Singularité et remise en question des normes

C’est surtout au XIXème siècle que se dessine la figure « du faiseur de textes ou de producteur littéraire » c’est à dire l’écrivain et surtout le poète qui est étranger au monde dans lequel il vit et à partir duquel il écrit pourtant. Cette position particulière lui permet d’ailleurs de déceler dans le familier entourage, tout ce qui « ne colle pas», qui se singularise (cette revendication est inscrite déjà dans un personnage comme celui de Jean Valjean dans Les Misérables ou dans la voix énonciative d’El Dedischado de Gérard de Nerval) 9 .

On peut citer à cet effet le chantre du bizarre, Baudelaire qui, à travers les deux recueils de poèmes Les Fleurs du Mal et Les Petits Poèmes en prose, prône et illustre l’idée d’une poésie nouvelle qui bouleversera les usages alors en cour. La poésie devient en effet, avec lui, une activité « visionnaire », au sens où la parole a alors pour rôle et pour fonction de regarder les apparences, pour mieux y découvrir une disposition « déconcertante » des faits et des choses, pour peu qu’on se prépare à ce nouveau regard en abandonnant les préjugés qui accompagne toute formation.

Visionnaire également parce que essentiellement en rapport avec le retournement de ces même choses ; en rapport également avec un exercice mental et intellectuel qui consiste à s’appliquer à obtenir un angle de vue différent de ceux préconisés et pratiqués par les lieux et espaces où s’exerce le pouvoir des idées dominantes.

L’autre face, l’ombre sans cesse produite par tout objet, et qui lui ressemble à ce titre à s’y méprendre, intéressera Baudelaire qui s’attachera notamment à rassembler les éléments esthétiques et ontologiques qui caractérisent « cette autre face ».

Le bizarre 10 devient ainsi une stratégie de dépaysement systématique, un éloignement voulu et pratiqué, des normes, des clichés et des lieux établis.

Même si ces derniers sont encore présents dans l’œuvre baudelairienne, ils le sont

néanmoins avec le but plus ou moins conscient et avoué de montrer le caractère d’étrangeté indécelable qu’ils peuvent comporter eux aussi, si on les vide de leurs caractères codifiés et reconnus comme tels par une majorité.

Ainsi des poèmes comme ceux des correspondances ou les différentes pièces de Spleen, ou encore celles des Petits poèmes en prose, semblent à la fois se rattacher à une tradition romantique ou à celle « des choses vues » à la manière de Victor Hugo ; néanmoins il y a un déplacement infime des lieux communs, de reconnaissance d’avec les personnes et les saisons mais aussi du regard, qui dénude subtilement l’apparence familière pour laisser apparaître un monde nouveau, non entièrement identifié dans lequel les mots ne cadrent plus entièrement avec les concepts. Ce décalage crée alors un flottement, un vide qui surgit toujours en dernière instance comme une brèche qui attirera sans cesse l’exercice de l’écriture sans jamais lui signifier sa fin (aux deux sens que permet ce terme).

La pratique systématique du bizarre (même par le biais de l’opium, qui reste un moyen de « changer son regard » comme Baudelaire le suggère dans Les Paradis Artificiels 11 ) va avoir un double résultat : d’une part elle permettra de développer un sens aigu du recul et du regard, qui s’attachera alors à trouver dans les objets usuels de tout entourage immédiat, la faille, le point d’achoppement à partir duquel une nouvelle disposition de l’angle de vue restituera à ces objets une opacité, un caractère compact résistant et fuyant, qui les détache alors de la connaissance habituelle et constituante que nous avons d’eux : ils apparaissent alors, seuls, nus, innommables et insituables.

