqu’elles découragent les entrées à court terme, mais n’ont pas d’effets significatifs sur le volume global de ces entrées. Pour Ulan (2000), le système des réserves obligatoires non rémunérées décourage les entrées de capitaux en augmentant le coût de l’investissement dans le pays adoptant ce système. Lorsqu’il y a des réserves obligatoires non rémunérées et pas de différentiel de prime de risque sur la monnaie domestique, exiger que les investisseurs étrangers déposent une somme prédéterminée à la banque centrale pour une période fixe peut amener les fonds étrangers à circuler au sein de l'économie si cette relation est vérifiée :

Id > If + Ee + r

Avec :

Id le taux de l'intérêt domestique
If le taux d'intérêt étranger
E e l’anticipation du taux de change de la monnaie domestique
r le pourcentage du coût des réserves obligatoires non rémunérées correspondant à toute la durée planifiée de l'investissement

Dans le cas contraire, on a une augmentation de r de l’écart entre les taux de l'intérêt domestiques et étrangers. Le dépôt doit être maintenu pour une année. Comme le coût du dépôt est un coût fixe, plus longue est la durée de l'investissement étranger au Chili, plus petite sera l'addition du pourcentage au coût annuel de l'investissement. Ainsi adopter le système des réserves obligatoires non rémunérées décourage plus les investissements à court terme que ceux à long terme.

Le Brésil a connu, vers la mi 1994, un taux d’inflation très élevé de l’ordre de 2000 % par an. Face à cette inflation, le Brésil a mis en place un plan de stabilisation (Plan Real) qui a ancré la nouvelle monnaie brésilienne (le real) au dollar américain. Le plan Real est venu accentuer le différentiel d’intérêt en faveur du Brésil dans un contexte où les autorités visent à limiter l’appréciation de la monnaie domestique, ainsi que le coût lié à la stérilisation des entrées de capitaux. Le resserrement de la politique monétaire a brusquement fait baisser l’inflation et a assuré la stabilité du taux de change nominal relatif, conduisant ainsi à une massive entrée des capitaux. Pour maîtriser ces entrées, les autorités brésiliennes ont alors décrété une série de mesures de contrôle au début de 1994, parmi lesquelles :

  • une augmentation de 3 à 7 % de la taxe payée par les firmes brésiliennes en contrepartie de l’émission internationale d’obligation ;
  • la mise en place d’une taxe de 1 % sur les achats d’actions brésiliennes par les non-résidents 71  ;
  • l’augmentation de la taxe sur les investissements à revenu fixe effectués par les non-résidents 72 de 5 à 9 %.

Ces taxes sont plus lourdes à supporter par les investisseurs étrangers que de garder des obligations pour des périodes relativement courtes. Parallèlement à l’introduction des contrôles strictes sur les capitaux, la banque centrale brésilienne a aussi intensifié ses interventions en politique de stérilisation, qui à leur tour ont augmenté les taux d’intérêt réels.

Les contrôles de capitaux mis en place par les autorités brésiliennes ne semblent pas avoir eu les effets escomptés, en comparaison avec les autres pays émergents, quant à la limitation du volume ou le changement de la composition des flux de capitaux. Bien qu’il soit difficile de déterminer le volume des flux de capitaux concerné par ces mesures, les opérations de stérilisation sur le marché financier brésilien sont souvent sujets à des reproches concernant leur incapacité à déterminer l’efficacité des mesures visant à décourager les entrées de capitaux.

Notes
70.

en moyenne les emprunts ont eu une durée de 54 mois en 1979, 64 mois en 1980 et 60 mois en 1981.

71.

cette taxe a été éliminée en mars 95 dans le but de décourager les entrées de capitaux à la veille de la crise mexicaine

72.

comme les entrées de capitaux ont diminué à la veille de la crise mexicaine, le brésil a allégé, voire même éliminé certaines restrictions sur les entrées en mars 95 suivi plus tard par une libéralisation des contrôles sur les entrées en 1996