Le rythme fondateur de l’écriture de la difficulté

Dans le cas des écrivains dont nous parlons ici, et plus généralement des écrivains maghrébins, la référence à l’oralité et à la situation de parole qui l’accompagne joue un rôle prépondérant dans la démarche de contre-balancement des us et dires dominants qui balisent l’acte littéraire, pourrait on dire, qu’il se situe au niveau de la lecture ou au niveau même de la création. En effet, l’oralité suppose d’abord une souplesse et une fluctuation de la parole à laquelle correspond une écoute elle-même soumise à ce critère de labilité et de transformabilité. L’échange de communication ne se fait pas selon les critères d’une culture savante fixée par des écrits dont les règles d’élaboration sont strictes.

Dans le cas de l’oralité, les attitudes de réception, d’audition, l’étiquette sociale et la culture elle-même orale du récepteur jouent un rôle déterminant. On peut donc nommer ces préalables « intention d’écoute » ; ils déterminent la relation à la parole , à travers laquelle ne se construit pas un rapport de propriété intellectuelle notamment, mais plutôt un rapport d’échange intensif basé sur une mémoire audio-corporelle , elle-même en rapport avec une mémoire socioculturelle.

Or, la mémoire est ce qui traverse les temps, les situations et implique ainsi un renouvellement incessant et jaillissant, même dans la reprise et la répétition car l’originalité absolue telle que conçue dans la modernité occidentale n’existe pas ; elle ne peut être que toute relative, dans l’expérience totale, corporelle et langagière, du caractère inouï de toute prise de parole. La gestuelle, le corps, l’insécabilité foncière qui existe entre eux et le jaillissement de la parole ont partie liée, de même que le silence, qui n’est pas ici l’absence de parole, mais plutôt son origine ou son achèvement, non en tant qu’extinction, mais en tant que totalisation de celle-ci. Ils jouent un rôle fondateur qui implante ici l’acte littéraire dans une polyphonie, mais surtout dans une simultanéité que le roman en tant qu’héritage historique ignore au départ, sauf peut-être dans la forme qu’il eut au Moyen-âge, lorsque l’on parle du Roman de la rose, dans la multiplicité de ses voix, de ses angles de vue et de ses images ; de ses parlers ou dialectes.

L’ensemble ne vise pas l’établissement idéal d’un texte qui répond à des règles d’écriture et de composition, mais le foisonnement à divers degrés et par divers voix d’un texte vivant parce que partagé dans et par la parole par des locuteurs en situation d’échange instantané. Dans ce cas, la parole est une « institution » collective à laquelle on accède par le biais de l’échange avec le groupe : elle nous traverse, nous donne visage et identité, mais ne nous appartient jamais entant qu’individu. Ce dernier la perpétue plutôt, partage un instant sa force et son pouvoir et mesure ainsi sa présence structurante et pérenne qui traverse l’Histoire/l’histoire et les fonde.

Cet arrière plan langagier, mais également culturel et littéraire est toujours, plus ou moins consciemment présent dans l’acte de création littéraire ou poétique des écrivains que nous avons choisis dans le cadre de ce travail. Il permet notamment de déstabiliser ou de maintenir suspendue toute démarche de nomination, et de souligner son caractère fragile parce que multiple. Dans ce cadre, la voix qui prend en charge récit ou narration ne peut être directe ni « simple », parce que dans cet acte même , elle déclare son cheminement le long de cultures et de territoires culturels différents, voire opposés et conflictuels ; elle déclare plus ou moins directement ses louvoiements, ses tâtonnements et ses recherches, les violences qu’elle inflige à ces types de paroles pour s’en saisir et pour les installer dans des espaces pour lesquels elles ne sont pas faites.

Reculs, distances, partages, souffrances, territoires et origines bâillonnées ou tues , la prise de parole, ici, traverse et désigne ces instants à partir desquels elle se fait ou contre lesquels elle ne peut se faire. Le roman, voix(e) « royale » utilisée par ces écrivains pour atteindre un public en grande majorité occidental (car pour eux, ce problème ne se pose pas : ils ciblent des lecteurs qui les « comprennent » quelque soit la langue ou la culture dont ces lecteurs se réclament ; on reviendra sur cet aspect plus loin dans notre travail) est le roman ou la production qui est encore appelée de la sorte par les éditeurs par commodité d’édition, mais celui-ci est d’abord un espace brisé, de confection et de quête, un espace déporté, d’appropriation et d’exil, de dépossession et de solitude, dans lequel fusionnent tous les désirs et toutes les nostalgies, même celles qui sont impossibles à formuler.

