I.1.2- Les limites de l’ancrage par le taux de change face à la mobilité des capitaux

Avec la mobilité croissante des capitaux, les modèles de Barro et Gordon mettent en évidence la pertinence de l’arbitrage crédibilité-flexibilité. Cette mobilité accrue rend plus difficile l’adoption des changes fixes, mais favorise celle des changes flexibles. Avant d’aller plus loin, une définition de ce que l’on entend par régime de change fixe s’impose pour mieux saisir le contexte des politiques monétaires menées. Un régime de change fixe dans sa définition étroite caractérise un régime où le taux de change est maintenu à l’intérieur des bandes de fluctuations plus ou moins larges autour d’une parité centrale annoncée à l’avance. La définition large regroupe en plus d’une part, les régimes de parité glissante, système où les parités sont maintenues autour d’un taux de référence qui lui-même est dévalué régulièrement à un taux annoncé à l’avance. D’autre part, elle inclut le taux de change fixe de facto, annoncé comme des changes flottants fondés sur le comportement effectif des pays.

Il est important de noter aussi que les pays peuvent fixer leur monnaie soit par rapport à une monnaie, soit par rapport à un panier de monnaies, et ce en fonction du libellé des volumes de transactions et de la dette.

Si les autorités choisissent une fixité par rapport à une monnaie (pour le Mexique par exemple par rapport au dollar), alors les fluctuations de la monnaie nationale suivent celles de la monnaie d'ancrage. Si en revanche le pays choisi d'ancrer sa monnaie par rapport à un panier de monnaies (le Chili par exemple), le pays en question peut réduire la vulnérabilité de son économie aux fluctuations individuelles des monnaies composant le panier. Dans ce cas, il est important de respecter la structure commerciale des échanges internationaux dans les proportions de construction du panier. En Asie par exemple, où l’ancrage implicite était sur le dollar, la majorité des pays ont préféré adopter des régimes de flottement administré où le taux de change est flexible mais s'accompagne de fréquentes interventions officielles. Dans cette région, l'utilisation du yen est plus présente dans le libellé des dettes que dans les transactions commerciales libellées plutôt en dollar américain. Toutefois, cela n'a pas conduit à une constitution en Asie d'un bloc monétaire au sens d'une stabilité des taux de change vis-à-vis du yen. L'absence de bloc yen peut s'expliquer éventuellement par le déséquilibre entre, d'une part, la distribution des échanges par pays et d'autre part, la distribution de la dette extérieure par devises. Le développement des échanges entre les pays asiatiques autres que le Japon pourrait rééquilibrer les stratégies de change en faveur d'une plus grande stabilité vis-à-vis du yen, ou inciter les pays d'Asie à adopter des régimes de change plus flexibles. En Amérique Latine, en revanche, les conditions sont tout autres. A la suite de l'effondrement du régime de Bretton Woods, plusieurs pays ont continué à adopter un régime de change fixe où la monnaie nationale est ancrée au dollar américain. Par la suite, au début des années quatre-vingt, en raison de l'appréciation rapide du dollar, ils sont passés d'un ancrage au dollar à un ancrage à un panier de monnaies. Ce changement trouve aussi son explication dans l'accélération croissante de l'inflation dans un grand nombre de ces pays émergents. Ayant une plus forte inflation que leurs partenaires commerciaux, ils doivent souvent déprécier leurs monnaies afin d'empêcher une importante baisse de la compétitivité. C'est ce qui a mené ces pays à adopter le crawling peg où le taux de change peut être ajusté. 

Si on revient au choix proposé entre fixité et flexibilité du régime de change, il apparaît au vu des crises des années quatre-vingt-dix, que le régime de change fixe présente plusieurs défaillances. En effet, au cours de ces différentes expériences du régime de change fixe, dans les marchés émergents, pendant les années précédant la crise, la fixité du taux de change nominal, ou sa faible dépréciation dans le cadre d’un système de parité rampante, a conduit à une appréciation du taux de change réel ayant provoqué une dégradation de la balance courante. Par ailleurs, comme il a été signalé précédemment, sous des régimes de change fixes, les pays émergents ont connu d’importantes difficultés, notamment les crises de change ayant caractérisé la fin des années quatre-vingt-dix.

Plusieurs raisons font que la fixité du régime de change peut éventuellement être très dommageable pour l’économie d’un pays, on cite :

Pour éviter ce type de situations, les autorités ont préconisé, sous le conseil du FMI, d’abandonner ces régimes de change fixes jugés volatils au profit de solutions « en coin » : soit des changes flottants, soit des changes fixes dits « durs », comme le currency boards : les caisses d’émission.

