Le livre et l’espace total chez Mallarmé

Avec ce poète, cette opération fait sciemment l’objet du travail poétique. Il érige l’exigence formelle et sémantique en règle de composition et de recherche poétiques. Il pratique ainsi une démarche de distanciation constante par rapport à la langue et son utilisation poétique canonisée, qu’il observe et dont il cherche à démystifier l’usage mécanique. Il cherche à lui rendre sa force illocutoire et illocutionnaire, par là même. Cette observation quasi expérimentale de la langue est sans doute liée à sa pratique simultanée de l’anglais.

Il est en quelque sorte en situation de bilinguisme, et cette situation de dédoublement linguistique lui permet de comparer et de réfléchir aux fonctionnements des langues, dans leur matérialité, notamment paginale et scripturaire et dans leur inter-relation. Il n’en est ainsi que plus sensible aux systèmes des sonorités qui appartiennent à chacune d’elles. Il se réclame pratiquement de la modernité, dans sa déstructuration systématique de la langue et de la syntaxe de la phrase française qu’il rendra le plus souvent non reconnaissable :

‘« Les fidèles à l’Alexandrin, notre hexamètre, desservent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure, l’oreille affranchie d’un compteur factice, connaît ma jouissance à discerner, seule toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres. Jugez le goût très moderne. » 24

La langue devient donc, par les présupposés avec lesquels elle est observée, et par l’examen attentif auquel elle est soumise, l’espace de réalisation et d’avènement de l’étrangeté qui accompagne la volonté de dire les choses et le monde d’une manière percutante et inouïe. Le mot percutant renvoie ici à l’idée de rythme, de scansion qui seraient présents par eux-mêmes par la seule manière de les disposer dans la phrase ; sur la page, puis les pages dans l’intégralité d’un recueil et l’exercice d’écriture qu’il suppose.

Le rythme n’est donc plus la production exclusive de règles métriques et tonales, il est suggéré ou libéré par l’espace qu’il anime, dessine, traverse ou déchire à la manière d’une pulsation souterraine qui fait soudainement irruption à la surface par les effets dévastateurs qu’elle entraîne. La page acquiert avec lui une véritable autonomie et une participation active à l’œuvre : elle n’est plus support accidentel qu’offre le livre dans sa constitution particulière : elle devient moyen d’accès à la particularité et à l’excellence du Livre en tant que réceptacle de la parole poétique, déclamation première et donc étrangère du monde, c’est à dire révélation et rétention, s’interpénétrant dans une opération créative et permanente.

Cette formulation originelle quitte l’espace de l’unilinéarité pour impliquer plusieurs dimensions nécessaires à rendre la complexité et l’enracinement multiple de l’acte poétique. Ce dernier est d’ailleurs, pour Mallarmé de l’ordre mélodique, harmonique et spatial. Il ne s’appuie pas sur des concepts ou des idées, mais sur des tonalités qui se transforment mutuellement, dans le cadre de leur enchaînement et de leur déploiement sur/dans l’espace de la page blanche qui permet toutes ces combinaisons. Cette dimension de l’espace est également liée au silence qu’elle mentionne toujours indirectement, qu’elle laisse donc en un suspens nécessaire qui contribue à la fois aux sens et aux rythmes et aux textes possibles.

Le désir ou la volonté de la totalité apparaît dans cette définition nouvelle de la poétique : il s’agit, pour Mallarmé, de suggérer, de rendre présent « dans l’absence », d’ouvrir des dimensions, d’installer une plurivocité qui prodigue à l’espace une profondeur sans limites , qui fait de l’inscription de la lettre, une trace, une griffe ou une estampille, qui est le paraphe final conçu et travaillant sur plusieurs strates du texte, qui n’est final que dans la mesure où il est somme toute livré à la lecture- recherche , et donc toujours différente ou en tout cas différentielle, dans la mesure où il s’agit plus de paramètres combinatoires utilisables au gré des fluctuations des lecteurs. Il y a donc une respiration du texte, une révélation et une disparition poétiques, qui sont elles-mêmes liées à des critères plus ontologiques que mécaniques ou formels de l’acte poétique.

