L’énonciation multiple de Rimbaud

Il est d’abord un lecteur de Baudelaire, démarche dont il va d’ailleurs montrer la modernité, puisque sa lecture est d’abord novatrice, subreptice, et elle dégage avant tout les intuitions rebelles et négatrices qui sont inscrites dans les pièces Baudelairiennes. Il va saisir les enjeux de cette déstabilisation de l’écriture et de la pratique poétiques. Il comprend qu’il faut écrire à partir d’ailleurs et autrement, c’est à dire en modifiant résolument le lieu de formulation et d’énonciation de la parole, mais aussi les moyens de cette formulation (moyens rhétoriques, mais également de performance linguistique).

Pour lui, il s’agira de « désapprendre » volontairement tout ce que l’école et le classicisme ont pu maintenir comme idée de la poésie pour se lancer dans l’errance : c’est à dire dans l’expérimentation et le voyage dans la langue et les langues (on notera à cet effet les quelques références d’anglais qui émaillent l’écriture de Rimbaud, ainsi que la place tenue par cette contrée dans la déambulation presque initiatique du poète aux côtés de son compagnon Verlaine.). Des « thèmes » Baudelairiens, il fera la forme même de sa pratique poétique : le bizarre n’est plus chez lui une désignation encore lointaine, à réaliser ; il s’y installe et au risque d’être incompris, c’est à partir de ce lieu sans situation qu’il va formuler une « parole de l’autre ».

Cette situation performative est redoublée par le caractère marginal de la position a-sociale de Rimbaud, dont il se réclame d’ailleurs, auprès de sa famille et de ses proches, ainsi que par son errance géographique qui deviendra la référence rythmique de son écriture. A ce titre, on retient le caractère fondateur et exemplaire de cette figure en quelque sorte emblématique de cette modernité qui veut réconcilier le verbe, la nomination, avec l’instantanéité brute et sans nom qui est à l’origine de la production poétique.

En effet, la poésie, à ses yeux, n’est pas un art, au sens factice de ce terme : elle n’est pas une activité superfétatoire qu’il pratique à titre de passe-temps ou pour exprimer le génie qui le tient, comme si celui-ci était séparable de sa manière d’être. La pratique de la poésie ne peut se nommer comme telle à ses yeux puisqu’elle est du même ordre que des activités vitales, dérisoires, triviales, vulgaires, mais vivantes parce que faisant partie de la vie qu’on ne peut décomposer en énergies nobles et en activités secondaires.

La figure du jeune Rimbaud est donc rattachée à ce refus d’une séparation artificielle entre la vie et l’art, entre la parole créative et « le faire » quotidien, plutôt lié à l’exercice d’un métier plus ou moins lucratif, mais sûrement intégrateur : dans le cas de Rimbaud, être c’est dire, dire ; c’est faire, être et dire, c’est vivre, car nous sommes toujours dans l’ordre du Faire. Lorsque la nécessité vitale et impérieuse du « dire-faire » aura disparu, Rimbaud abandonnera la poésie, et ses poèmes à d’autres qui se chargeront de réécrire son histoire et d’étoffer son personnage au gré de leurs désirs ou ceux d’une vision académique de l’activité littéraire.

L’homme aux semelles de vent aura choisi une autre forme de non-séparation entre les catégories, les lieux, les âges et les activités : il deviendra « aventurier », il partira pour les ailleurs qu’il aura « pratiqués » déjà dans ses poèmes.

Il maintiendra aussi la part d’altérité déjà inscrite dans sa vie dans le vieux monde de l’Europe : être est à ce prix, ressentir par ses propres choix qu’on ne peut plus s’assimiler ou s’intégrer dans un monde qui renie et assassine la vie dans ce qu’elle a de plus immédiat, de plus passager, mais de plus insistant ; dans un monde qui thésaurise, retient, pérennise, célèbre, calcule et laisse à la postérité : celui du capitalisme achevant sa transformation en impérialisme.

