II-3- Le rôle du taux de change dans une politique de ciblage d'inflation

L'engagement institutionnel de la stabilité des prix exige que la banque centrale fasse de celle-ci son principal objectif. Ainsi en cas d’incompatibilité avec les autres objectifs, tels que la stabilité du taux de change ou la promotion de l'emploi, c'est à la stabilité des prix que doit être accordée la priorité.

Le problème qui se pose reste toujours relatif au régime du taux de change approprié en cas de ciblage d'inflation. Quel est le rôle du taux de change lorsqu’un ancrage explicite d’inflation est adopté ? Dans quelles circonstances les autorités monétaires répondent-elles aux fluctuations du taux de change ? Comment réagissent-elles maintenant ?

Le modèle de L. Ball (2000) permet de mesurer l’importance du taux de change dans un ciblage d’inflation, dans la mesure où il montre que la non prise en compte du taux de change dans le ciblage d’inflation peut conduire à une volatilité du taux de change.

Plusieurs pays ont adopté pendant les années quatre-vingt-dix l’ancrage par l’inflation comme étant le cadre fondamental dans la conduite de leur politique monétaire. Ces pays ont déjà essayé plusieurs instruments pour atteindre les cibles d’inflation. Une majorité d'entre eux ont opté pour un taux à court terme comme instrument, d’autres ont choisi d’expérimenter les indices des conditions monétaires fondés à la fois sur les taux d’intérêt et les taux de change. Chacune de ces approches a ses mérites.

L.Ball s’est intéressé à la période qui a suivi les crises de 1997, au cours de laquelle les chocs macro-économiques ont frappé plusieurs pays tels que les pays d’Asie du Sud Est. Tout comme les pays de l’OCDE, les pays en développement tels que le Chili et le Brésil ont été secoués par des reversements des taux de change, de l’exportation et des prix des matières premières mondiales. Les règles politiques développées pour les économies fermées ne sont pas appropriées pour répondre à de tels chocs. En économie ouverte, pour stabiliser l’économie, l’inflation ciblée doit être ajustée afin de supprimer les effets transitoires des mouvements du taux de change. La question qui se pose, à ce niveau concerne le choix optimal de l’instrument de politique. Le choix est partagé entre le taux d’intérêt et l’index des conditions monétaires.

Le modèle proposé par L.Ball comporte 3 équations :

Où :

est l’inflation ; et

, et sont des termes d’erreurs aléatoires.

Tous les paramètres sont positifs, et toutes les variables sont mesurées en tant que déviations des niveaux moyens.

L’équation (1) est celle de la courbe IS en économie ouverte. Le produit est fonction négative de l’écart du taux d’intérêt et du taux de change réel, et fonction positive du choc de la demande. ,  et  désignent l’élasticité qui représentent la sensibilité de y respectivement au taux d’intérêt, au taux de change de la période précédente et à la production de la période précédente.

L’équation (2) représente la courbe de Phillips en économie ouverte. La variation d’inflation dépend du différentiel de production, de celui du taux de change réel et du choc. La variation du taux de change affecte l’inflation dans la mesure où elle est directement transmise par les prix d’importation.  et  désignent l’élasticité qui représentent la sensibilité de l’inflation respectivement à la production de la période précédente et à l’écart du taux de change.

L'équation (3) décrit une relation positive entre les taux d'intérêt et les taux de change. L'idée de cette relation est que l'augmentation des taux d'intérêt encourage les entrées de capitaux, ce qui conduit à une appréciation de la monnaie. Les autres déterminants du taux de change, comme les prévisions et les motivations d'investissements, sont inclus dans la variable d'erreur

. désigne la sensibilité du taux de change au taux d’intérêt. L'équation (3) est la meilleure forme réduite des équations du taux de change.

La banque centrale a le choix entre le taux de change et le taux d’intérêt en tant que règle. Elle choisit le taux d'intérêt réel r. En utilisant l'équation (3), il est possible de réécrire n'importe quelle règle pour déterminer e, ou pour déterminer une relation entre e et r.