On peut donc en déduire que la forme elle-même est devenue une quête, et non pas un modèle pré-formé, acquis uniquement à travers l’Histoire. D’où cette extrême difficulté, même physique dans le cadre de l’expérience même d’écriture qui se présente comme une véritable souffrance physique, que l’on repère chez Mallarmé aussi bien à la production qu’à la lecture. Plus que l’exigence, il s’agit de rendre compte de l’étirement, de l’étagement du texte, de son étoilement polymorphe et du pouvoir intrinsèque de chaque lettre, au regard de son étymologie et de son utilisation par le poète, par la voix sans visage et sans lieu qu’il devient et qu’il revendiquera.

Cette nouvelle perspective trouvera son expression dans Le Mystère dans les lettres, pièce dans laquelle le mythe du Livre Total trouve sa pleine expression. Le mythe du Liber Mundi, également, travaille intensément son écriture, à laquelle il veut prodiguer, comme dans un modèle mathématique, abstraction et intelligibilité, tout en lui imprimant une précision nominative qui convoque « les choses  de l’univers » de manière centrale et essentielle. 25

On aboutit ainsi à une démarche d’écriture écartelée entre une extrême concentration, subjective notamment, mais subjuguée par le désir d’être plus qu’un accident de cette même subjectivité, et voulant se rapprocher de l’exactitude scientifique, mais également de la magie, dans la mesure où celle-ci s’appuie sur des pouvoirs effectifs de transformation appartenant à certains mots : ceux qui nomment justement, pragmatiquement, au sens moderne et linguistique de ce terme.

On perçoit ici une nouvelle problématique du langage qui s’installe, qui veut rendre à ce dernier une charge ontologique qu’il a perdu au fil des temps, notamment depuis le moyen âge, en faire à nouveau un instrument de singularité et d’authenticité quitte pour cela à devenir l’apanage de ceux qui auront accès à la pratique « réelle » de cet instrument et ses lois.

Car un éclectisme de choix et de fait accompagnent la démarche poétique de Mallarmé qui transforme le poète ou plutôt l’énonciateur du texte en une véritable Pythie , un transfuge des voix , grâce auquel s’exprime la profondeur sans fin des mots, eux–mêmes défigurés dans la puissance qui les porte et en fait ainsi une voix  « d’ailleurs », une voix de l’altérité, à jamais marquée par son indéfinissable apparence, fuyante et sans cesse en transformation, d’une nuance à l’autre, d’une fluctuation à l’autre, portant l’intégralité des possibilités, même celles qui ne peuvent pas être formulées, mais appartenant aux domaines des potentialités et des éventualités.

On le voit ici, la dimension magique dont nous parlions précédemment apparaît : l’usage de la poésie n’est jamais neutre, ni banal, ni mécanique. Il révèle son chargement magnétique et élémentaire, au sens étymologique de ce terme. Il implique un rechargement mythique du monde, au- delà du problème du sens ; le Logos, non pas en tant qu’ordonnateur des univers et créateur des concepts est ici convoqué, mais en tant que force vive et brute, non plus assujetti à l’esprit comme fondateur de la pensée et de la logique, au sens cartésien et occidental.

Si l’ordre et la précision font partie intégrante de la poétique de Mallarmé, ils agissent sous forme de lois dissimulées, cosmologiques pour ainsi dire, comme dans Un coup de dés : des directions et des impulsions sont données qui orientent ou travaillent la matière poétique sans pour autant la confiner à une seule et même forme.

Pour Mallarmé, et ceux qui seront par la suite , attentifs à son œuvre , l’acte de production poétique doit à tout prix être différencié du langage banalisé , c’est à dire celui saigné de toute charge mythique, qu’est devenu le langage quotidien , mais également celui canonisé par son usage officiellement artistique.