Si au début de sa pratique poétique, Rimbaud opte pour la forme classique en vers, il s’en éloignera progressivement et d’autant plus violemment qu’il continuera d’utiliser le vers tout en le faisant littéralement éclater puisque celui-ci ne restera plus une unité de repérage phonique et rythmique, mais permettra au contraire d’accéder à une étrangeté redoublée, le plus souvent portée par un sens obscur, voire même absent : le vers révèle alors le rythme seul ou le jeu organisé par cette absence, jeu de sonorités qui retire à l’usage « logocentrique » de la langue sa primauté.

L’ingéniosité du jeune poète est donc mise au service de ce dépaysement voulu dans et par la langue, de ce dérèglement qui est affirmé dans un sonnet aussi original et fermé que Voyelles par exemple mais aussi dans Le bateau ivre, par exemple. Ce sonnet représente un anti-abécédaire et s’attaque sciemment à la mission d’instruire, qui a été, et pourrait continuer de l’être, de la poésie, dans le cadre de l’institution scolaire, soutenue par celle de la langue. On y retrouve notamment une écriture sciemment codée ou se présentant comme telle, c’est à dire en développant et en inscrivant le mythe et la projection de sa propre opacité.

Cette démarche est notamment mise en place grâce à des allusions plus ou moins claires au monde médiéval , au mythe de la quête d’un savoir absolu et total qui y circulait , notamment à travers le motif symbolique de la pierre philosophale. Le poème se maintient entre l’allusion, l’ellipse et l’obscurité non référentielle, un peu à la manière d’un blason, celle-ci clôt d’ailleurs le poème sur le mystère car le pronom TU auquel s’adresse la voix énonciatrice du poème ; il n’est jamais identifié même s’il semble référer au lecteur, mais un lecteur préférentiel, figure redoublée ou mieux figure de la profondeur qui dort chez le poète et continue en l’approfondissant ou du moins en l’acceptant, le rêve et le défi du poète et de son écriture.

Le poème se referme donc sur une mystérieuse altérité (mais pourrait-il en être autrement pour une altérité), qui ne révèle jamais un autre trait d’identification que celui d’une parenté ambiguë avec la formulation des mystères divins ou christiques , tels qu’ils sont présentés dans la Bible.

L’accès à ces sens est lui-même parcimonieux et exige le passage par l’exploitation plus ou moins complexe des métaphores qui émaillent le texte, soutenues par « des images sensorielles » qui s’appuient sur les différentes facultés sensitives. Le texte est donc l’espace d’une expressivité multipliée qui appelle un décodage, c’est à dire, la reconstitution d’un rébus épars et dissimulé, mais dont le sens ultime n’est pas définitivement repérable en tant que tel.

Ecrire , correspond donc ici, à une tentative d’approche des sens, toujours multiples ou démultipliés, présents à la fois ici et ailleurs, c’est à dire fuyant sans cesse toute univocité, toute constitution définitive et certaine. De nombreuses autres pièces des poésies fonctionnent de cette manière, comme par exemple La rivière cassis ou La chanson de la plus haute tour 23 , pièces dans lesquelles vient s’ajouter l’emploi de néologismes qui apparaissent comme de véritables « trous » dans la trame du texte, « trous » qui renvoient à un silence ou un cri, c’est à dire à une langue autre, une différentielle dans la tonalité particulière des pièces ou dans la position de la voix qui change pour les prononcer, différence qualitative et énonciative qui est justement l’objet de la quête de Rimbaud.

Cette différence est celle qui le mène dans Une saison en enfer, puis vers Les illuminations, parole des extrêmes, des confins, à laquelle se mêle la souffrance, due essentiellement à la revendication du mal, facteur de singularisation et de marginalisation active, comme procédé essentiel d’identification pour la voix énonciative du texte.

Le titre et le texte d’Une saison en Enfer impliquent un lieu à partir duquel la voix poétique énonciatrice reconstruit sa position en essayant d’atteindre et de devenir celle de l’Autre, c’est à dire l’étranger, l’homme « inférieur », le colonisé ou le colonisable, celui des contrées exotiques et lointaines, devenues possessions occidentales.