Ainsi, le roman, pour ces trois auteurs ne peut jamais être produit seul ; il est sans cesse suivi ou précédé d’autres écrits qui sont aussi divers que la poésie, le théâtre, les nouvelles, les contes, les co-productions autour de la peinture ou les œuvres d’art de manière générale. A la manière des fondateurs de cette écriture de la difficulté liée à la modernité, comme Le Clézio plus près de nous ou Borgès pour ne citer qu’eux, le cheminement de cette prise de parole est un éclatement, une résurgence constante de cette nécessité d’aller toujours au-delà de son propre dire pour éviter les facilités et les commodités que peuvent proposer parfois les étiquettes et les discours établis.

Une conscience aiguë existe également chez ces créateurs , des points de vue selon lesquels une œuvre ou une parole peut être dite ou élaborée car il existe pour eux un sens de l’approfondissement, à partir duquel une œuvre peut sans cesse s’ouvrir sur elle-même et envisager les espaces d’après lesquels elle se formule, et par là même, montrer plus ou moins explicitement les réseaux secrets de sa résurgence sous une forme sans cesse transformée et élaborée selon des critères d’organisation eux-mêmes en constante évolution.

Cette réapparition sans cesse diffractée qui met en valeur le travail et l’affrontement même du créateur avec la parole qui l’habite et qui le construit (qu’il habite et qu’il construit, car la réciproque est valable), imprime également un rythme à l’ensemble des productions de ces créateurs, comme à chacune des productions comme nous le verrons plus amplement dans les parties réservées à cet effet.

Nous entendons par rythme une organisation explicite et implicite à travers laquelle certaines régularités apparaissent : une parole qui se construit à partir et avec un corps, une mémoire culturelle et corporelle, qui vont habiter la /les langue(s) et la/les transformer, mais demeurer également dans les récits, dans leur dimension d’appartenance civilisationnelle et en faire un terme de dialogue et de redéfinition des univers perceptifs et « idéologiques » établis et ou dominants.

Ainsi, l’espace et la parole romanesque sont définitivement arrachés aux modèles narratifs établis, par les écrivains désignés dans cette recherche et ses modèles pour devenir une sorte de repère lointain, un fil d’ancrage autour duquel, l’œuvre ou la parole ou la voix viendront régulièrement reprendre haleine et configuration après leurs errances et leurs recherche, mais également leurs adjonctions et leurs recours à d’autres modèles de discours. 27

De même, la relation à la culture d’origine, à l’enfance, à la parole structurante de cette enfance, sont parties constituantes de cette prise de parole et contribuent à une régularité de la mise en place des voix. La parole de l’enfance est donc un enjeu rythmique essentiel puisqu’elle détermine de manière profonde et incontournable l’appropriation de la langue et donc d’un ton, d’une tonalité et surtout d’une cadence d’appropriation dans laquelle le rapport au corps qui se constitue, et au monde qui l’entoure joue un rôle primordial.

Ce rapport peut être momentanément défini comme un rapport de brisure, d’exil et de nostalgie, de manque, car l’enfant, comme il est représenté plus ou moins clairement dans les œuvres de ces trois auteurs, est littéralement transporté (au sens étymologique du terme) d’un monde à un autre, d’un horizon de représentation à un autre grâce à la langue qu’il découvre à l’école, dans une situation néanmoins de conflit et de tension guerrière.

Bientôt, une relation d’ambiguïté va apparaître qui mènera l’adolescent puis l’homme à travers divers types d’expérimentations qui vont osciller entre la culpabilité et les confins de la folie schizophrénique du dédoublement, dans le cas le plus extrême, qui deviendra chez Mohammed Dib un motif essentiel lié à la fois à la quête de soi-même et de la nomination de l’autre, dans la relation amoureuse par exemple. 28

Au-delà de cette étape, et en rapport avec l’évolution de la situation culturelle et politique internationale, ce rapport avec la langue va se modifier, prendre un souffle et un rythme plus accompli et plus serein qui ira comme nous l’avons dit précédemment dans le sens d’un approfondissement d’une pragmatique de la langue déjà acquise dans le rapport initial aux langues. Toutes ces données contribuent à ces relations différentes, qu’entretiennent les trois écrivains dont il est question, avec leurs langues : refoulées et tues parce qu’interdites, le chiffrage, le codage, l’empesage en surgiront et constitueront un des aspects essentiels de l’activité littéraire et de la confrontation avec l’écriture qui sera vécue et pratiquée comme un domaine portant le sceau de l’interdit, du franchissement des limites.