Les caisses d’émission, qui constituent une forme dure d’ancrage par le change, sont en théorie moins vulnérables. Elles offrent l'avantage de pouvoir rétablir la confiance des marchés financiers et de faire face aux pressions qui peuvent s'y exercer ultérieurement. Une caisse d’émission est un dispositif institutionnel selon lequel les autorités sont tenues d’offrir ou de retirer à un taux fixe et sans limite les engagements monétaires de la Banque centrale. Ce régime monétaire, fondé sur l'engagement explicite de maintenir le taux de change entre la monnaie nationale et une autre devise étrangère, doit assurer une convertibilité automatique de la monnaie nationale. Dans ce régime, la masse monétaire fiduciaire en circulation doit être couverte entièrement ou en partie par les réserves de change (de 60 à 100 % selon les pays). Ce type de régime, implique l'abandon quasi total de la souveraineté monétaire. La banque centrale n'intervient que sur les taux d'intérêt courts dont les niveaux sont déterminés par la confrontation de l'offre de monnaie fixée et de la demande de monnaie. La politique discrétionnaire y est donc strictement limitée permettant ainsi de réduire les pressions inflationnistes.

En Argentine, la caisse d'émission a constitué au départ l'axe central du nouveau plan de stabilisation de l'économie. Instituée en 1991, ses principales caractéristiques sont les suivantes :

Ce système impose toutefois des contraintes à l`économie qui en limitent la portée. En effet, la rigidité du taux de change ne permet pas l'absorption des chocs externes par l'ajustement de la parité. Dès lors, l'économie est affectée dans la mesure où toute appréciation du dollar se traduit par une hausse du taux de change effectif du peso et une perte de la compétitivité prix. D’autre part, pour le cas de l’Argentine, la reprise des entrées de capitaux a certes permis à cette économie de reprendre confiance, mais cette confiance s'est avérée fragile dans la mesure où elle est tributaire de toute sortie brusque de capitaux ou d'un défaut de paiement sur les engagements non couverts. Face à toutes ces difficultés, le système des caisses d’émission s’est effondré en Argentine en 2002.

Tous ces éléments créent des limites au système des caisses d'émission, ils montrent qu’un tel régime perd de son efficacité au cours du temps, ce qui rend difficile sa réalisation. Cela encourage l'économie à trouver d'autres moyens moins contraignants pour faire face aux chocs réels et monétaires. En effet, les chocs externes 80 , ayant frappé un grand nombre des pays émergents, nécessitent non seulement des dépréciations discrètes de la monnaie, mais aussi l'adoption de régimes du taux de change plus flexibles. En effet, un régime flexible, accorde aux autorités une plus grande marge de manœuvre, il leur laisse même la liberté d'augmenter l'inflation. Mais la difficulté se pose ici au niveau de l'établissement d'une politique monétaire crédible capable de contrôler l'inflation. Par ailleurs, l'ajustement entre la crédibilité et la flexibilité n'a pas seulement des considérations économiques, mais aussi politiques. Il est en effet plus coûteux en terme politique d'ajuster un taux de change fixe que de permettre au taux de change de flotter librement.

L’économie est alors de plus en plus tentée par la flexibilité de son régime de change. Dans ce contexte, les nouveaux régimes adoptés par les marchés émergents pendant les années quatre-vingt-dix consistent à abandonner l’arrimage souple 81 considéré comme étant sujet aux crises, où les taux sont rattachés de manière ajustable à d’autres monnaies, au profit de l’arrimage ferme ou le flottement. Dès lors, les économies en développement, ayant toujours un taux de change fixe comme point d’ancrage nominal de leur politique monétaire, se voient de plus en plus contraintes de choisir entre un régime plus souple ou l’autre extrême, à savoir un système de caisse d’émission ou la dollarisation intégrale. Par exemple, les pays émergents, pour qui le taux d'inflation ne pose pas de problèmes majeurs, comme dans les pays asiatiques, les politiques du taux de change sont passés d'un taux de change fixe à un flottement administré ou indépendant. En effet, avec la libéralisation et la globalisation financière, le passage du régime de taux de change fixe à un régime de taux de change flexible, qui s'est fait de manière progressive, semble avoir été bénéfique pour plusieurs pays pendant les années quatre-vingt-dix.

Par ailleurs, en cas de flexibilité du taux de change, on peut se trouver face à une bande de fluctuation où se pose le problème de la largeur de la bande. Cette bande est d'autant plus large que les chocs externes qui frappent l'économie sont importants. La largeur est aussi affectée par la manière dont les agents économiques réagissent par rapport à la volatilité du taux de change. Les bandes sont plus larges lorsque les marchés de crédit sont bien organisés de manière à permettre aux agents de se prémunir contre le risque de change.

Il est aussi important de signaler que la mobilité accrue des capitaux au cours des années quatre-vingt-dix augmente le risque des chocs externes et par conséquent les pressions pour la flexibilité. Elle accentue ainsi la fragilité des ancrages non durs et augmente le risque de leur non-soutenabilité. Toutefois, la majorité des pays en développement ne sont pas bien placés pour permettre au taux de change de flotter librement. Plusieurs d'entre eux ont des marchés financiers où les transactions peuvent causer de fortes volatilités. Le meilleur régime sous lequel une économie peut opérer est celui qui permet à cette dernière de stabiliser ses performances macroéconomiques, c'est à dire à minimiser les fluctuations de production, de consommation, du niveau des prix domestiques, etc.