C’est ainsi que dans Un coup de dés, un univers « d’oracles » et de « voix » trace un ensemble de lignes à haute tension grâce auxquelles le moindre toucher, c’est à dire, la moindre intervention graphique et la moindre intervention vocale (on pense ici à l’usage ou l’absence d’usage de la ponctuation, et à la répartition paginale qui correspond également à la pose de la voix) créent un ensemble de vocalises différentes qui interfèrent les unes dans les autres et emplissent « l’éther » langagier d’un mystère : celui de la circulation et du mouvement , dans son travail calqué de la vie dans son aspect le plus dynamique et le plus actualisé :

‘« Une parité, des réminiscences liturgiques exclusivement notre bien propre ou originel, inscrites au seuil et de certains apparats, profanes, avoués, s’impose : cependant n’allez mal, conformément à une erreur chez des prédicants, élaver en je sais quelle dilution couleur électricité et peuple, l’archaïque outremer de ciels. Tout s’interrompt, effectif, dans l’histoire, peu de transfusion : ou le rapport consiste en ceci que les deux états auront existé, séparément, pour une confrontation par l’esprit. L’éternel, ce qui le parut, ne rajeunit, enfonce aux cavernes et se tasse :ni rien dorénavant, neuf, ne naîtra que de source. » 26  ’

Le lexique utilisé par Mallarmé dans ce court extrait, montre, par le choix des termes qui y est fait, cette quête du rechargement et du ressourcement mythique entreprise par le poète ; à ce titre on relèvera l’importance des termes ayant un rapport avec une certaine religiosité au moins dans le choix des mots, plutôt rares et recherchés.

On y perçoit également une tentative de retour aux origines qui s’inscrit dans un vocabulaire consacré à « l’ancien ou à l’anté », préfixe dénotatif qui désignerait une durée « impondérable », elle-même saisie ou du moins désignée grâce à la nomination poétique.

Cette opération souligne la fonction symbolique de recouvrement de cette dernière , et donc d’entrée dans un espace différent ou plutôt de la dissemblance, dans lequel chaque mot, chaque lettre, dans son caractère rudimentaire, se détache soudain empreint de cette différence au sein de laquelle miroite un nouveau nom de l’univers, mais un nom impossible à formuler, qui habite un au-delà voisin et presque familier tout en restant définitivement étranger : univers de l’entre-deux et de l’intuition fluctuante à travers lequel apparaissent et disparaissent des « essences » aussitôt détruites par l’ironie même dans laquelle le poète évolue quelquefois.

Cette ironie, nous l’avons dit précédemment, joue un rôle essentiel dans le dédoublement qui reste une figure majeure accompagnant la formation de la modernité littéraire et poétique. Elle implique notamment la distance constante sur sa propre créativité, distance qui peut devenir cruelle jusqu’au déchirement ou du moins l’écartèlement de soi, à la manière d’une conscience souffrante dans la folie qui l’envahit et qu’elle voit évoluer d’une manière lucide.

La figure du fou (littéraire ou autre, comment faut-il le nommer, car un problème se pose pour son repérage et sa désignation) accompagne également la modernité et contribue à la constitution de la forme-sens convulsive et hoquetante que nous avons évoquée. Cette folie est présente à l’état latent chez les poètes que nous venons d’étudier, mais elle ne représente pas encore tout à fait un espace à partir duquel la parole se forme et s’énonce. Elle n’est pas encore suffisamment forte pour se dire en tant que telle et surtout chercher à remettre en question le monde environnant, à partir de son point de vue et de sa focalisation.

Forte c’est à dire constituée en tant qu’au delà du discours dominant, qu’au- delà de tout discours saisissable dans une continuité et un système, lui-même reprenant les critères qui fondent la culture dominante à laquelle il appartient ainsi plus ou moins directement. Il manque encore une voix(e) qui a pris conscience de cet enjeu et qui va le porter en littérature ; et cet acte performatif sera pour elle un geste qui devra rétablir la dimension mythique qui manque à l’univers modernisé. Cette voix est celle d’Antonin Artaud.

Notes
24.

Voir Crise de vers in Divagations Gallimard 1982.

25.

Le Liber Mundi ou Livre du monde : notion qui existe depuis le Moyen-Âge, reprise notamment en Alchimie et qui est à l’origine de la correspondance entre le microcosme et le macrocosme. Elle met en évidence le fait que l’univers est constitué de signes lisibles pour les initiés.

On retrouve également cette idée dans le monde arabo-musulman dans lequel il y est question du livre écrit de toute éternité et qui concilie tous les destins et l’univers dans son intégralité

26.

In Divagations, Gallimard Poésies 1982.