La remise en question de l’ordre du langage chez Antonin Artaud

Pour Artaud, la parole et l’art sont un : les genres, les catégories, ne font pas partie des préoccupations de son écriture, qui elle-même ne se différencie pas d’une pratique théâtrale ou cinématographique, comme il ne sépare pas celle-là d’une correspondance à travers laquelle il nomme le malaise qui scinde sa vie et la marque du sceau de la souffrance physique et plus profonde, intellectuelle et psychologique. Quoiqu’il en soit, son existence est marquée par des zones d’ombre qui interpelle le travail critique car elles rendent compte du caractère intraduisible et décisif de certains évènements qui se mêlent à la chair, à la mémoire et à la parole et la marquent définitivement même s’ils n’apparaissent jamais en tant que tels car intraduisibles et plus encore incompréhensibles, relevant quelquefois d’un ésotérisme revendiqué par le poète lui-même.

Si c’est par Le Théâtre de la cruauté qu’Antonin Artaud est le plus connu, c’est parce que la critique scolaire ou officielle s’attache essentiellement au terme de théâtre dans son sens le plus restrictif de genre classificatoire. Démarche d’ignorance de cette même critique qui ne peut pas saisir la portée véritablement révolutionnaire de ce terme lorsqu’il est utilisé par Artaud. A ses yeux, le théâtre est un art total, ou plutôt une activité totale, qui est la vie même puisqu’elle implique le contraire d’une distanciation, c’est à dire une implication dans l’immédiateté non d’un texte mais d’un jeu, au sens mythique qu’implique ce terme.

Cette dimension établit une remise en question de la quotidienneté bourgeoise dans laquelle l’individu est confortablement installé grâce aux schémas et aux idées que le système de pensée dominant lui inculque depuis l’enfance. Ces représentations, construites à partir d’un systèmes de dualités que la religion et la morale comportent, jouent le rôle d’écran entre la réalité, nue et crue, dans ce qu’elle a de plus charnel, trivial, mais essentiel. Cette dernière est oubliée, condamnée, tue et refoulée.

Le théâtre, au sens étymologique du terme, tel qu’il apparaît dans un certain nombre de civilisations traditionnelles, est pour Artaud l’expression créative la plus à même de rendre ce rapport à la sauvagerie irréductible que suppose toute existence ; capable de rendre également le tremblement, et plus même le séisme que représente la vie prise dans son intégralité, et non à travers les catégories intellectuelles ou morales qui partagent le monde et inhibent une approche indépendante de la philosophie qui est à sa base.

La vie, n’est pas, à ses yeux, une catégorie de classement par laquelle on canonise la sécurité et le bien-être bourgeois ; au contraire, pour Artaud la vie est synonyme de risque, de danger ; son essence se reconnaît dans les situations-limites et états de risque qui remettent tout en question lorsqu’ils ont lieu : une réévaluation de son environnement immédiat est ainsi pratiquée par l’individu, qui se réinvestit en connaissance de cause dans ce qu’on appelle l’existence. Sa vie, si elle reste confrontée au hasard, lui permet néanmoins de pratiquer l’extrême conscience, celle que confère notamment le voisinage de la mort. La cruauté est présente à ce niveau, lorsqu’il s’agit de regarder les évènements en face, sans fard et sans oripeaux, c’est à dire sans « arrières-pensées » conceptuelles ou philosophiques.

L’individu ne cherchera plus à éviter de rencontrer la puissance de la vie, dans son immédiateté, dans sa déflagration continuelle, dans son instantanéité formatrice et mortelle ; au contraire, il s’y préparera en activant en lui ce qui peut correspondre à ces puissances dangereuses et nécessaires ; le mythe, la sacralité et la sortie hors des normes bourgeoises représentent quelques-uns des moyens que l’individu peut utiliser pour arriver à ses fins.

Dans ce cadre, le théâtre est la vie même : sans texte, il se vit (mais vivre et jouer ne sont pas contradictoires ici) et sans acteur, car celui-ci accomplit son intériorité, c’est à dire qu’il exprime le refoulé et l’impensé de son être, ce qu’on lui a demandé plus ou moins explicitement de faire taire, d’ignorer, de mépriser et de rejeter car ne correspondant pas aux normes dominantes. En rentrant dans l’espace du théâtre, l’individu se découvre et relève le défi de s’accomplir ailleurs et autrement. Il abandonne son unidimensionnalité et parcourt ses multiples expressions et facettes, qui ne relèvent jamais du miroitement superficiel que l’on peut adopter momentanément et sans risques, c’est à dire sans remettre en question son statut social et surtout ontologique.

