Deuxième partie : Les récits fondateurs du cryptage de l’écriture

Peut-être et en outre contre la transparence déceptive d’une certaine littérature officielle, bien éphémère, il faut le préciser, les auteurs que nous avons choisis ont une relation préférentielle à la difficulté, à l’écriture de la difficulté plus précisément, surtout lorsqu’elle se manifeste en tant que relation et nomination du monde.

Ce dernier perd son caractère identifié et familier pour se présenter sous un jour problématique et plus précisément énigmatique. En plus de ce caractère secrètement abscons et résistant, appartenant en propre au monde, tel qu’il apparaît plus ou moins implicitement dans sa variété et dans son altérité, vient donc se greffer le problème de la nomination de ce monde.

Cet acte fondamental est en effet, lui-même marqué par la difficulté, l’infidélité et la culpabilité , mais également par un « tourbillonnement » ontologique pendant lequel la langue pénètre et s’identifie à l’être, se joue et joue avec lui pour mieux en faire une créature de langage , qui jouit de cet état, tout en ressentant la définitive distance qu’il instaure en lui : distance qui fera de lui notamment « un étranger, au sens baudelairien de ce terme, c’est à dire quelqu’un qui vit et qui pratique des valeurs autres que celles qui sont le plus largement répandues .

Plus encore, ils sentent également l’indigence de ce même langage à nommer certaines catégories d’expériences ; de même, le langage répond à un certain inventaire du monde et à un certain ordonnancement dont il est alors l’instrument plus ou moins direct, et simultanément, il est vécu et reconnu comme un dispositif d’enfermement et de limitation, par lequel il devient dangereux et inquiétant parce qu’incompréhensible et violemment révélateur des simplifications ou des outrances qui enferment l’homme dans un conditionnement limitatif et aveuglant .

Chacun des trois auteurs est conscient de la différence que posent leurs écritures : ils demandent et se demandent à quels mondes ils appartiennent, à quelles formulations du monde ils s’apparentent, à quels langages ils identifient leurs pratiques littéraires et perceptives.

Ils veulent montrer, en outre, les fondements divers et profonds des écritures qu’ils pratiquent, liés aux soubresauts d’une voix ; elle-même est en rapport avec un être qui se cherche et se déplace pour cela dans les strates diverses et les textes qui traversent une culture ou la violentent et la fondent pourtant dans sa cassure même, ainsi que les hommes et les femmes qui lui appartiennent historiquement.

Mais surtout, ils sont eux-mêmes traversés par au moins deux langues, qui elles-mêmes se démultiplient dans leurs aspects familier, savant, populaire, secret et/ ou de communication plus usuelle et plus triviale, nécessaire et intimement liée à la vie quotidienne, dans son déploiement sériel.

Toutes ces obédiences interviennent dans leur travail d’écriture. Ils savent ainsi qu’une langue-mère n’est peut-être pas définitive et qu’elle ne prend véritablement corps et puissance que lorsqu’elle est confrontée à d’autres qui la questionnent et la malmènent, l’attirent en dehors des terrains habituels de son efficience première.

Cette théorisation poétique du rapport à la langue est différentielle suivant les écrivains ; elle ne débouche pas sur le même point de vue pour les trois auteurs sur lesquels nous nous proposons de travailler, mais il existe néanmoins un certain nombre de points communs entre eux que nous essaierons de mettre en évidence. 33

A partir du moment où ces auteurs se confrontent aux langues, ils interrogent ces rapports, notamment celui de l’identité existant entre l’être et le langage, ou au contraire celui de leur indépendance mutuelle. Ils essaient de saisir la complexité inhérente à ces problèmes et de les intégrer dans une réflexion différente de celle que l’on trouve dans les théories linguistiques ; un certain nombre de « concepts » comme celui de bilinguisme, d’interférences notamment sont repris « à l’envers » et tout à fait consciemment 34 par ces auteurs qui ne subissent pas ces phénomènes(si on peut vraiment les appeler de cette manière) mais les utilisent, les réactivent et les orientent à leur guise, c’est à dire dans leur perspective d’approche et d’interrogation.

Nous allons donc voir comment chacun des trois écrivains écrit, en quelque sorte, à un second degré, sa théorie des langues en présence dans son écriture, comment il utilise sa propre expérience et sa propre réflexion de la présence simultanée de plusieurs langues dans sa pratique littéraire ; en n’oubliant pas qu’une des langues, au moins, est chargée d’une histoire récente et violente qui implique également l’actuelle répartition des pouvoirs symboliques et autres dans le monde.

Notes
33.

Voir Abdelkébir Khatibi Maghreb Pluriel Denoël 1983 pp. 200 à 205.

34.

Khatibi possède une connaissance approfondie de plusieurs disciplines actuelles, notamment de la linguistique.