Origines multiples et jalons historiques

Nous nous proposons de tracer quelques unes des étapes fondamentales de la constitution de cette écriture de la difficulté, comme forme-sens convulsive et ce au sein du dix-neuvième siècle et du vingtième siècle parce que certains de ces créateurs représentent des références constantes de ces écrivains maghrébins que nous nous proposons d’étudier. Dans le cadre de ce travail, nous aurons également l’occasion au sein de ce travail de parler de l’antériorité historique de cette pratique que ce soit au moyen-âge ou au seizième siècle et de ses différentes appartenances. 19

Nous montrerons également que pour ce qui concerne les écrivains maghrébins qui nous intéressent, l’origine de cette forme-sens remonte également à des usages oraux et savants qui existent dans leurs cultures d’origine arabo-berbères, marquées également par la soif de coder et de rendre inaccessibles certains sens notamment. 20 On en arrivera ainsi à parler d’un double enracinement de cette forme, et celui-ci suppose une circulation secrète ou explicite, dans l’échange, suivant les situations.

L’échange linguistique intrinsèque à l’opération d’écriture sera à l’origine des profondeurs des textes tournés vers ce travail de confrontation et de recherche, de nomination à la fois historique et anhistorique de soi et de l’autre, de création d’une parole inouïe qui cherche à rassembler une double orientation de la nomination du monde, cernée dans une démarche à la fois violente et nostalgique. Ce travail que nous nous proposons de faire ici est une étude générale qui s’appuie sur notre lecture des œuvres décisives de quatre poètes qui sont également les commentateurs de leurs propres écrits et donc les critiques de leurs propres productions, et à travers elles, de « l’ambiance littéraire » de leur époque qui est le dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle. Ils ont donc pour chacun d’entre eux, le double regard du créateur et du critique, qui va progressivement adjoindre cette attitude particulière à son écriture.

La création littéraire va donc perdre avec eux, ce caractère « spontané » pour devenir une démarche dans laquelle la réflexion va jouer un rôle essentiel, celui notamment de matrice de production de la difficulté, cette dernière devenant garante d’une recherche d’une langue adaptée qui échappe au moins en partie à la tyrannie des institutions, qui contribuent à envelopper la réalité d’un voile d’illusions porté par les mots.

La poésie joue donc un rôle fondamental : elle devient progressivement un discours décentré ou excentré qui prend en charge les paroles et les « langues » périphériques ou interdites pour leur donner un rôle actif dans une reformulation du monde, qui passe par une remise en question des valeurs dominantes, notamment bourgeoises.

Le monde harmonieux, ordonné, civilisé, rassurant et immédiat, construit par les lumières, ou tout du moins en partie, se trouve alors volontairement remis en question, notamment par le question de la forme poétique qui ne s’élabore plus simplement en fonction d’un héritage indétrônable et irrécusable, mais à travers une demande personnalisée et originale qui correspond à un élan de créativité dans lequel l’individu réclame sa part de parole, car il ne s’agit plus de perpétuer un ordre, mais d’affirmer la primauté de l’expérience, qu’elle soit de nature sensorielle, affective ou intérieure.

La poésie devient donc le lieu et le moyen d’élaborer cette interrogation sur soi et sur les discours ambiants par rapport auxquels le créateur cherche à se positionner ou auxquels il cherche à échapper. Grâce aux libertés qu’elle va consentir du point de vue formel et créatif, la poésie va permettre d’adopter un nouveau regard sur le monde et va ainsi permettre de le formuler autrement dans une distance non plus seulement critique, mais également ontologique et donc morale et métaphysique dans certains cas.

Les poètes que nous avons retenus sont : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et Artaud. Notre choix comporte une certaine part d’arbitraire, dans la mesure où d’autres ont également joué un rôle actif dans la refonte de la littérature. Néanmoins, des poètes comme Baudelaire et Rimbaud sont nommément désignés par Dib, Khatibi et Meddeb ; bien plus, ils sont également revendiqués plus ou moins explicitement dans un rapport d’intertextualité et d’interrogation, par conséquent, qui se trouve être en corrélation avec la construction et l’élaboration des œuvres de ces écrivains.

Artaud est la pièce maîtresse de la réflexion théorique du groupe de la revue souffles qui a interpellé tous les créateurs maghrébins, marocains en tête ; enfin, on ne peut parler de difficulté et de modernité en ignorant la position quasiment « symptomatique » de Mallarmé qui occupe en quelque sorte, le rang d’exemple occulté, sa propre œuvre faisant l’objet d’un effacement constant de la part d’une critique officielle scolaire et universitaire, à cause de la difficulté d’accès qu’elle comporte, et qui plus est, l’illisibilité qu’elle produit tout en se réclamant pourtant d’une exigence syntaxique sans faille et d’une grande recherche sur la production du sens et ses rapports avec l’utilisation de la ponctuation.

Son travail sur la syntaxe française, sur l’espace poétique et la contribution de celui-ci à la modification de l’architecture des recueils poétiques sera pourtant décisif dans la relation du sens et de l’œuvre.

Nous pensons, pour notre part, qu’il a joué un rôle déterminant pour Dib et Meddeb, qui s’inspirent volontiers de sa démarche en ce qui concerne l’approche de la syntaxe, mais également en ce qui concerne l’élaboration des espaces d’écriture et des relations entre eux.

Nous avons laissé de côté délibérément Lautréamont et Verlaine qui furent également des poètes décisifs de la modernité et de la difficulté, mais notre étude ne porte pas sur cette dernière à proprement dit, et s’interroge plutôt sur l’utilisation, la transformation et l’élaboration nouvelle dont elle fut l’objet, puis le détournement et l’enrichissement ponctuel dont elle bénéficiera et qui contribue à son élargissement puis à sa individualisation.

La difficulté et la modernité à laquelle elle reste en partie attachée demeurent donc des moyens de production et d’interrogation privilégiés de la production littéraire, au niveau de son amont, comme de son aval, tout comme elle demeure le meilleur moyen pour des créateurs originaux et exigeants, de montrer ou d’affirmer implicitement leur refus d’une critique simplement classique et conventionnelle de leurs œuvres, car ces dernières, sont également de chair, mêlées à leurs convictions les plus intimes et les plus violentes : œuvres liées par conséquent à leur souffle et à leur vie, elles doivent être comprises selon cette complexité déstructurante des conventions et de la bienséance morale et littéraire dont elles arrachent les masques et les discours.

Notes
19.

Voir notamment Rabelais et les Grands Rhétoriqueurs (XVIème siècle) comme Maurice Scève par exemple avec le Recueil intitulé Délie, publié chez Gallimard Poésie, 1984.

20.

Numérologies, litotes, notamment, sont utilisés jusqu’à nos jours par de grandes figures de la chanson chaabi, qui possède sa version populaire comme celle pratiquée par El- Anka et sa version savante comme celle pratiquée par Cheikh El-Ghaffour de Nédroma ou Maazouz Bouadjadj de Mostaganem.