Le tableau IV.1 résume depuis 1991 les différents changements de régime de change pour les pays émergents concernés par notre étude.

D'après ce tableau, on remarque que les pays émergents sont plus tentés depuis la fin des années quatre-vingt-dix, par des régimes de change plus flexibles. Il est clair qu’il y a un glissement vers plus de flexibilité, ce qui peut révéler des problèmes d’ancres nominales. Le Chili et la Thaïlande par exemple illustre bien le glissement progressif de la fixité vers la flexibilité du régime de taux de change. Les différents pays ont essayé tout au long des années quatre-vingt-dix de réaliser le meilleur choix entre :

La fixité généralement assurée par les caisses d'émission, si elle est efficace dans la lutte contre l'inflation, finit par imposer d’importantes contraintes à la politique monétaire et la rend plus vulnérable en cas de crises financières et d’attaques spéculatives.

Les taux de changes fixes, même accompagnés d'une gestion budgétaire rigoureuse et d'un engagement ferme en faveur de la stabilité des prix, finissent par se montrer fragiles et vulnérables, ce qui les rend difficile à tenir. En outre, la mobilité accrue des capitaux rend ces taux plus sensibles aux inversions des mouvements de capitaux et par conséquent augmente leurs vulnérabilités aux attaques spéculatives.

Tableau IV.1 : Les différents régimes du taux de change adopté en 1991, 1997, 1999, 2001 ET 2002
Régimedu taux de change (1) 1991 1997 1999 2001 2002
Caisse d'émission Argentine Argentine Argentine Argentine Argentine (3)
Régime de change fixe conventionnel     Malaisie (4) Malaisie (4) Malaisie (4)
Bande du taux de change ajustable     Chili    
Taux de change déterminé sur la base d’une parité par rapport à un groupe de monnaies Malaisie
Thaïlande
Thaïlande      
Taux de change ajusté par rapport à un ensemble d’indicateurs Chili        
Flottement contrôlé Indonésie
Corée
Mexique
Brésil
Chili (2)
Indonésie
Malaisie
    Thaïlande
Indonésie
Flottement indépendant Argentine
Brésil
Philippines
Corée
Mexique
Philippines
Brésil
Indonésie
Corée
Mexique
Philippines
Thaïlande
Brésil
Chili
Corée
Indonésie
Mexique
Philippines
Thaïlande
Brésil
Chili
Corée
Mexique
Philippines
La définition des différents régimes de change est portée en annexe ;
Le taux de change est maintenu dans une fourchette de plus ou moins 12,5% de part et d'autre d'une moyenne pondérée des monnaies qui composent le panier ;
Le régime de caisse d'émission s'est effondré en Argentine en janvier 2002 ;
Pour la Malaisie, la flexibilité est limitée à une seule monnaie.

Source : A partir du FMI Annual Report on Exchange Arrangments and Exchange Restrictions (1991, 1999, 2001 et 2002); Caramazza et Jahangir (1998)

La flexibilité ou le flottement, même si théoriquement il rend la politique monétaire souveraine, pose toutefois le risque de volatilité. La flexibilité des taux de change peut accélérer les ajustements macro-économiques, mais la mobilité des capitaux constitue une contrainte externe. En effet, avec une tel mouvement de capitaux, les pays veulent plutôt adopter des politiques monétaires et budgétaires strictes pour garder une possibilité d'accès aux marchés internationaux de capitaux, leur permettant d'attirer des investissements directs étrangers.

Quelque soit le régime de change pour lequel opte un pays, son efficacité est tributaire de la qualité de la politique macroéconomique mise en place. Mais force est de constater que le taux de change n’arrive pas pleinement à accomplir le rôle d’ancrage nominal sous ces régimes du taux de change. Comment peut-on alors établir une alternative crédible d’ancrage nominal ? La parité du taux de change a généré une tentation à utiliser le ciblage d'agrégat monétaire dans la mesure où il y a incompatibilité entre la politique monétaire et la parité du taux de change. Les dispositions institutionnelles sont importantes sur ce point, en particulier l’indépendance de la banque centrale, qui aide à atténuer les craintes que le manque d’une ancre de taux de change peut engendrer sur la valeur de la monnaie.

Notes
80.

Parmi ces chocs externes, il y a l'augmentation des taux d'intérêt mondiaux, la baisse de croissance dans les pays industrialisés et la crise de l'endettement du début des années quatre-vingt.

81.

Les arrimages souples ne semblent pas être viables à long terme, en particulier dans les marchés émergents. La succession des crises montre en effet qu'un pays ne peut maintenir simultanément un taux de change fixe, la mobilité des capitaux et une politique monétaire au service des objectifs nationaux.