Une caractéristique clé de ce modèle est que cette politique affecte l'inflation à travers deux canaux. Une contraction monétaire va réduire la production et donc l'inflation à travers la courbe de Phillips, et peut aussi être à l'origine d'une appréciation qui réduit directement l'inflation. La différence (1)-(3) permet de montrer la durée nécessaire pour atteindre l’inflation à travers le premier canal. Il en ressort que le premier canal dure deux périodes : un resserrement augmente r et e en même temps, mais ces variables nécessitent une période de temps pour affecter la production et une autre période pour que la production affecte l'inflation. En revanche, l'effet direct de la variation du taux de change sur l'inflation ne nécessite qu'une période. Le canal du taux de change est alors le plus rapide entre la politique choisie et l'inflation. L. Ball suppose que la période est d’une année.

Il a été montré que le ciblage d'inflation est efficace à la fois pour stabiliser l'inflation et le revenu. Toutefois, cette efficacité a été testée dans les économies fermées. En économie ouverte, l'objectif de la stabilisation de la production et de l'inflation est mieux atteint à travers un ciblage à long terme, une mesure de l'inflation qui filtre les effets transitoires des fluctuations du taux de change. Cette variable est définie par π*.

(4) π* = + e-1

avec le coefficient de variation du taux de change dans la courbe de Phillips. Dans la définition de π*, e représente la déviation du taux de change par rapport à son niveau d’équilibre. Ainsi, si e-1 est positif alors le taux de change dépasse son niveau de long terme dans la période précédente. A partir de la courbe de Phillips, cette appréciation réduit directement l’inflation de e-1   ; π* représente le niveau d’inflation en cas d’absence d’effets directs du taux de change. On peut aussi interpréter π + comme une mesure qui filtre les effets directs mais temporaires du taux de change. Pour une production donnée une appréciation conduit à une baisse d’inflation, mais elle va augmenter encore de lorsque l’appréciation est inversée.

En utilisant la différence entre (1) et (3), il apparaît que π* conduit à un produit et une inflation stables. En revanche, cibler l’inflation de manière stricte, maintient l’inflation stable mais produit beaucoup plus de variations du produit que nécessaire. Deux principaux avantages en faveur du choix de π* sont à noter :

  • cibler π* signifie que la politique n’induit pas de contraction de la production, ce qui est nécessaire pour une stabilité de l’inflation à long terme.
  • en économie ouverte, le problème avec un pur ciblage d’inflation est que les autorités monétaires peuvent modifier le taux de change avec beaucoup d’agressivité pour contrôler l’inflation. L’effet des taux de change sur les prix d’importation est le canal le plus rapide de transmission de la politique monétaire à l’inflation. Ce mécanisme est plus rapide que celui du produit. Dès lors, si les autorités monétaires doivent garder l’inflation le prés possible de sa cible, elles doivent y répondre en variant agressivement le taux de change pour éliminer les mouvements d’inflation. Cela nécessite à son tour un important inversement des taux d’intérêt. Le problème avec ces mouvements importants du taux d’intérêt et du taux de change est qu’ils peuvent causer d’importantes fluctuations du revenu. Cibler π* évite ce problème et assure plus de stabilité au produit, car π* n’est pas affectée par les mouvements temporaires du taux de change.

Cibler π* implique qu’il est important pour les autorités monétaires de distinguer entre les variations temporaires et les variations permanentes du taux de change. L. Ball focalise son étude sur les déviations du taux de change de son niveau d’équilibre à long terme, qui sont des variations temporaires. Les autorités monétaires peuvent ignorer les effets inflationnistes directs de ces fluctuations. Les taux de change peuvent aussi changer, cependant, parce que les fondamentaux s’inversent, l’équilibre à long terme change aussi. La variable e est alors définie comme la déviation du taux de change de son niveau d’équilibre à long terme.

Si le taux de change actuel diminue et que l’équilibre de long terme diminue du même montant, l’inflation à long terme π* augmente dans les mêmes proportions que l’inflation actuelleπ . Dans ce cas, les autorités monétaires doivent resserrer leur politique, ce qui réduit le produit. Toutefois, l’inconvénient que présente le ciblage à long terme de π* c’est que les autorités monétaires doivent donner une estimation du paramètre de la courbe de Phillips. Enrevancheun ancrage pur d’inflation est relativement facile à poursuivre, vu que mesurer l’inflation de manière ordinaire ne nécessite pas une connaissance de l’équilibre du taux de change ou des paramètres de la courbe de Phillips. Les adeptes du ciblage de π diront que cibler π* va réduire la simplicité et la transparence de la politique monétaire. Lorsque le taux de change varie temporairement de son niveau d’équilibre, alors l’inflation de long terme ne va pas être affectée, dès lors la banque centrale n’agit pas. Si en revanche, la variation du taux de change est durable, alors l’inflation sera affectée et la banque centrale devra réagir. Ainsi une réaction de la banque centrale n’est de rigueur que lorsque la variation du taux de change perdure dans le temps.