Car, il s’agit pour Artaud de recomposer l’être et le langage : tous les fondements de la civilisation à laquelle il appartient sont remis en question par sa réflexion et sa démarche. Si pour lui, la vie est l’instantané, ce qui est, dans une appréhension immédiate, dans la chair et le battement du sang, alors, il faut se libérer de tous les systèmes dualistes, notamment, qui régissent le fonctionnement de la pensée bourgeoise, et condamnent le corps à n’arriver qu’en seconde position dans toutes les aventures et les émotions humaines. Il récuse toutes les oppositions faciles et quasi automatiques, qui classent et déclassent les perceptions du monde environnant et les émotions qui accompagnent son approche, et font disparaître le contact immédiat et direct qu’il veut avoir avec celui-ci.

Le langage reconnu et institué, qui sert cette hiérarchisation du monde est rejeté par Artaud ; à ses yeux, il faut retrouver un langage libéré des charges connotatives philosophiques et morales, un langage proprement poétique, au sens archaïque de ce terme, où la liberté et le rechargement mythique du monde deviennent les garants d’une non appartenance à un système honni parce que assassin de la vraie vie. Pour mieux abandonner les couches d’Histoire qui constituent le langage et le plombent à ce qu’il est devenu de manière irréversible, il faudrait lui rendre une structure, un fonctionnement et une organisation qui le rapprochent davantage du symbole, dans sa faculté de suggérer, d’ouvrir des résonances, des appels qui ne séparent plus le monde en catégories identifiées et opposables en tant que telles, mais permet plutôt la révélation d’une profondeur, d’une circulation, d’un échange qui révèleront un autre visage du monde.

Dans ce cadre, le corps, la gestuelle, les rituels, même sans objet religieux, permettent à l’homme de découvrir et d’exploiter la figure mythique du monde. Le langage, lui-même doit s’ouvrir sur ce dernier aspect et devenir une langue de symboles, sans cesse tournés vers leur face intraduisible, fuyante et polysémique.

A ce niveau, nous retrouvons, cet attribut « d’anté » ou d’antériorité qui se rapprochent de ceux que nous avons dégagés chez Mallarmé, à savoir cette volonté, pour le créateur, de montrer que l’essentiel de la création et de la créativité se trouve dans l’acte qui préside à celle-ci, avant qu’elle ne passe dans « les mots et les usages des autres ». Elle correspond alors à un élan vital, par lequel l’homme ressent et se réapproprie le monde de façon symbolique : on peut dire qu’il le crée à nouveau et fixe les lois intrinsèques et symboliques de son fonctionnement.

L’œuvre proprement poétique ou désignée comme telle par la critique(il serait plus exact de parler d’un autre moment de la créativité de Artaud et d’un autre dire, qui reste néanmoins inchangé car tourné sur les mêmes préoccupations de rendre sa dimension intégrale à l’homme) traduit également cette obsession de reconstruire l’homme et de lui redonner toutes ses dimensions, mêmes celles qui traduisent sa dépendance par rapport au corps et à sa faiblesse : le dialogue avec Jacques Rivière s’appuie sur l’exigence aiguë et souffrante de ne rien céder quant à une représentation volontiers idéalisée de l’homme, compromission qui lui interdit d’avancer dans la connaissance de soi.

D’où la volonté d’Artaud d’examiner très précisément ce qui est réellement à l’origine de la parole, surtout quand elle se réclame d’une démarche esthétique et de se rapprocher ainsi de ce qui fait dire :antériorité fondatrice et pulvérisante qui montre le caractère irréductible des pulsions et des passions qui traversent toute élaboration intellectuelle ou poétique et les déportent sans cesse au-delà de leur dire et de leur désir de dire et en font ainsi un espace de la résurgence et de la latence, au sein duquel les tabous et les interdits tombent puisque la division en activités humaines nobles et triviales tombe.

L’œuvre de Antonin Artaud participe de la modernité en tant que séisme qui ébranle la littérature et tente de la ramener à une fonction vitale , celle-là même dont elle parle et qui se trouve être le risque majeur ou l’extrême limite, au delà de laquelle tout l’épistémè se modifie et le sens de l’existence ainsi que celui de l’art ou de la pratique esthétique signifient et illustrent alors de nouvelles valeurs qui ne se présentent d’ailleurs pas comme telles, car la .catégorisation et la séparation disparaissent au profit d’une saisie totalisante du monde.

