Le Bizarre chez Baudelaire

Les Fleurs du Mal, reste dans l’histoire de la littérature Française, un titre provocateur qui suppose au Mal, une possibilité de fructification et d’esthétisation, qui libère un envers du Bien, du carcan éthique et moral dans lequel (ou par lequel) on le réprimait depuis au moins deux siècles pendant lesquels on ne le supposait pas « productif » et pour lesquels, il était jugé profondément indigne de l’attention de l’honnête homme, pour lequel il représentait également un réel danger.

Dans ce recueil, Baudelaire s’inspire de ce qu’il nomme la réalité, c’est à dire un quotidien quelquefois morose et trivial des hommes et des femmes qui évoluent en ville, dans les milieux intermédiaires, entre la bourgeoisie et la pauvreté totale (un peu comme l’artiste, au XIXème, qui vivant de son art, pouvait passer de l’aisance à la misère d’un jour à l’autre).

Cette réalité, déjà problématique (car elle variait en fonction de l’humeur et de la situation de celui qui s’emploie à sa description) lui permet d’élaborer une vision du monde où se mêlent les sentiments intenses du tragique et de l’ennui, liés à la déchéance humaine, avec ceux tout aussi puissants, mais euphoriques, de la recherche et de l’écoute de la fragile beauté de l’univers, qui semble porter en elle, un écho, une réminiscence dont on ne descelle pas entièrement la provenance, sinon lorsqu’elle est reliée à un mythe de l’origine de l’homme, elles-mêmes en rapport avec un état d’innocence que porte encore l’enfance.

La première expérience liée à la déchéance humaine et à la limitation de la condition humaine rend cependant possible la seconde : c’est à dire l’élan lumineux vers une Perfection, vers un Idéal dont on ne perçoit l’orientation que d’une manière sporadique. Il est en fait lié à la Beauté, à la perfection des formes et au travail entrepris par le poète pour en rendre compte et pour y parvenir. Il s’agit alors de rendre compte d’une beauté nouvelle qui n’exclut pas le mal, et pour ce faire, de créer une forme nouvelle qui implique cette nouvelle conception de la beauté.

Paradoxalement le monde de l’abîme, du reniement et de la turpitude ouvre momentanément mais d’autant plus violemment sur l’éblouissement « des correspondances et des voyages ». Le chatoiement de ce monde incertain apparaît à travers des signes, des couleurs, des sensations devenues des symboles de par l’écho dont elles sont empreintes.

Ce sont autant de messages épars, imprécis dans leur sens, bien que tenaces et redondants, qui cherchent à se donner à lire à travers leur redisposition construite à travers les textes. Ils se rapprochent presque du statut de signes algébriques, dans leurs incessantes reconstitutions, qui ne livrent finalement qu’une impression floue bien qu’insistante. On constate ici que l’accès à la réalité (la vraie, celle qui se situe au-delà des illusions du quotidien et des pièges négatifs que celui-ci recèle) nécessite l’utilisation d’un codage, de clés qui en font partie, de signes qui s’y rattachent.

Ces signes ont un caractère varié, voire contradictoire puisque le Mal n’exclut pas la reconnaissance du Bien. D’où la possibilité justement de passer par la trivialité la plus primaire et la plus abjecte pour accéder à cet envers positif.

Ce codage de la réalité, ou cette réalité codée passe par la conscience de la forme et de son rôle dynamique dans l'inventivité et la recherche d’une adaptation à un environnement nouveau dans lequel la prise de parole poétique joue un rôle différent de celui qui était le sien au début du siècle par exemple ; ainsi, d’après P. Labarthe, qui travaille plus expressément sur le Spleen : « Pour le théoricien des « correspondances », existe un rapport pour ainsi dire transparent de l’hiéroglyphe sensible au signe de la langue. ». 21

Mais il s’agit de nommer d’abord une incertitude, un effondrement, une quête que nulle autorité, au sens traditionnel, ne guide. L ‘homme, c’est dire le poète, n’évolue pas dans un univers apprivoisé. Paradoxalement, plus la science fait de découvertes et balise le monde et plus l’homme ne connaît plus cet univers par lui-même. D’où une déstabilisation profonde des schémas traditionnels et ce sentiment d’étrangeté que rend le Bizarre chez Baudelaire.