D’autre part ce caractère de solitude radicale de l’objet va lui-même déteindre sur son observateur : le faiseur de textes, dans sa quête d’étrangeté va lui même devenir un étranger. On peut se reporter à cet effet au poème significatif, exergue des Petits poèmes en prose et intitulé L’étranger c’est à dire un être extérieur par rapport aux autres, ou plutôt intérieur, car préoccupé de se délivrer de ce qu’on lui a appris pour mieux accéder à ce qu’il porte et ce qu’il est. Il est alors, pour les autres, chargé de signes méconnus car venant de l’intérieur de lui-même, et pour cela, prêt à les inventer dans leur originalité. Un autre point de vue pourrait faire dire qu’il est exsangue, vide des signes qui peuvent lui servir de liens avec les autres, pour d’abord affirmer son identité dont le dédoublement (dont nous avons parlé plus tôt) est une composante essentielle.

Le créateur, écrivain ou poète endosse ici une identité de la différence : aux niveaux pleins et rassurants des sens développés et reconnus en société, il oppose  « l’inquiétante étrangeté » de la modernité, c’est à dire du non conformisme, de l’exotisme, du cosmopolitisme, avant que toutes ces figures n’évoluent vers une forme radicale, beaucoup plus tournée vers des problématiques de l’écriture, du livre à la manière de Rimbaud et surtout de Mallarmé, qui marqueront un tournant très important dans l’écriture de la difficulté et dans la modernité.

Toujours à cette même époque décisive, entre le moment où Baudelaire écrit et produit et celui où apparaîtra un poète, devenu un personnage quasi mythique à notre époque, c’est à dire Rimbaud, émerge une nouvelle définition de la littérature qui traduit la nouvelle exigence de celle-ci, de sa quête d’un autre dire et d’une autre parole nominative du monde. Il s’agit du roman fantastique, puis du roman « d’horreur », ce « genre » permettra notamment de « casser » la vraisemblance et l’enfermement qu’elle dresse alors, pour mieux dévoiler la cassure, la présence du point aveugle de l’innommable en toute chose.

A ce titre, un exemple est véritablement représentatif de cette volonté d’aller au-delà, ou du moins d’aborder autrement l’univers qui nous entoure : il s’agit de Guy de Maupassant, qui passera des récits descriptifs de la vie rurale française, dans sa quotidienneté et sa socialité la plus « sociologique » pourrait-on dire, à une nouvelle aussi étrange et pour cela percutante que Le Horla.

Elle exprime à sa manière la faille des univers familiers à laquelle fait écho la faille qui existe dans la personnalité même du narrateur ambigu, hésitant entre la désignation de sa propre désagrégation et celle du monde qui l’entoure dont il ne saisit plus la continuité. C’est également le cas d’un auteur comme Huysmans qui ne se contente plus de l’immédiateté simple des choses vécues ou vues mais se retourne plutôt vers un mysticisme qui révèle lui aussi le caractère kaléidoscopique du monde qui nous entoure. 12

Dans ce cadre de recherche, de revendication et d’exploitation de nouvelles valeurs, capables d’apporter des points d’appui renouvelés à la création artistique, on saisira mieux le recours par Baudelaire, et tous ceux, après lui, qui deviennent les poètes maudits (avec principalement Rimbaud, puis Lautréamont), du mal, cette notion étant très vaste et englobant aussi bien une opposition aux valeurs religieuses, dans leur version petite bourgeoise et pudibonde, qu’aux valeurs morales et politiques de l’époque à laquelle ils appartenaient. Il s’agit le plus souvent, pour ces créateurs, de chercher à assumer une originalité, en lui donnant une légitimité, ou surtout une contre-légitimité, qui cherche alors son enracinement dans les zones d’ombre de l’histoire humaine ou civilisationnelle occidentale, dans ce qui est dénoncé ou ignoré des valeurs bourgeoises et qui s’en éloigne par conséquent, tout en demeurant inconnaissable et illisible pour ces dernières.