D’où le caractère fragmentaire de Artaud, qui ne se prête plus à une saisie critique parce qu’il se situe ailleurs et autrement, au-delà des discours proposés et développés autour de l’art et de la littérature. Ce refus de la catégorisation qui caractérise la démarche de Artaud fait de son œuvre une œuvre ouverte, suspendue, traversée par la dimension mythique.

Cette dernière instaure le secret, la fragmentation , la séduction et le délire, comme « être » au monde, modalités qui échappent à la pensée » dominante et ouvrent un nouveau champ de perception du monde, même s’il reste intraduisible en partie : l’œuvre de Artaud intègre le silence et lui donne une fonction essentielle : en effet, l’existence de cet homme est traversée par les internements et les voyages durant lesquels il abandonne les lieux convenus de production de la parole, notamment la parole ayant un rapport avec l’art ou l’esthétique pour se lancer dans des territoires nouveaux comme le voyage au Mexique ou en Irlande d’où il rapportera une réflexion et une expérience inédites, même sujettes à controverse et à interprétations diverses.

Sortir des lieux communs où une pensée instituée ronronne, au prix d’une sécurité rassurante et forger sa pensée et sa réflexion dans ces lieux où il est possible de voisiner avec l’ailleurs sans entièrement le saisir : ainsi se formule le travail de Artaud. Il parachève ainsi le travail entrepris par Rimbaud, et par Mallarmé, même si celui-ci formule différemment les conditions de cette extranéité fondamentale, qui se confond momentanément avec une intranéité.

Une des conditions liées à l’apparition de la forme-sens productrice de difficulté est ce dédoublement déjà rencontré et déjà commenté, qui est à l’origine de la production d’étrange ; cette dernière est en rapport avec l’ubiquité de la voix créatrice et de l’énonciation, à la recherche d’elle-même et de ses conditions d’apparition. Cette constatation excède pourtant l’acte d’écriture et sa critique :au-delà du jeu énonciatif, elle marque l’insatisfaction fondamentale du « diseur », du producteur, du créateur, figure multiple à le recherche de sa propre filiation, de sa propre constitution et de sa dispersion.

On vient de voir ici de manière rapide quelques unes des paroles et des écritures fondatrices de la forme-sens liée à la modernité. Cette dernière est à l’origine de l’écriture maghrébine qui nous intéresse, elle-même issue des soubresauts des établissements coloniaux , leurs chutes puis leurs conséquences politiques mais également culturelles, au début de ce siècle. On y retrouve par conséquent des points communs, des prolongements, des interpellations donc tout un système d’intertextualités diverses qui crée un véritable dialogue entre des régions géographiques et culturelles qui relèvent à première vue, de champs opposés.

Ce dialogue est notamment constitué par des questionnements qui concernent l’épistémè, c’est à dire les présupposés mêmes de l’acte de connaissance, qui suppose une représentation du monde et une hiérarchisation des priorités de l’action et de la connaissance en conséquence. Cette intertextualité permet également de mettre en évidence les points aveugles ou de non rencontre, une sorte d’espace de joute à l’intérieur duquel se manifestent les termes de l’incompréhension et de la perdition, l’impossibilité de l’échange qui peut notamment s’exprimer par des démarches de séduction et de voisinage sans qu’une communication effective ne soit possible.

Cette dernière est alors remplacée par une stratégie de diplomatie, de distance entretenue, de doublage, de dédoublement puis d’avancée tactique comme l’énonce notamment Khatibi dans sa préface à Maghreb Pluriel et dans La Mémoire tatouée. L’écriture de la difficulté fera partie de cette stratégie globale de la mise en place de ces terrains de l’approche fluctuante et fuyante. Elle exprime notamment des positions qui se veulent intraitables et désirent s’affirmer en dehors des syncrétismes, des relations dominants-dominés telles qu’on les a longtemps définies dans le cadre des relations centre-périphérie.

Elles veulent donc se donner à voir dans un cadre fluctuant et différent, basé justement sur l’altérité et le retournement des valeurs dominantes. Pour mettre en place cette démarche, elles s’appuient sur un certain nombre d’éléments appartenant à des cultures différentes de celle auxquelles elles appartiennent « maternellement et historiquement » ou du moins à des zones inexplorées de ces mêmes cultures, si on part du principe que celles-ci ne sont jamais homogènes, mais présentent des fractures, à partir desquelles peut se former une autre parole.