Le bouleversement du langage

On peut encore interroger la fonction du langage dans ce bouleversement subtil, dans cette mutation fondamentale du monde, dont est issu le narrateur, mais qui devient cependant, au fur et à mesure que le récit se passe, une fiction, au sens littéraire, mais aussi plus général d’illusion. Dans cette redéfinition du récit, et surtout du point de vue, la voix devient également « le lieu » ou l’espace à partir duquel on peut cerner avec une relative impartialité, puisqu’on en est exclu, l’ authenticité ou l’artificialité de l’univers auquel on était précédemment confronté.

Le langage permet d’abord de distinguer et de donner des contours à cette opération d’observation, puis de décantation, à partir de laquelle on peut prendre une mesure autre des choses ; en effet, le narrateur semble jauger la vie à l’aune de l’exclusion physique et langagière dont il est victime, exclusion symbolisant en fait la mort , mais également sur un autre plan, elle désigne le travail et le point de vue littéraire qui déploie notamment une « langue-autre », dont les prétentions ne sont plus ceux de la représentation fondée sur l’observation des apparences .

Cette opération symbolique permet de souligner doublement le poids du « paraître », des convenances et d’une certaine bienséance dans la société d’où est issu le narrateur, mais aussi le récit convenable et vraisemblable sur lequel débute la nouvelle, et qui correspond à la description académique de ce monde pour mieux le faire exister dans cet aspect illusoire.

Le langage, élaboré dans cette perspective autre, permet de faire exister un autre « lieu » à partir duquel il est possible de s’arracher à ces apparences sans retomber dans le piège de la reconstruction d’une causalité de toutes façons illusoire.

Ce chassé-croisé entre illusion et « réalité » apparaît nettement à la fin de la nouvelle, lorsque le récit est interrompu dans sa cohérence de « reportage », de relation : le pronom « je » se rapportant au narrateur, s’adresse à un « on » ou lecteur hypothétique sensé lui poser des questions, dans un ailleurs du texte auquel nous ne sommes pas introduits.

Le voile des apparences étant tombé, il devient possible de s ‘adresser plus ou moins directement à un lecteur ou à un spectateur potentiels. Le « je » imagine en fait les questions et les réponses hypothétiques de ce « on », sorte de mimétisme ironique de certaines « techniques » narratives réalistes, mais il montre également la possible ouverture du récit, pouvant donc devenir échange, au moins dans les questions qu’il fait naître.

Le narrateur essaie également de formuler une requête, différente en cela du récit qu’il vient de produire : mais le changement d’attitude que celle-ci suppose lui demeure interdit et il ne peut que répéter le récit qu’il a entamé quelques instants avant ; le narrateur ne peut donc que sortir des formules toutes faites et transmises, comme il ne peut « réellement »sortir d’une vie toute faite, dont il est prisonnier : « Je vous raconterai toute l’histoire que vous venez d’écouter. ».

Le futur rejoint le présent dans un cercle invisible, dont le narrateur récuse néanmoins la fin : « Seulement voilà que la fin devient pour nous une commune méprise.». Sa contestation, qui n’est d’ailleurs pas véritablement formulée, en reste à cette dernière formule comme il le précise lui-même.

A cet instant de la prise de parole du narrateur, la dimension problématique du langage est introduite : « Pourquoi soudain ne nous sommes plus compris, alors qu’il nous semblait des deux côtés parler le même langage ? » Plusieurs éventualités de déchiffrage se présentent ici ; éventualités que nous pouvons exprimer à travers des questions :

à qui est associé le pronom nous ? Le narrateur s’associe à une autre personne, qui n’apparaît pas dans le récit et qui semble être ici le destinataire plus ou moins imaginaire du narrateur, et peut être de la nouvelle elle même , dans les différentes dimensions qu’elle suppose . Pourquoi le narrateur parle-t-il de deux côtés et de quels côtés s’agit-il ?

On songe à la vie et à la mort, à la lumière de ce que nous laisse saisir le récit. Mais il semble que ces deux positions soient plutôt symboliques et se rattachent ou moins directement à cette problématique des apparences. La nouvelle se perd alors dans l’incohérence et l’obscurité.

Le narrateur essaie de nommer sa condition tout en butant sur sa difficulté à identifier avec exactitude les données de sa situation ;on comprend néanmoins qu’il se trouve dans une double position : il est mort et cette  « disposition » le rend lucide, il évalue son existence passée en reconnaissant soudainement sa facticité, c’est à dire le fait d’être passé à côté des « choses essentielles », notamment de l’amour de sa femme qu’il n’a fait que côtoyer , et dont il mesure maintenant le rôle protecteur profond .

Au moment de cette reconnaissance primordiale, il n’interpelle plus personne. Il pense à autre chose 36 et reconnaît implicitement que la mort, dans ses manifestations physiques de figement et d’impuissance, prend possession de lui.

La présence intangible des aïeux, encombrant paradoxalement la demeure, souligne l’omniprésence de la mort, mais aussi celle d’une autre forme de l’héritage, dont le narrateur parlait au début. Un héritage pesant, étouffant qui retire toute possibilité d’intervention pour l’individu : « Ils pèsent sur mon âme d’un poids infini. Je suis une forêt de cadavres qui recherchent leur résurrection. ». 37

Notes
36.

In L’Héritier enchanté, page 125.

37.

I., p. 130.