I.1.1- Les gains en crédibilité

Une caractéristique importante des crises de change des années quatre-vingt-dix est d'avoir frappé des pays ayant adopté des régimes de taux de change fixes ou contrôlés. En effet, au moment de toutes les grandes crises financières de ces dernières années, le Mexique à la fin de 1994, la Thaïlande, l’Indonésie et la Corée en 1997, le Brésil en 1999 et l’Argentine en 2001, le taux de change a été soit fixe soit arrimé à d’autres monnaies. Par exemple, l'Argentine depuis 1991 et le Brésil de 1994 à 1998, ayant connu au cours de ces périodes une forte inflation, ont bien utilisé ces régimes pour réduire rapidement l'inflation. L’intégration croissante des marchés mondiaux des capitaux a montré la difficulté croissante pour ces pays à maintenir fixes les taux de change. Dans ce contexte, Klein et Marion (1997) ont montré qu'environ le tiers des pays d'Amérique Latine et des Caraïbes entre 1957 et 1990 ont abandonné au bout de 7 mois leur ancrage prévu pour 10 mois en moyenne. L'abandon du régime de change, provoqué généralement par une incompatibilité des politiques monétaires ou budgétaires avec ce régime, est générateur de crises de change (Krugman, 1979).

Entre règle et discrétion, ils optent pour la règle. La question qui se pose ici concerne le choix du meilleur régime de change censé leur permettre de minimiser les fluctuations des variables macroéconomiques tels que la production, la consommation, le niveau général des prix. Comme un tel régime n’existe pas, le choix va alors être tributaire de la nature et des sources des chocs, des caractéristiques structurelles de l’économie en question, et enfin des préférences des autorités.

Dans une logique de stabilisation à court terme, par référence au lien entre la nature des chocs et le choix du régime de change, deux situations sont en faveur de la flexibilité du taux de change : si les chocs dominants sont des chocs externes nominaux ou des chocs externes ou domestiques réels. Seuls les chocs dominants domestiques nominaux sont en faveur d’un régime de taux de change fixe.

En cas de chocs dominants externes nominaux, l’économie doit réagir rapidement à ces perturbations d’origine externe. Avec un régime de change fixe, la rigidité des prix et des salaires ralentit la réaction des autorités monétaires concernées. En régime de change flexible en revanche, c’est le change qui sert de variable d’ajustement. De même, lorsque les chocs dominants sont des chocs externes ou domestiques réels, par exemple sur la technologie ou la productivité, en change flexible, il est plus rapide et moins coûteux de faire face à ces perturbations.

Si maintenant les chocs dominants sont des chocs domestiques nominaux, par exemple sur la demande de monnaie, sous un régime de change fixe, une hausse de la demande de monnaie, à offre de monnaie inchangée, s’accompagne d’une baisse des prix. Cette dernière génère un excédent de la balance des opérations courantes provoquant des entrées de devises, suivie par un accroissement de la masse monétaire, et inversement. L’intervention de l’Etat par des opérations non stérilisées sur le marché des changes permettra d’accommoder tout changement de la demande de monnaie. Par la vente des réserves ou l’achat de sa propre monnaie, la banque centrale pourra ainsi soutenir sa monnaie et ramener l’offre de monnaie à son niveau initial. Ainsi, les changes fixes constituent le meilleur régime.

Dans une logique de crédibilité, il a été considéré, pendant les années quatre-vingt-dix, qu'adapter un taux de change fixe en apportant un objectif précis de la politique économique, peut aider à établir la crédibilité de l'activité en baissant l'inflation. En effet, sous un régime de change fixe, la politique monétaire doit être subordonnée à la nécessité de maintenir cette parité fixe. Le choix de la règle est effectué du moment qu’on opte pour un régime de change fixe ou intermédiaire. Reste à savoir si les autorités ont la volonté de suivre cette discipline qui leur est imposée par le choix d’ancrage par le change. Dans ce contexte, le débat règle discrétion permet de montrer que les agents privés en apportant une réponse aux stratégies des autorités, vont exercer une influence sur l’efficacité des politiques des gouvernements. Cette conclusion a été avancée par Kydland et Prescott (1977) et ensuite par Barro et Gordon (1983). Les modèles établis par ces derniers sont fondés sur l’hypothèse des anticipations rationnelles des agents privés.

En termes de régime de change, cette approche fondée sur la crédibilité ou la réputation est importante dans la mesure où elle conduit à reconsidérer le rôle du taux de change comme instrument de la politique économique. Comme le choix s’est porté sur la règle, il n’est plus possible de manipuler le taux de change de manière discrétionnaire. Le modèle de Barro et Gordon part de la courbe de Phillips augmentée du type :

U = UN+ a (πe – π)

avec :

  • U le taux de chômage ;
  • UN le taux de chômage naturel ;
  • π le taux d’inflation ; et
  • πe le taux d’inflation anticipé.

Selon la courbe de Phillips, une diminution du chômage conduit les salariés à demander une augmentation de leurs pouvoirs d’achat, et donc de leurs salaires réels. Or pour les entreprises, l’emploi ne peut augmenter que si le salaire réel diminue. A court terme, seule une sous-estimation de l’inflation par les salariés, assimilée à une erreur d’anticipation, peut expliquer l’arbitrage entre inflation et chômage. Cette relation nous permet aussi de dire qu'en présence des anticipations rationnelles, seule l’inflation non anticipée (inflation surprise) exerce une influence sur le taux de chômage.

Le graphique IV.1 retrace l’évolution dans le temps d’une courbe de Phillips et le taux de chômage naturel. A court terme, l’arbitrage inflation – chômage semble être plus ou moins favorable au chômage en fonction du niveau d’inflation. Cependant, à long terme on remarque que quelque soit le niveau anticipé d’inflation, le taux de chômage reste constant, ce qui élimine toute possibilité d’arbitrage.