Le rapport aux langues conflictuel, perturbé ou amoureux, s’élaborant à un moment où l’érotisme commence à se structurer dans des personnalités encore jeunes, implique notamment cet affrontement charnel avec les mots, mais également cette démarche de séduction (de soi et de l’autre puisque ce dernier est finalement un visage de soi recherché et reconstruit à travers un prisme de distance et de désir) qui apparaît chez nos trois auteurs ; séduction qui passe par la construction/déconstruction du texte, mis en place comme un jeu de masques et de reflets qui s’échappent ou se révèlent dans l’impétuosité et l’irréductibilité de la différence.

Le rythme est donc lié à cette scansion fondamentale du moi se révélant/se cachant à travers l’appropriation poétique ; car cette dernière correspond justement à cette opération de chiffrage érotisée et éclatée, mettant ainsi en place une appropriation particulière de ces mêmes langues et les discours de rapports au monde qui y sont liés. Meddeb, Khatibi ou Dib élaborent leurs discours dans une théâtralité plus ou moins hiératique (celle-ci atteint une relative apogée dans le livre du sang, par exemple) qui dédouble sans cesse la narration ; cette dernière fait l’objet d’une projection et indirectement d’un commentaire qui ressurgit sous différentes formes, relancé par lui même.

On trouve au sein de ce travail des données spatiales et géométriques qui déterminent également le rythme, ainsi les voyages, les lieux traversés et choisis sont ils créateurs d’un déroulement ou au contraire d’un arrêt qui imprime à l’œuvre, mais également aux discours qui la structurent, une ampleur particulière.

Le rythme comprend également la phrase à laquelle il va donner une architecture particulière, suivant l’écriture globale de l’œuvre, qu’elle soit recueil de poèmes ou roman ou pièce de théâtre : on a vu par exemple le rôle des infinitifs dans le premier roman de Meddeb : passage essoufflé d’une langue à une autre , dont le romancier cherche à traduire le rythme, la plastique et l’esthétique car il ne veut rien perdre ni de l’une , ni de l’autre ; en même temps, s’affirme une hyper activité du narrateur-conteur qui cherche à affirmer sa double appartenance qui l’enrichit et l’amène à occuper cette position particulière de voyageur et d’amant linguistiques , pourrait -on dire puisque le jeu érotique sur les deux langues est sans cesse maintenu, à travers le récit d’aventures essentiellement orientées dans ce sens, mais également dans ce démembrement – remembrement du texte qui violente les langues et les récits, qu’ils soient dépositaires des grands mythes ou des types de discours que l’on rencontre habituellement en occident ou au Maghreb et au moyen orient.

Dans le cas de Dib, le rythme est en outre, marqué par l’intrusion poétique, que ce soit celle qui se matérialise dans des poèmes, quelquefois tirés de recueils publiés, ou s’ils sont moins connus , par l’usage des italiques, qui marquent d’ailleurs toute l’œuvre de cet écrivain . Les italiques représentent comme on le verra dans les parties réservées à cet effet, des trous ou des voies d’aspiration par lesquelles le texte explicite disparaît pour laisser place à un texte implicite, ou du moins à une réorganisation du texte qui s’appuie sur un arrière-plan, celui de la confection de l’écriture bien sûr, mais également sur toutes les interrogations qui existent en amont et en aval de cette opération, notamment la confrontation des langues en présence ou leur interpénétration.

On notera à cet effet, l’importance de la reprise ou de la répétition qui installe à la fois une impression de familiarité, mais également de gêne, qui peut s’apparenter à une expérience de l’étrangeté, semblable peut-être en cela, à l’impression première et fondatrice que l’enfant aura vécue lors de ses premiers contacts avec la langue « étrangère », c’est à dire notamment productrice d’étrangeté, matrice d’un dépaysement qui sera à l’origine d’une nostalgie sans fin, elle-même au centre de la personnalité.