Le Mal, en tant « qu’espace » différent, inattendu, problématique, sans cesse en mouvement, peut être d’abord identifié à un avatar de la modernité. Il propose une autre lecture du monde, un autre « être » au monde, en dehors des chemins battus, des attentes, des traditions et des carcans, notamment intellectuels qu’ils imposent. Il prodigue aussi une nouvelle profondeur aux choses auxquelles ils retirentleur caractère programmé et inéluctable.

Il permet également d’attaquer un ordre social et politique duquel le créateur est exclu matériellement et dont il ne se sent pas proche intellectuellement et philosophiquement ; que le plus souvent il méprise mais dont il ressent fortement la puissance et la progression. Il permet également d’accéder à de nouvelles sensations liées elles-mêmes à de nouvelles expériences (ou expérimentations), à un recul conscient et concerté des limites morales, sensitives et intellectuelles. Il donne donc une autre mesure du monde, dans le cadre de laquelle, l’homme semble accéder à une liberté sans limites, en même temps qu’il se redécouvre, sous un autre jour et aspect. 13

« Je est un autre », autre formule lapidaire de Rimbaud, est à ce titre, représentatif des nouvelles dimensions que prend l’être, dont la formulation échappe, en dernière instance, à celui qui la tente. Simultanément, la dualité associée à la conscience moderne est également installée à ce titre d’opacité constituante et portée dorénavant comme une condition tragique. On est alors très loin de la formule illustrant la sagesse grecque sur laquelle se construisit la renaissance puis le classicisme : « connais-toi toi-même ».

Le Mal peut donc être associé au point de vue de l’autre en nous, cet autre nous-mêmes que les sociétés occidentales ont fini par reléguer dans l’enfance, la maladie, la mort, la folie (la féminité également) et tous les états jugés extrêmes (ou l’étant effectivement) qui bousculent l’ordre social, hiérarchique ou politique, et les habitudes mentales dominantes. Ce premier « classement conceptuel » achevé, la société occidentale continue sur son orientation d’inventaire orienté du monde suivant les valeurs dominantes de normalité, de clarté et d’accessibilité.

Le Mal devient alors l’Autre, l’étranger, celui appartenant à d’autres pays, à d’autres civilisations et cultures, d’autres religions. Son approche est essentiellement ethnocentriste, c’est à dire menée en termes de rapport comparatiste qui induit toujours une supériorité plus ou moins implicite de celui qui mène la démarche de comparaison, à savoir l’occident. Des pans entiers du non-dit social et fantasmatique sont alors projetés sur cet étranger, cet ailleurs dont la nomination propre n’intéresse pas.

Ce double fantasme de classement et d’assujettissement à l’ordre est à la base de l’entreprise coloniale, doublé de celui d’enrichissement matériel, qui peut être mis sur le compte de cette passion fétichiste de la compilation, du décompte et de l’inventaire.

L’étranger (géographique après celui local) subira d’abord cette passion « organisatrice » et « limitatrice » des univers et des relations entre les hommes. Puis il en viendra lui-même à revendiquer le Mal, les expériences-limites qu’une entreprise comme la colonisation, par exemple, lui aura fait vivre (et ceci en intégrant progressivement une violence débridée, qui deviendra dans certains cas, une véritable déformation de la valeur sociale ou politique : l’exemple de l’Algérie est à cet égard, tout à fait parlant. Un écrivain comme Mohammed Dib semble avoir senti cet investissement libidinal profond qu’il illustre dans la figure du chasseur. 14 Cette dernière apparaît dès le début de son œuvre et demeure présente dans la dernière partie de son œuvre comme dans certains passages de Si Diable veut. Au-delà des condamnations que ce type de personnage entraîne et désigne, on retiendra la mise « en mythe » de cette tendance profonde, ainsi reconnue comme une force structurante de la personnalité humaine, et refaisant surface ou trouvant un terrain d’élection en situation de guerre, alors que le relâchement de la socialité lui permet de faire irruption explicitement à travers des actions qui sont tolérées ou du moins pardonnées, c’est à dire plus ou moins intégrées à côté d’une échelle de valeurs plus rigide en temps normal.