Graphique IV.1 : Taux d’inflation d’équilibre en économie fermée
Graphique IV.1 : Taux d’inflation d’équilibre en économie fermée

Source : De Grauwe (1992) 78

Les courbes d’indifférence représentées ci-dessus illustrent la fonction de préférence des autorités qui découle de l’arbitrage inflation-chômage. La concavité de ces courbes traduit bien l’existence d’un arbitrage : lorsque le taux d’inflation est faible ou en baisse, les autorités accordent plus d’importance au chômage. L’importance accordée au chômage et à l’inflation est schématisée par la pente de la courbe. Lorsque la courbe d’indifférence est plate, cela signifie que le gouvernement est fort, que sa préférence est pour l’inflation et qu’il est déterminé à lutter contre l’inflation. Cela témoigne du degré de discipline que le régime de taux de change exerce sur la conduite de la politique monétaire pour atteindre l’objectif que celle-ci s’est fixée en choisissant la règle du taux de change.

Si on suppose que le gouvernement annonce une règle de politique monétaire d’inflation zéro, c’est à dire que πe = 0, l’économie est alors au point A. Or, la nécessité d’arbitrer entre inflation et chômage conduit le gouvernement à tricher, d’où l’inflation surprise au point B. Du moment où les agents privés anticipent un tel comportement, on est en présence d’incohérence temporelle où la politique se révèle sous-optimale.

Si le gouvernement se projète à court terme, l’incitation de tricher s’intensifie et l’économie se retrouve au point C puis passe au point E. En ce point, les autorités n’ont plus d’incitation à générer une nouvelle inflation surprise, et à long terme l’incitation à modifier leurs anticipations n’a plus lieu d’être puisque l’anticipation prévue a été réalisée. Ainsi, le point E représente l’équilibre obtenu à l’aide des anticipations rationnelles des agents privés. Les autorités tiennent compte des anticipations des agents privés pour déterminer à chaque période l’inflation de manière optimale. Mais compte tenu des connaissances des agents privés et de la durée de temps que s’accordent les autorités, ainsi que du niveau de chômage, cet équilibre est sous-optimal et est le seul à pouvoir être atteint en l’absence de règle crédible. L’équilibre réalisé au point E témoigne d’une certaine incohérence temporelle, dans la mesure où E reste un équilibre sous-optimal. En effet, les connaissances des agents privés des anticipations inflationnistes mettent le gouvernement dans une situation où pour compenser l’augmentation des prix, et face à une demande d’accroissement des salaires réels de la part des salariés, va être contraint d’augmenter le chômage jusqu’à atteindre le chômage naturel. A ce niveau, le point E est atteint et correspond à une inflation positive qui valide le taux d’inflation anticipée.

Ainsi à court terme, en absence de règle de crédibilité, les autorités sont amenées à tricher pour aboutir à l’équilibre. L’idéal est que le gouvernement arrive à rester au point A. Mais dans un régime discrétionnaire, le biais inflationniste généré par l’absence de règle crédible amène l’économie au point E.

Dans un contexte de jeux répétés, le pays cherche de plus en plus à acquérir et maintenir une certaine crédibilité, les agents privés ajustent leurs anticipations au point où l’incitation à tricher est nulle, ce qui finalement place l’économie au point E. L’exemple suivant illustre bien cette situation dans le contexte d’une économie ouverte qui comprend deux gouvernements : Alpha qui est un gouvernement fort, et Bêta un gouvernement faible. La parité des pouvoirs d’achat nous permet d’écrire que la variation du taux de change est égale à l’écart d’inflation entre les deux pays, soit :

= πB – πA

Le graphique IV.2 présente l’équilibre dans les deux pays. L’inflation d’équilibre dans Bêta semble être supérieure à celle d’Alpha, ce qui implique une dépréciation continue de la monnaie de Bêta par rapport à celle d’Alpha.

Graphique IV.2 : Taux d’inflation d’équilibre en économie ouverte
Graphique IV.2 : Taux d’inflation d’équilibre en économie ouverte

Source : De Grauwe (1992) 79

Deux cas de figures se présentent : Alpha et Bêta peuvent être en union monétaire, ou bien Bêta adopte la monnaie de Alpha. Si ces deux pays sont en union monétaire, où Bêta se joint à Alpha, le souci de Bêta est de convaincre ses agents privés que du point A, il ne va pas y avoir de passage au point B, ce qui élimine l’inflation surprise. Pour ce faire, Bêta fixe le taux de change de sa monnaie vis à vis d’Alpha, ce qui implique de fixer le taux d’inflation de Bêta à celui d’Alpha. L’économie se situe alors sur la droite horizontale passant par le point C pour Alpha. Bêta se situe ainsi sur une courbe d’indifférence inférieure, et donc gagne en bien être. L’incitation à tricher diminue, ce qui permet aux deux pays de gagner en crédibilité. Toutefois, une fois le point F atteint, le gouvernement de Bêta peut être incité à générer une inflation surprise qui place son économie au point G. Si les agents anticipent cette incitation à tricher, alors la seule fixation du taux de change ne résout toujours pas le problème d’incohérence temporelle. D’où la deuxième solution qui consiste à ce que Bêta adopte la monnaie de Alpha. Cela suggère un alignement du taux d’inflation de Bêta à celui d’Alpha. Mais cela implique que Bêta renonce à toute politique monétaire indépendante, ce qui n’est guère en faveur de sa crédibilité, même si la politique adoptée sera celle d’un pays fort.

Notes
78.

Cité dans Allegret (2005)

79.