Par ailleurs, les taux de change peuvent affecter l’inflation à travers les prix des biens échangeables, ainsi qu’à travers leur impact sur les prévisions inflationnistes. Le taux de change peut de ce fait être potentiellement important sous n’importe quel régime dans la mesure où les pays émergents restent vulnérables à son sujet, ce qui peut sérieusement compliquer ou même compromettre la mise en place de l'objectif d'inflation.

Il apparaît en outre que :

  • dans certaines économies, en particulier celles à bas revenus, il existe une forte corrélation entre le taux de change et les prix domestiques. En effet, les prix et salaires étant rigides, une appréciation du taux de change nominal peut être à l'origine d'une dégradation significative du solde de la balance courante. Comme les pays émergents sont, dans leur ensemble, très ouverts et très dépendants du commerce international, il est normal de penser qu'une appréciation du taux de change nominal stimule les importations. Cela provoque une baisse des prix des biens domestiques et aussi bien les exportations que la compétitivité prix sur le marché international se trouvent pénalisées. Les coûts de production restent toutefois inchangés, ce qui n'est pas profitable pour la rentabilité des entreprises exportatrices. Ces dernières se trouvent alors face à un dilemme : soit elles gardent les même prix de vente et ainsi leur rentabilité convertie en monnaie nationale va alors baisser. Cela découle du fait que la rigidité des prix et des salaires met ces entreprises dans l'incapacité d'agir sur les coûts de production. Soit au contraire, elles décident de changer leurs prix pour essayer de préserver la valeur de leur revenu en monnaie nationale, et dans ce cas elles risquent de ne pas pouvoir résister face à la concurrence. La baisse des prix des biens importés est en général à l'origine d'une baisse des coûts. Cette dernière accompagnée par un contrôle voire même une baisse des salaires va conduire à une baisse de la compétitivité prix, en particulier si la variation de la production est inférieure à la variation des prix ;
  • ce lien est renforcé lorsque l'inflation est plus élevée. En effet, lorsque l'inflation est en hausse, la corrélation taux de change et prix domestiques se consolide davantage (paragraphe I.1).

Dès lors, même en optant pour un objectif d'inflation, les marchés émergents peuvent difficilement renoncer à tout objectif de change. Un tel objectif leur permet en effet d'assurer une certaine stabilité à leur économie en se donnant la possibilité d'intervenir pour limiter les conséquences des fluctuations du taux de change indépendamment de la cible choisie. Comme l’ancrage par l’inflation exige nécessairement une flexibilité du taux de change nominal, les variations du taux de change sont inévitables. Cependant, lorsque les dépréciations sont importantes, elles peuvent augmenter la charge de la dette en majeure partie libellée en dollar, et par voie de conséquence accroître les risques d'une crise financière (Mishkin 1996). Ceci suggère que les marchés émergents ne peuvent pas se permettre d'ignorer le taux de change lorsqu’ils adoptent une politique monétaire avec un ciblage d’inflation. En plus, cette cible ne semble pas être durable à moins qu'il y ait des règles prudentielles strictes et des institutions financières qui assurent que le système est capable de supporter des chocs du taux de change.

Par ailleurs, de nombreuses études ont montré que les marchés émergents sont caractérisés par un degré élevé, par rapport aux pays industrialisés, de pass-through . Celui-ci représente la transmission des variations du taux de change aux prix domestiques. C'est à dire que l'augmentation du prix des biens importés engendrée par la dépréciation du taux de change est plus rapidement et plus fortement incorporée dans les prix des biens domestiques dans les pays émergents que dans les pays industrialisés. Cela implique que lorsqu'une banque centrale opte pour un ciblage d'inflation, elle doit en présence d'un pass-through élevé accorder davantage d'importance aux variations du taux de change pour définir sa fonction de réaction puisque celles-ci sont à l'origine d'une large partie des variations de l'inflation future.