Cette dimension concerne d’abord l’attenance du Mal et du Bien, qui deviennent indéfectibles compagnons, échos interchangeables, l’un de l’autre, systèmes ou plutôt traces l’un de l’autre, inséparables. La dimension du Bizarre concerne ensuite les échos qui s’éveillent dans monde lavé, apaisé, beau parce que débarrassé des tiraillements de la culpabilité. L’homme s’y sent alors comme un « étranger familier ».

Il y décèle une appartenance dont il ne possède plus la généalogie ; il ressent seulement le drame d’une rupture qui s’est faite à son insu peut-être. Pourtant il lui semble reconnaître ce monde au-delà, ailleurs, en dehors des lieux et des langages inventoriés pour le saisir. Il y distingue la même étrangeté familière que celle qui le concerne. Il n’en expérimente que plus sa propre dualité et n’en découvre que plus son propre éloignement/ à lui-même.

Ainsi, tous les sonnets qui font partie intégrante du recueil Les Fleurs du Mal sont ils traversés par la même nomination singulière du monde, mise en place, notamment à travers un terme qui semble relever de l’innommable, et du singulier puisqu’il est emprunté à l’anglais : le Spleen. 22 Le mot n’existe pas dans la langue maternelle et usuelle du poète, comme il est d’ailleurs intraduisible. La trame langagière d’usage est remise en question par une langue-autre, le sentiment de recul et de non-appartenance qui y fait suite.

La difficulté comme option profonde d’une écriture qui se cherche, apparaît ici chez Baudelaire, dans cette volonté de faire diversion à une lecture facile de sa poésie ; celle-ci est traversée par cette relativisation et cette tension, provoquées par l’usage plus ou moins codée d’une autre langue, elle-même détournée, d’autres sonorités, d’autres accents, qui se tiennent derrière le texte officiel ou officiellement reçu et la déporte vers d’autres horizons de nominations et de formulation du monde, qui excèdent la normalité et les vérités acquises.

Cette forme du sonnet, venue du XVIèmeitalien est trouée, déformée par le sentiment envahissant du mal-être, du malaise, de cette âme malade d’ennui ou au contraire, survoltée par le spectacle fugace d’un monde heureux et inaccessible. La forme classique est ainsi remise en question, mais également par ces termes dont les majuscules (Ennui, Temps, Cadavre, Vin,etc.) ne renvoient pas à des lieux communs ou de véritables consensus littéraires ; il s’agit, en fait, de l’univers intérieur du poète, de ses certitudes ou de ses remises en question tourmentées qu’il élève à la place et à la fonction d’autorités reconnues, de paradigmes, de notions ou de concepts assez puissants et assez représentatifs pour finir par être reconnus par tous.

On notera, par ailleurs, à cet effet, l’importance de l’univers nocturne chez le poète, qui affirme ainsi indirectement sa volonté implicite d’explorer l’inconnu, l’intériorité qui le caractérise et le sens métaphorique même, qui l’accompagne, qu’il soit d’origine évangélique, astronomique ou simplement moral.

Avec Les Petits Poèmes en Prose, Baudelaire affirme sa volonté de créer une forme nouvelle liée à un environnement neuf, celui de la ville qui se transforme lentement en métropole. C’est donc au cœur des emblèmes de la modernité qu’il va chercher à la fois ses sujets, mais également les formes qui répondent le mieux aux exigences de l’époque. La prose exige que le poète déporte la question de l’harmonie, du rythme et de la forme vers un autre espace que celui proposé par les vers, les strophes et les rimes.

Il s’agira donc d’imprimer aux mots, aux phrases, aux paragraphes et au texte dans son fonctionnement intrinsèque, lui-même intégré dans l’ensemble du recueil, une évolution et des processus de production du sens, liés à des idées nouvelles sur l’architecture et la fonction poétiques .