Cet « Autre » est également le damné, celui qui est perdu pour la société et pour la religion officielle, ange déchu et perdu pour lui-même et pour les autres, dont le modèle est implicitement Lucifer, portant les poids des pêchés de tous les autres hommes. Plus prosaïquement, le mal, le scandale sont également présents dans Les albums zutiques ou dans une pièce comme L a Vénus anadyomène et Les Stupra par exemple.

Outre la recherche linguistique (sic !) que ces pièces impliquent et l’exploitation de nouvelles franges du langage qui avaient été bannies de la formulation littéraire, l’écriture de Rimbaud s’attaque également aux rythmes traditionnels. Tout en maniant l’alexandrin ou l’octosyllabe, Rimbaud travaille en fait à rompre la répartition traditionnelle des accents en faisant intervenir par exemple la césure sur un mot accentué de manière atone.

Il contribue également à cette dislocation par l’usage répété des rejets, ce qui détruit la phrase française telle que pratiquée dans la syntaxe traditionnelle. Cette destruction passe par l’usage des antépositions et des renvois en fin de phrase et en fin de vers pour des concepts et des mots essentiels.

Mais surtout, il pratique délibérément le retrait de sens, dont la voix poétique reste le dépositaire hypothétique. L’écriture poétique est ainsi renvoyée à des référents flottants, voire même inexistants, et donc pour cela même, à un codage pour lequel, quand il existe, le poète ne se sent pas obligé de donner les clés parce qu’il est la structure de cette écriture et de cette opération de dépassement des apparences d’une réalité que l’on conteste par tous les moyens. Ces clés, quand elles existent, sont disséminées dans ces textes ou d ans un art poétique dont les contours apparaissent notamment dans les correspondances que le poète adresse à ses amis.

La nécessité de dire y est présente, mais de dire avec violence, de manière détournée, dans l’ambiguïté et le balancement, car le voyant s’ingénie en fait à le devenir et ne peut donc pas partager son expérience. On peut même ajouter qu’il ne veut pas partager celle-là : le lecteur doit se montrer digne de recueillir cette transmission inouïe. Il doit pouvoir se laisser aller vers la voyance et devenir le sujet actif d’une élection , d’une affinité, rencontre à la fois fatale et voulue, consciente de tous les enjeux qu’elle entraîne, comme peut-être celle de la séduction, quelle que soit son origine, sexuelle, esthétique notamment.

Cette conception n’est pas nouvelle, présente notamment chez les symbolistes et les Parnassiens, elle prend ici un sens différent. En effet, elle n’est plus attachée nécessairement à la conception élitiste du poète au-dessus de la foule et de la mêlée des affaires humaines. Au contraire, avec Rimbaud, le poète revendique « l’encanaillement » ; il voyage près des petites gens qu’il côtoie dans les auberges et sur les chemins, dans les rues et sur les barricades. Il adopte sciemment la culture et la position des « rustres », dont il se sent faire partie ; il lit l’almanach et ressasse ou invente des refrains populaires, il reprend des ballades anciennes déformées par le temps, au gré des accents et des cantons et de leurs dialectes propres et quotidiens.

Le codage qu’il pratique prend en considération toutes ces orientations qui ont travaillé à sa personnalité : il s’agit d’un codage « noir » ou « blanc » parce qu’il efface les identités anciennes, traditionnelles qui sont mêlées à la démarche élitiste ou élective, pour mieux affirmer une « non-identité », une figure multiple, loin de toute culture savante et officielle, car il s’agit, pour Rimbaud de faire parler le silence, le non-dicible, l’intraduisible, l’inaccessible, l’autre bord enfin.

Il s’agit d’ une façon métaphorique de reconquérir la mort en en faisant le point d’ancrage central et extrême de toute formulation poétique, en acceptant l’impossible non formulation d’une altérité irréalisable, celle qui implique la disparition du locuteur, de toute énonciation d’ailleurs , à la manière d’une extinction dans un grand  « tout » à partir duquel l’approche des catégories est immédiate et simultanée, qui se confondrait ou se superposerait à la vie, toujours dans le sens cruel de ce terme.