On retrouve d’ailleurs une identité d’expérience avec celle de Khatibi, dans La mémoire tatouée où la mémorisation de certains vers ou de certaines phrases possède ce rôle fondateur des rapports avec la langue étrangère. Rapports de subjugation et de charme, liés à la prononciation magique des morphèmes sans en comprendre le sens, mais en en ressentant la force sonore et rythmique.

Cet écrivain affirme d’ailleurs dans un autre ouvrage (La blessure du nom propre) la relation étroite qui existe entre le corps, la mémoire, l’écriture et la langue : la nomination de soi et des autres passe par conséquent par un parcours de la chair et de l’Histoire, même sous l’apparence la plus éloignée de ce genre de préoccupation comme dans le conte ou le tatouage. Dans ses autres écrits, Khatibi essaie de mettre en évidence ce doublage incessant de l’écriture littéraire ou poétique par ces instances plus ou moins conscientes qui déportent sans cesse les mots vers des sens différents ou flottants entre les deux langues.

Le rythme est donc l’enjeu même de la constitution de l’écriture, comme événement/avènement total qui peut « ramasser » l’homme et lui redonner une intégrité momentanée et symbolique qui fera face au morcellement historique et éventuellement linguistique (car la manière de vivre ce morcellement est aussi déterminante.) vécu dès l’enfance, mais « récupéré » et travaillé de manière positive et constructive.

Le rythme est donc l’instance « traversante » qui relie, par son appropriation simultanée de l’Histoire et du symbolique, l’homme à son identité. Identité à laquelle il participe d’ailleurs activement et qu’il forge en étroit rapport avec sa prise de conscience, son évolution et celle de sa parole .Le rythme permet également une ou des appropriations des langues à travers des lexiques et des discours établis car il les parcourt tout en les annulant, au moins momentanément, ou en les transformant. Il est donc en étroit rapport avec l’énonciation, le point de vue et le dialogisme éventuel des textes élaborés par les écrivains.

On peut momentanément terminer cette approche du rythme en insistant sur le rôle de la poésie dans l’écriture pour ces trois producteurs : en effet, Dib a commencé son parcours par l’écriture poétique et la publication du recueil poétique intitulé Ombre gardienne , préfacé par une illustre figure du monde et de la révolution poétiques, à savoir Louis Aragon, paternité illustre et décisive sans doute dans ce qu’elle recèle en termes de poussée professionnelle et fantasmatique 29  ; il a écrit de nombreux recueils , sans compter l’intrusion quasi constante dans ses productions de cette dimension qui semble recouvrir et s’adjoindre l’écriture romanesque, qui apparaît plus comme un accident démultiplié par les contraintes d’accessibilité caractérisant l’époque que comme une veine d’écriture, exploitée dès le départ.

On aura remarqué également comment le producteur attire subrepticement l’attention du lecteur sur cette position fondamentale de la poésie dans et autour de sa vie : en effet, vue la très grande discrétion de Mohammed Dib par ailleurs, on peut se demander si les ou le rare exergue qui existe dans son œuvre n’est pas une manière d’attirer l’attention du lecteur sur cette interpénétration de la poésie et de l’existence ordinaire, si tant est qu’il puisse en exister une dans ce cas là :poésie excentrée ou centrale, pré ou post événementielle, visionnaire ou convergente, créant l’événement et l’incitant à vivre dans l’œuvre ou le reprenant dans l’écriture pour mieux montrer l’incursion du fantasme dans la vie et l’indéfectibilité de l’un à l’autre (Je fais allusion ici au seul exergue et à la seule dédicace de l’œuvre qui se trouve dans Feu beau feu et qui est la suivante : A Louve) . 30

La question fondamentale de l’alimentation de la création par la vie et vice-versa est ainsi posée : la marge du texte littéraire est convoquée et montrée dans son rôle fondamental et matriciel et une autre idée du rythme est ainsi injectée dans les trames complexes que le travail créateur pose. Celui-ci est également cette traversée lente et silencieuse des limites et des conventions du vraisemblable et de l’acceptable pour mieux affirmer la primauté et la violence du vécu, qui se réapproprie alors les catégories poétiques et littéraires pour mieux les faire éclater et réaffirmer la complexité et la difficulté qui en découle parfois comme élément fondateur de l’écriture.

