2.2.1.1. Modalité somesthésique

2.2.1.1.1. Après déafférentation

Merzenich et ses collègues sont les principaux investigateurs des phénomènes de plasticité dans le cortex somatosensoriel chez l’animal adulte. Ils ont investigué la capacité de réorganisation du cortex à la suite d’une suppression à long-terme de l’information afférente. Pour déterminer les cartes somatotopiques, les auteurs ont implanté plusieurs centaines d’électrodes au niveau de l’aire 3b du cortex somatosensoriel primaire S1 de singes hiboux. En 1984, Merzenich et al. ont amputé 1 ou 2 doigts de ces singes et ont examiné leur cortex de 2 à 8 mois plus tard. Lorsqu’un seul doigt est amputé, les neurones qui étaient responsables avant amputation de sa représentation codent progressivement les doigts adjacents ainsi que la paume de la main. Lorsque deux doigts sont amputés, une réorganisation massive se produit, avec une expansion des représentations des doigts adjacents de l’ordre de 1,8 fois sa dimension d’origine. Cependant, dans ce dernier cas, l’expansion se limitait au maximum à une distance de 500 à 700 m et une zone non sensible à toute stimulation sensorielle, d’une étendue d’environ 1 mm était également présente. Aucune augmentation significative de la représentation des autres doigts n’était en revanche observée. Cette faible expansion des zones adjacentes a été remise en question par des études plus récentes qui ont mis en évidence une réorganisation corticale s’étendant jusqu’à 14 mm à la suite d’une amputation (Pons et al., 1991 ; Manger et al., 1996). De plus, et de façon étonnante, ce phénomène de sur-représentation des zones corticales adjacentes peut se produire à un niveau plus central, notamment dans le cas d’un infarctus. Chez le singe hibou présentant une petite lésion au niveau de S1, la surface de la peau, qui était initialement codée par la zone corticale lésée, est dorénavant codée par la région corticale en bordure (Jenkins et Merzenich, 1987). Les champs récepteurs des zones corticales situées en bordure de lésion se sont donc élargis, puisque la même région corticale représente une zone de peau plus grande.

Dans le but de déterminer le décours temporel de cette réorganisation, Merzenich et al.(1983) ont régulièrement cartographié l’aire 3b de singes entre 2 semaines et plusieurs mois suivant la section du nerf médian. Cependant, à deux semaines la réorganisation était déjà survenue, la plasticité existait déjà avant cette période. Le même phénomène survient également après section d’un doigt (Figure 21).

Figure 21 : Exemple de réorganisation du cortex somatosensoriel (aire 3b) chez des singes hiboux après la section du nerf médian responsable de l’innervation de la moitié de la paume de la main (dont le pouce).
Figure 21 : Exemple de réorganisation du cortex somatosensoriel (aire 3b) chez des singes hiboux après la section du nerf médian responsable de l’innervation de la moitié de la paume de la main (dont le pouce).

A gauche est représenté le cerveau du singe et est indiqué approximativement la région codant la main au niveau de l’aire 3b. Les figures à droite représentent l’agrandissement de cette région. Chez le singe sain, la représentation des doigts 1 à 5 ainsi que la paume de la main est étendue dans le cortex. Immédiatement après la lésion, la représentation corticale des deux premiers doigts a disparue et le troisième doigt est faiblement représenté. Quelques semaines plus tard, les représentations du troisième doigt et de la paume de la main, situées en bordure de lésion se sont élargies dans le cortex somatosensoriel (Merzenich et al., 1983).

Pour étudier plus précisément ce phénomène, le mieux est non plus de se placer au niveau des cartes mais au niveau des neurones. Peu de temps après une lésion périphérique, de nouveaux champs récepteurs vont s’exprimer et d’autres déjà présents vont s’étendre. Par exemple, lors de l’étude du champ récepteur d’un groupe de neurones dont les afférences ont été bloquées par une anesthésie locale, il est possible d’observer une augmentation de son expression après seulement quelques minutes. A la fin de l’anesthésie, quelques minutes seront nécessaires avant que le champ récepteur revienne à son état initial. Mais même sans retour à un état ‘sain’ ces phénomènes de plasticité finissent par diminuer après quelques jours (Calford et Tweedale, 1988). Il existerait donc un effet réversible à court terme et un effet à long terme de plasticité. Un inconvénient majeur est cependant que les décours temporels enregistrés après dénervation périphérique dépendent énormément du protocole expérimental utilisé. Par exemple, lors de l’étude de la représentation corticale du nerf adjacent au nerf sciatique après section de ce dernier, l’expansion observée au niveau de l’aire déafférentée apparait soit immédiatement (Barbay et al., 1999), soit après plusieurs semaines (Cusick et al., 1990) en fonction du protocole utilisé.

Chez l’humain, plusieurs études de cartographie sont en faveur d’un remodelage à grande échelle des aires somatosensorielles, et cela immédiatement après l’amputation d’un membre (Fuhr et al., 1992 ; Kew et al., 1994 ; Yang et al., 1994 ; Knecht et al., 1995). Cependant, ce remodelage ne semble pas toujours présent, comme en témoigne l’étude de Elbert et al. (1994), où la réorganisation corticale n’est présente que chez un sujet sur cinq.

Des phénomènes de réorganisation corticale se produisent également chez l’humain non plus après amputation d’un membre mais après des lésions du nerf périphérique. Chez des patients présentant une paralysie faciale, des études TEP ont révélé un agrandissement de la zone corticale codant la main avec une extension médiale vers le site présumé du visage (Rijntjes et al., 1997).

Cette plasticité peut également influencer la perception des sujets. Chez des individus amputés d’un bras ou d’une main, l’action de toucher le visage et le haut du corps peut engendrer des sensations liées au membre fantôme amputé ( Ramachandran et al., 1992 ; Ramachandran, 1993 ; Flor et al., 1995 ; Knecht et al., 1996 ; 1998). Les représentations somatotopiques corticales du visage et du haut du bras étant situées à proximité de celles de la main et du bas du bras, ces sensations seraient le reflet d’une expansion des représentations du visage et du haut du corps allant jusqu’à occuper les zones du bras et de la main. Knecht et al. (1996) ont cependant ont remis en cause cette théorie en montrant que la relation entre le site stimulé et la perception du membre fantôme n’était pas constante, mais pouvait varier en fonction de la durée post amputation.

Il est intéressant de souligner que dès 1949, Teuber et al. ont observé chez des amputés une meilleure acuité tactile du moignon que celle de sujets sains stimulés sur la surface de peau correspondante. Teuber et ses collègues ont suggéré que cette différence pourrait refléter des « réajustements centraux où le moignon aurait acquis certaines caractéristiques du membre amputé ».