Cette poésie nouvelle s’inscrit sur deux terrains, dont elle ne reprend qu’accessoirement les matériaux conceptuels qui serviront en fait « d’épaisseur sémantique » qui sera détournée de toute tentation d’univocité ; ces deux terrains sont ceux de l’ésotérisme et de l’exotisme.

La poésie de Rimbaud n’en garde que l’élan et la richesse formelle qui impliquent altérité et codage, tension constante vers un ailleurs, en une figure inaccomplie, en train de se constituer et de se détruire, dans un mouvement continuel.

On retrouve dans les écritures de la difficulté ce travail sur ces deux plans intimement liés et cela mène le locuteur- créateur à s’approprier une langue, maternelle ou impliquant un rapport charnel d’identité généralement conflictuel ou problématique, pour en faire une langue étrangère, à elle-même, à ses habitués qui s’en revendiquent, pour la faire sienne mais définitivement fuyante et interrogative.

La démarche de dérogation est essentielle car elle implique une attitude d’éveil et de traque qui est à la base même de la modernité en tant que recherche constante de la distance d’avec les vérités et les usages établis. L’interaction subtile entre forme et production de sens est ainsi mise en avant et permet de mettre en évidence la langue comme espace matériellement déterminant dans toute démarche de création mais également de réflexion, notamment philosophique.

L’alchimie dont parle Rimbaud souligne l’existence de ce mouvement de transformation du monde par le truchement des mots glissant librement les uns vers les autres, attirés les uns par les autres en vertu d’une curiosité nouvelle pour leurs appartenances étymologiques, leurs systèmes de sonorités, leurs organisations sémantiques dans les argots et autres dialectes localisés et privés. L’alchimie est le sens transfuge, qui traverse les interdictions et les tabous, les appartenances, pour choisir la transe, c’est à dire l’identité par le non identifiable, par une démarche aléatoire et changeante..

Les mots agissent alors sur l’homme puisqu’ils transforment la nomination de son environnement et finissent ainsi par modifier ce dernier en aiguisant notamment son appréhension des catégories nominatives liées à des représentations du monde. Le pouvoir des mots est ainsi déstabilisant, mais surtout il institue la fluctuation et le retournement, la subtilité à la manière magique pour laquelle les apparences sont trompeuses mais peuvent aussi ouvrir sur une profondeur inexistante, contradictoire, inattendue, incompréhensible.

Ainsi, la modernité devient également la reconduction interrogative des énigmes que la langue comportait déjà dès le Moyen-Âge, et qu’elle garde encore dans les cultures orales traditionnelles ou non.

Le terme énigme renvoie ici aux fonctionnements linguistiques qui sont ceux des contrepèteries , des mots d’esprits, des rébus et des charades ou autres procédés d’encodages des textes, que ceux-ci passent par leur spatialité, leur disposition paginale, leur appartenance ou autre procédé de déguisement ou de dédoublement qui institue définitivement l’hésitation, le partage et l’ouverture inquiétante des textes, tournés délibérément vers leur inscription fluctuante, matérielle, au-delà de leur institution de rattachement, en tant que révélateurs de sens.

Les textes accèdent à l’autonomie : ils vivent en dehors des idées et surtout en dehors des idées que l’on cherche à y faire passer. Ils dépassent les limites et les autorisations que les écrivants croient y respecter ou transgresser, pour devenir, comme le dira plus tard Breton, des espaces de réaction magnétique et chimique, des lieux de révélation d’autres matériaux que ceux de l’esprit ou de la raison au sens cartésien de ces termes.

Cette dimension rédhibitoire et étrange des textes, dans lesquels la langue se dépare de ses acquis centenaires et classiques pour choisir une libération du texte vers son propre miroitement, en dehors de toute considération d’appartenance et de lecture, Mallarmé la développera et prendra ainsi en charge, un autre aspect de cette modernité à l’origine de la difficulté d’écriture ; cette dernière devenant en quelque sorte une garantie identitaire et d’authenticité.

Notes
23.

In Une saison en Enfer (1ère publication en 1873).