Cet usage particulier de la circulation entre la vie et l’écriture contribue également à faire voler en éclats les notions de clarté et d’accessibilité ou de transparence : au contraire, ici, l’ambiguïté est fondamentale, elle est même la condition sine qua non de l’épaisseur qui accompagne l’acte d’écriture et lui confère un semblant de prise sur l’énonciation des choses. Mohammed Dib insiste d’ailleurs beaucoup sur l’interpénétration de l’ombre et de la lumière comme les deux phases conjuguées d’un même acte fondamental, celui de vivre et d’écrire, donc de traduire.

D’ailleurs, l’entraînement du poète par ses voix apparaît comme étant la condition première de l’énonciation : celui-ci est pris dans, dit, dans cet enchevêtrement inattendu, mystérieux et inéluctable des évènements, des figures et des histoires. Cette position particulière des voix et des espaces d’énonciation nous ramène à la fluctuation des identités et à la difficulté de les reconnaître et de les utiliser de manière sûre et définitive, aussi bien pour celui qui parle ou croit le faire, et renvoie indirectement au créateur et à son travail dans les différents sens qu e ce mot comporte pour le lecteur.

La problématique de la quête telle que nous l’avions posée au début de notre introduction apparaît clairement alliée à celle des déguisements et des masques qui accompagnent inévitablement toute recherche d’identité, toute rencontre avec soi-même et toute résurgence de l’autre, à travers ces images que le créateur cherche à capter ou à retenir en se montrant à l’autre sous un jour déterminé. L’écriture apparaît bien dans sa perspective moderne, comme un exercice (au sens étymologique de ce mot) 31 pour repousser les limites d’une représentation de soi et des autres, dans leurs rapports mais surtout dans leur singularité et dans leur particularité.

L’écriture devient une opération d’échange symbolique qui prodigue les moyens symboliques, bien sûr, et scripturaires, de sortir des interdictions et des tabous culturels, mais également politiques et idéologiques donc représentatifs et langagiers ; cette démarche particulière ne peut se faire que parce que l’opération d’écriture est à la fois excentrée et complètement centrée, dans les choses et en dehors d’elles : elle est un jeu tragique et pourtant léger, qui se joue de tout et en tout, et qui reprend indirectement un adage lapidaire et expéditif, mais largement problématique et donc séduisant : la vie est un jeu.

Ainsi, « une contamination » de la vie par l’écriture et de l’écriture par la vie sont mises côte à côte et installent un flottement des frontières et un déchirement dans l’identification des voix. On notera cependant que l’écriture devient un moyen d’intercepter la vie, de l’enfermer momentanément ou d’accéder indirectement à son mouvement à travers quelques évènements ou quelques figures ou symboles, d’intervenir dans la vie, de la modifier en y introduisant notamment une perception autre dans la lecture des enchaînements, si tant est qu’ils existent, même dans leur éclatement constant.

Ce principe sera également valable pour les civilisations dont le créateur est ou se sent originaire, au-delà de la simple origine géographique ou historique : les « patries symboliques » ont autant sinon plus d’efficience que les « vraies » patries.

Ainsi le grand nord, pays de la neige , représentation de la patrie d’écriture, opération de la blancheur ( de la page, bien sûr) toujours renouvelée, semblable en cela à l’érotisme amoureux, située en dehors de toutes les terres géographiquement recensées, recoupe l’orient intérieur , motif alchimique, implicitement développé par Meddeb dans ses deux premiers rom ans et dans son premier recueil de poésie ; Khatibi, par ailleurs, rééquilibre la dualité orient /occident en faisant appel à l’extrême orient ou à ce qu’on pourrait appeler l’impensé de ces deux rives, toujours présentées dans un rapport conflictuel : Il y déplace des figures et des symboles qui ont pour mission de remettre en question les préjugés, mais également les représentations acquises par l’expérience, mais néanmoins à présent dépassées.

Notes
27.

Voir Lecture présente de Mohammed Dib de Charles Bonn ENAL 1988 pp. 18 à 22.

28.

Ibid. pp. 229 à 239 sur la stupeur notamment.

29.

Ombre Gardienne Gallimard 1961 Préfacé par Louis Aragon.

30.

In Feu Beau Feu, Seuil 1979.

31.

Sens du mot exercice dans le Robert : « Action ou moyen de s’exercer à l’ouvrage »