Les idées du bizarre et des correspondances sont à l’origine de cette tentative de reformulation et de recherche. A cet effet, la syntaxe et la sémantique vont lui servir à révéler la fragilité des apparences derrière lesquelles se cache l’inconnu, c’est à dire, en fait, le visage inattendu, parce que non appris, non balisé, des choses les plus familières.

La répétition elle-même fonctionne comme l’écho dont nous avions parlé précédemment, révélant la béance des apparences, la non nomination des choses et l’écoulement du quotidien vers la faille qu’il recèle. Un poème comme celui des fenêtres illustre ce nouveau regard que l’esthétique des petits poèmes en prose va révéler : l’usage de certaines prépositions y est remarquable et souligne justement l’ambiguïté de la réalité triviale :

‘« Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. » ’

On notera que dans la deuxième partie de la phrase, toute préposition a disparu ; on peut en déduire que tout moyen intermédiaire de perception du monde par l’homme a disparu. On peut également comprendre que certains objets, par leur caractère entier, scellé et dramatique, au sens théâtral de ce mot, nécessitent que l’on change d’attitude vis à vis d’eux et qu’on les découvre en modifiant le regard que l’on porte sur eux. Ainsi, par ce déplacement subtil des prépositions, mais également des adjectifs et des déterminants de manière générale, c’est toute la relation à la langue et par là même au monde, qui est modifiée subrepticement.

Le changement se fait au niveau des inversions des directions de l’espace, des déplacements qualitatifs de l’individu dans l’espace. Les actions et les sujets demeurent en apparence inchangés mais ils n’évoluent plus de la même manière dans un univers où le temps et l’espace trahissent non plus l’ordonnancement régulier et reconnaissable, mais l’ambivalence et l’ambiguïté.

L’attention portée par le sujet énonciateur, aux faits les plus anodins (c’est à dire en fait non répertoriés comme dignes d’importance par le discours dominant, qu’il soit de nature poétique ou autre) permet de prodiguer un sens nouveau à tout l’environnement dans lequel ils apparaissent, sens qu’il faut rechercher : les pièces poétiques sont ainsi ancrées dans l’ambiguïté, l’hésitation et la polysémie.

La première difficulté liée à la modernité est dans la suspension du sens déjà pratiquée dans Les Fleurs du Mal et exploitée plus systématiquement dans Le Spleen de Paris, par ce travail confidentiel et minutieux, secret et subtil qui se fait sur l’environnement déterminatif de la langue familière, un lent détournement du sens commun au profit d’un étiolement des références, des évidences et des lieux communs pour parfaire « les trous dans la muraille ».

Après Baudelaire, l’usage des mots change comme se modifie la relation au monde, celui-ci étant devenu paradoxalement l’espace d’un avènement, quelle que soit la nature de ce dernier, et qui n’en demeure pas moins sans cesse différé, signifié dans un ailleurs, que suggère la capacité de la forme poétique à instaurer un foisonnement multiple tout aussi enrichissant que déstabilisant. La forme apparaît donc plus clairement dans son indépendance et dans sa force intrinsèque, in dépendante de la signification même si elle lui est liée ; ce lien a cependant changé de nature : il implique notamment une inter-dépendance, mais également un flottement, une co-existence plutôt qu’un assujettissement de l’une à l’autre, non plus une linéarité mais un foisonnement cognitif.

D’où une labilité qui accompagne l’intérêt porté à la forme, qui va déteindre sur le terrain de l’identité et de l’identification et faire disparaître l’intérêt primordial porté au sens. L’altérité et la différence deviennent les nouveaux terrains d’investissement de la langue, dans laquelle la forme apparaît comme une puissance indépendante de brouillage et de remise en question des catégories traditionnelles de création et de nomination. Un poète va s’emparer de ces premiers jalons fondamentaux de la modernité pour les exploiter sous leur jour inquiétant et rétif : il s’agit d’Arthur Rimbaud.

Notes
21.

In Poètes du spleen, études recueillies par Philippe Daros, édition Champion, 1995, article intitulé : « Spleen et création » de Patrick La Barthe, pp.140 à 163

22.

Le mot spleen dont l’origine est anglaise signifie grande tristesse, mélancolie profonde, humeur noire.