Mais la colonisation et les bouleversements qui suivront auront permis à l’autre de découvrir son altérité, sa différence, après son identité (ou avec). Cette découverte lui permettra de revendiquer et de prendre parole plus tard au XXème siècle, lorsque les différentes luttes de libération seront précédées et suivies par les revendications identitaires.

A ce moment, le « Mal » demeure encore un lieu « vierge »,  un espace nouveau et producteur, à partir duquel une nouvelle nomination du monde continue de se dessiner. Elle comporte notamment sa propre épaisseur, sa propre quête, la pulsion première ou basique de sa violence qu’elle veut porter au cœur même de toutes les institutions, par la désarticulation et la destruction des moyens de leur perpétuation ou transmission : le langage deviendra alors l’objet de ces attaques ou de ces entreprises de remise en question et d’interrogation.

La langue du colonisateur, celle de l’autre sera alors violentée, mise à sac et volontairement indisciplinée (c’est à dire qu’on remettra en cause sa discipline, on lui retirera son ordre et sa discipline) ou alors investie en silence d’une résonance autre, d’un point de vue différent quant à l’énonciation ce qui semblera créer alors un effet de bruit de fond ou de sourdine qui contribuera en fait à la retourner comme un gant, c’est à dire à montrer son fonctionnement en tant que langue dominante, toujours liée à un jugement de valeur implicite sur l’autre ; ce qui contribuera également à installer au cœur d’elle-même une sorte de distance ou même de discrimination déstabilisatrice qui le fera éclater du dedans sous l’effet d’une pression ontologique différente.

Cette pression est celle qui caractérise et qui porte la demande d’être de l’autre, la demande de vivre, d’apparaître enfin en tant que tel au grand jour en dehors des carcans, des interdits, des négations que comporte l’entreprise coloniale. On pense à cet égard à une œuvre comme celle de Mouloud Feraoun pour l’Algérie ou celle d’Ahmed Sefrioui 15 pour le Maroc.

Ces « autobiographies sages », dont l’écriture emprunte encore les modèles établis à l’école coloniale représentent néanmoins les premières tentatives d’un enracinement de la parole dans une représentation/présentation de soi autrement que l’autre ne le perçoit ou ne le décide ou ne le dessine comme cela se faisait précédemment dans le roman proprement ethnographique comme Myriam dans les palmes 16 par exemple, dans lesquels l’algérien (mais peut-on l’appeler par ces termes) ou l’homme maghrébin de manière générale disparaît pour ne laisser que quelques traits subsister de lui-même, ceux-là mêmes que veut saisir et retenir le regard occidental : soient en fictions, liés alors au paternalisme ; soient folkloriques, liés à cette perception réduite et avilie de l’autre qui ne rentre dans le champ de vision de l’autre que revêtu de ce statut d’infériorité, ce statut de fétiche coloré et bigarré qui ne comporte pas une humanité entière (donc dénué de son intégrité/intégralité).

Dans les années 40 – 50, la contestation et la révolte continueront et permettront des audaces nouvelles aux colonisés, qui briseront sciemment les rets d’un imaginaire scolarisé, folklorisé, tétanisé par le Bien, lui-même lié aux valeurs de respect de l’ordre établi, quelle que soit sa réalité négatrice pour soi-même. On verra notamment apparaître au Maroc en 1966 la revue Souffles qui regroupera en son sein une nouvelle génération de poètes d’abord 17 puis d’écrivains qui revendiquent un rapport nouveau à la culture et à la littérature, à la civilisation du colonisateur, mais aussi à la leur.

