L’héritier enchanté ou le langage immobile 35

Cette nouvelle constitue un premier essai, en ce qui concerne Mohammed Dib, pour essayer de théoriser, ou du moins d’entrevoir une nouvelle présentation de la relation au monde environnant, en rapport avec une intuition nouvelle du vécu et un refus des apparences et des conventions sociales telles qu’elles se donnent à voir dans le jeu social, qu’elles soient de domination ou de servilité.

Elle se double d’une réflexion implicite sur le langage, qui prendra plus d’effet, au fur et à mesure dans l’œuvre et se constituera plus puissamment, notamment dans les expériences poétiques.

L’héritier enchanté est basé sur l’ambiguïté perceptive , puis sur une ambiguïté nominative, liée à la précédente qui déboucheront toutes deux sur les ambiguïtés de nature sociale, puis sur la remise en question,  par le narrateur, du modèle sociétal auquel il appartient et dont il est dépositaire malgré lui.

Comme dans les nouvelles de la dalle écrite et du talisman, le narrateur, en rapportant son aventure singulière, montre qu’il n’est pas intégré socialement : il ne pratique pas une activité déterminée, son existence n’est pas rythmée par un travail physique ou autre, par exemple.

Le narrateur correspond plutôt au modèle du propriétaire terrien, représentant édulcoré d’une féodalité en voie de disparition, gardien d’un patrimoine immobilier notamment, qui se confond avec un héritage de valeurs, dont le poids spirituel sera remis en question à la fin de la nouvelle.

L’intérêt de ce travail de remise en question, notamment, se retrouve dans la modification du point de vue à partir duquel la perception habituelle de l’univers va être cassée pour que puisse être institué « un regard de l’étrange », catégorie qui est aussi investie dans les deux nouvelles sus citées.

Ce point de vue se veut totalement extérieur, et de ce fait même paradoxalement, totalement intérieur aux choses, dont il déplace la hiérarchisation et l’agencement dans la socialité quotidienne notamment. Le narrateur ne reconnaît plus la familiarité des environnements et des objets, d’où la perdition qui en résulte et le réagencement qui la suit.

Le narrateur énonce ses rapports avec les gens qui l’entourent, rapports dans lesquels l’héritage joue un rôle particulier : il le reçoit sans l’avoir demandé, sans l’avoir choisi, mais il doit néanmoins le gérer ; il est donc quelqu’un « de détaché » : il a effectivement un statut d’extériorité par rapport à ce qu’il est sensé représenter, à savoir être le continuateur d’un ordre social auquel il ne s’identifie que très partiellement et très momentanément.

Il souligne les valeurs en vigueur dans son milieu et qui sont essentiellement liées à la soumission et à l’acceptation des situations sans que l’on cherche à les analyser ou à les dépasser.

Notes
35.

Au café recueil de nouvelles publié en 1956 chez Gallimard et réédité chez Sindbad en 1984