D'après Ho et Mc Cauley (2003), un pass-through élevé complique les politiques de cible d’inflation. Les autorités monétaires se doivent d'agir pour ajuster le taux de change en fonction de la cible annoncée lorsque les effets du taux de change sont fortement répercutés sur l'inflation. L'engagement de la banque centrale vis à vis de la cible d'inflation implique de facto un engagement vis à vis du taux de change 88 . Ce qui expose davantage les politiques d'objectif d'inflation aux risques d'attaques spéculatives.

Toutefois, cela ne remet pas en cause la possibilité d'une banque centrale à s'engager dans un objectif d'inflation. D'ailleurs pour certains (Einchengreen 2002) un pass-through élevé peut permettre à la banque centrale d'atteindre rapidement son objectif d'inflation, dans la mesure où elle agit sur les mouvements du taux de change à travers la loi de la parité de taux d'intérêt non couverte. Ces mouvements sont d'autant plus importants que le degré du pass-through est élevé. Cependant, les effets des variations du taux de change sont limités par les effets de compétitivité des produits domestiques par rapport aux produits étrangers. Cet effet est d'autant plus faible que la dépréciation du taux de change est fortement répercutée dans les prix domestiques. Par conséquent, plus le pass-through est élevé, plus la banque centrale doit avoir recours au canal du taux de change pour atteindre sa cible d'inflation.

Ainsi, avant de mettre au point leurs stratégies de ciblage d'inflation, chaque pays doit d'abord décider du régime de taux de change et s'y tenir. En effet, il est difficile de gérer simultanément un ciblage d'inflation et de régime de change.

Outre les changements de régimes monétaires qui accompagnent la mise en application de la cible d'inflation et que les autorités monétaires doivent gérer, les banques centrales doivent aussi accorder beaucoup d'importance au système de communication et de collecte de données.

Alors que plusieurs pays ont déjà adopté le ciblage d'inflation au début des années quatre-vingt-dix, il reste tout de même supposé qu'il n'est pas aussi facile d'établir un tel ciblage. Dans ce contexte Masson et ali (1997) suggère qu'adopter un ciblage d'inflation nécessite un cadre monétaire où (i) le pays serait capable de poursuivre une politique monétaire indépendante en particulier de toute contrainte budgétaire ; et (ii) le pays serait libre de tout engagement d'un autre ancrage nominal tel qu' un ancrage du taux de change. Il est toutefois difficile aux pays émergents de réunir ces deux conditions. Si les pays choisissent de garder un faible taux d'inflation, de fixer leur taux de change comme ancrage nominal, il n'est plus possible de parler de ciblage d'inflation, tel a été le cas en Argentine depuis 1991 avec le système des caisses d'émissions.

Le ciblage d'inflation est une alternative aux autres formes d'ancrage nominal, toutefois il est important de signaler que dans le ciblage d'inflation dans les marchés émergents, le taux de change joue un important rôle.

Le ciblage d'inflation est certes l'alternative qui répond le mieux aux attentes de la banque centrale et du public en matière de conduite de la politique monétaire, il ne faut cependant pas ignorer les limites qu'un tel ancrage présente. Contrairement aux taux de change et aux agrégats monétaires, le taux d'inflation ne peut pas être facilement contrôlé par la banque centrale. En effet, les résultats de l'inflation qui prennent en considération les effets de changement des instruments sont annoncés après un décalage substantiel. Ainsi la difficulté de contrôler l'inflation devient problématique pour les pays émergents qui parviennent à faire baisser des niveaux d'inflation relativement élevés. Les erreurs risquent d'être importantes et l'ancrage par l'inflation aurait tendance à être manqué, et là aussi, il sera difficile pour la banque centrale d'assurer sa crédibilité en matière d'inflation et de justifier les raisons de ces déviations.

Dans ce qui suit, nous présenterons le cadre institutionnel préparé par les autorités monétaires pour mettre en œuvre l'objectif d'inflation pour lequel ont opté plusieurs pays. Puis nous analyserons les résultats déjà obtenus jusque là depuis l'adoption de cet objectif.

Notes
88.

Cela a été confirmée par le cas de la Thaïlande et la Corée où a été démontrée la relation faible inflation – faible degré de pass-through.