On notera que parallèlement, ce mouvement se faisait jour également en Afrique avec des entreprises comme celle de J.M.Adiaffi puis celle de Ahmadou Kourouma et d’Ibrahima Ly 18 par exemple un peu plus tardivement. Si pour ces derniers, la « transparence et la clarté » du style et de l’écriture sont encore de mise, ce ne sera plus le cas pour les poètes et les écrivains qui se réunissent et débattent de leur art, et de sa mise en pratique, dans le cadre de la revue Souffles, qui inspireront ou exprimeront ce que les écrivains algériens ou Tunisiens ressentent ou tentent d’écrire à la même époque.

Albert Memmi, Dib ou Kateb Yacine ouvrent également l’espace d’une prise de parole nouvelle, portant le poids d’un silence forcé pendant des années ; ils ne demandent plus qu’on les comprenne d’emblée : ils disent, ils nomment, ils témoignent d’eux-mêmes et chacun de ces actes de langage portent le poids de l’histoire d’abord, puis de leur propre travail sur la langue, de cette affirmation de leur propre nomination qui correspond également à la revendication de leur autonomie culturelle, à l’affirmation de leur droit fondamental à être, à évoluer, à choisir.

Leur travail sur les catégories langagières, mais également de l’imaginaire dit leur révolte mais également leur volonté à être, être différent, dans leur différence. Il s’agit alors pour eux de relever le défi de leur altérité, leur enracinement dans une région géographique et culturel, mais surtout dans une autre région de la pensée, dans l’envers même de cette pensée « blanche », dominante, bien pensante et aseptisée des crimes dont elle fut à l’origine, et des ratures qu’elle suscita.

Pour la plupart d’entre eux, il fallait se tourner vers un ailleurs, vers l’Impensé au travers ou dans lequel, il s’agissait de retrouver une origine perdue, un rattachement impossible à une culture elle-même en manque et en mal d’existence. D’où le choix pour beaucoup d’entre eux d’une langue difficile, mise à mal, « déformée », tournée vers une autre langue, celle de leur origine, qui s’y enfouit et dicte alors ses propres lois, ses figures, ses lexèmes d’appartenance et d’appropriation .

Cette langue difficilement abordable, cassée, violée, chargée d’euphémismes et de sous-entendus est en fait une « forme-sens » inhérente à leur choix et à leur prise de conscience : ils ne veulent plus et ne peuvent pas, objectivement appartenir à une « région » ou un espace de la parole dans lequel on ne veut pas d’eux, dans lequel on ne les conçoit pas en tant qu’hommes, dans le sens objectif de ce terme, c’est à dire en tant qu’individus libres, riches d’un passé et d’un avenir qu’ils auraient forgé eux-mêmes ; ils ne veulent plus se mouvoir dans un espace de la parole dans lequel ils ne seront jamais que de brillants étrangers et pour cela, à jamais entachés d’une indivisible opacité, d’une « noirceur » irrémédiable, même si elle reste diffuse et aléatoire .

S’ils cachent une altération de la nature humaine (comme certains le prétendent), ils la revendiquent désormais et elle devient leur altérité, qu’ils affirment à présent et qu’ils cherchent à faire vivre et parler sous toutes les formes de cette nouvelle appartenance qu’ils revendiquent.

Ces formes de la nouvelle appartenance, ils les cherchent et les trouve au sein des écritures développées en ce dix-neuvième siècle, liées le plus souvent à la naissance de la modernité, accompagnée de ses révoltes, de ses remises en question, de ses dénonciations plus ou moins subtiles et accomplies, de l’ordre social, culturel et ontologique même. Les créateurs algériens notamment y trouveront ce qui répond à leur désir d’individuation et d’expression originelle et originale : la revendication d’une langue nouvelle, qui n’hésite pas pour être cela, à s’appuyer sur le scandale d’une syntaxe mise à mal, d’une hiérarchie verbale, et donc sociale traînée dans la boue de l’invective, de la scatologie ou de l’étrangeté énonciative dans laquelle toutes les catégories traditionnelles se mêlent et disparaissent pour laisser la place à un terrain nouveau et vierge pour cette raison.

Les valeurs qui y apparaissent sont liées à la contestation, la révolte et quelquefois au meurtre et à la vengeance. Elles s’opposent pourtant à leurs yeux à l’hypocrisie des valeurs humanistes ou simplement traditionnelles, qui ont révélé sur le terrain, leur caractère ambivalent et contradictoire.

Les créateurs de ces pays accédant au droit, tout à fait relatif, de parler, vont donc lire et relire ces auteurs « mal vus », ou chassés du panthéon des artistes reconnus, pour mieux découvrir les contradictions du monde civilisé et civilisateur et tous les discours et les pratiques qui échappent à la morale et à la culture dominantes.

Ils s’intéresseront également aux aspects ignorés des écrivains célèbres, décoderont les grands paradigmes de cette culture d’une manière différente liée à leur histoire brisée et chaotique. Mais ils n’hésiteront pas également à passer au crible de l’ironie et de la critique leur culture d’origine ou à défaut, l’image idéaliste ou idéalisante qu’ils en ont et qu’ils cherchent à défendre ou à promouvoir.

Le courant révolutionnaire, au sens étymologique de ce terme, dont ils se réclament, possède une histoire qui traverse l’occident et plus particulièrement la France, où il contribue à l’émergence d’une expression et d’une écriture originale, dans laquelle l’opacité, l’épaisseur sémantique et les diverses codages jouent un rôle essentiel dans l’expression de la révolte sociale, dans le positionnement différent par rapport aux priorités de l’existence et de l’organisation de celle-ci.

L’individu créateur cherche, dans ce cadre, à échapper à un système centralisateur, de restriction intellectuelle même sous les apparences de la tolérance et de l’ouverture. Il cherche également à infléchir l’idée toute tracée d’un destin déterminé par le pouvoir et la politique : il cherche à montrer une intuition autre de la vie sur terre, même si les expressions qu’il utilise pour ce faire sont différentes. Les créateurs Français qui ont contribué à cette profonde déstabilisation de la création et de la littérature sont nombreux ; leur action est plus ou moins profonde, mais « l’action » de certains est plus décisive et radicale, surtout parce que quelquefois la vie et l’attitude même de l’individu montrent qu’il pressent les enjeux de l’art et de ses rapports contigus et intimes avec l’existence.

Baudelaire reste dans les anthologies, le promoteur d’un certain dandysme, lié à une certaine superficialité, mais cette apparence de dilettantisme et de légèreté n’est-elle pas la parade trouvée pour mieux dissimuler la charge dangereuse que ses notions poétiques, comme celle du bizarre et du différent, dissimulent sous leurs effets de scandale trop voyant.

Notes
9.

Les Misérables publié en 1862.

El Dedischado, in les Chimères publié en 1852.

10.

Définition du Bizarre in Le Robert : « Qui s’écarte de l’ordre commun, qui est inhabituel, qu’on explique mal. ».

11.

Voir les Paradis artificiels, pp. 22 à 26, Editions Maxi Poche 1998.

12.

A Rebours de Denys Huysmans 1ère publication en 1884.

13.

La littérature et le mal de Georges Bataille Gallimard 1957.

14.

Voir particulièrement dans Si Diable veut, le thème du chasseur inconnu p. 165.

Mais aussi les pages centrales du Sommeil d’Eve pp. 131 à 134.

15.

La boîte à merveilles de A Sefrioui Ed. du Seuil 1954.

16.

Myriam dans les palmes de Mohammed Ould Cheikh 1936.

17.

Dib et Kateb sont d’abord des poètes, leurs premières publications sont des poésies : Ombre gardienne pour Dib et les poèmes de Kateb réunis dans le recueil publié grâce aux soins de Jacqueline Arnaud et intitulé L’œuvre en fragments Sindbad 1986.

18.

Toiles d’araignées d’Ibrahima Ly, L’Harmattan, 1980.