L’identification des ancêtres à la mort est explicite. La tradition montre un visage hostile, destructeur et véritablement vampirique puisqu’elle ne peut, à aucun moment, protéger le protagoniste de la mort qui l’envahit et l’accélère plutôt.
La maison elle-même devient « comme une tombe », lieu scellé, qui enserre puis expulse le narrateur vers « une absence de lieu » qui va progressivement devenir une impossibilité de parole, une parole immobile ne permettant pas la communication, qui va d’autant plus se réaliser, que nous arrivons à la clôture de la nouvelle. La voix s’éteint donc et le narrateur s’évapore : « Je m’en vais…»
La ponctuation, à savoir les points de suspension, semble exprimer une interruption, mais n’est-ce pas aussi une voix dont l’idiome nous est incompréhensible ou inaudible, ce qui peut indirectement revenir au même, dans le résultat du moins.
On peut donc dire momentanément que l’usage de la langue (tel qu’elle est pratiquée par le narrateur) est lié à la difficulté de communication, puis à la perte de celle-ci, à l’impossibilité de toucher l’autre et de lui révéler les véritables raisons d’un acte ou d’une conduite. Cette « injustice » d’une langue approximative et paradoxale, sinon déceptive, est suivie d’une réaction bien plus inattendue encore :
il s’agit du ressentiment, comme le nomme le narrateur ; ce dernier est à l’origine d’une violence verbale remplaçant, mais l’énonçant néanmoins, une véritable violence physique : « Que je vive un jour encore, que je vive une heure. Je surpasserais en cruauté tous les tyrans, je serais plus précis qu’un chirurgien. Je brûlerais, je supprimerais la fausse vie dans l’œuf…Je suis fort de ma haine. ». 38
Une autre distinction essentielle est ensuite opérée par le narrateur, avant qu’il ne se taise définitivement : « Que mes paroles aillent plonger dans vos poitrines, vous qui passez votre existence à manger et à dormir ! ».
La formulation de cette expression prête ici à ambiguïté. On peut se demander si ces paroles vont permettre un éveil intérieur, celui du cœur qui insufflerait enfin « la vraie vie » à des hommes qui croient vivre, mais qui sont existentiellement et spirituellement morts. La parole aurait donc, selon le narrateur, une fonction vivifiante, et permettrait une prise de conscience. (On remarquera que la lumière, dans le contexte de cette nouvelle, n’est pas positive. Elle est liée à l’immobilisme de la mort.) .
On peut supposer que les paroles du narrateur, du moins celles qu’il désirerait prononcer dans la poitrine des hommes, sont liées à la violence d’un réveil qui déboucherait sur la prise de conscience de la nécessité d’une vie moins factice, moins conservatrice, celle qui permettrait à l’amour, comme puissance rédemptrice, de s’exprimer.
Cette existence modifiée, ne pourrait plus s’appuyer sur l’extase d’une chair matériellement comblée, qui entraîne d’ailleurs l’endormissement et le relâchement, contraires ici à la vigilance. Elle sous-entend donc un autre rapport à l’existence que cette nouvelle parole (inaudible pour les autres membres du groupe, ne l’oublions pas), mais révoltée permettrait d’instaurer par sa réalisation dans le cri : « Une dernière fois, avant que ma bouche se ferme, se remplisse de terre, je crierai. »
La parole qui trouve sa source dans le cri peut arracher à l’intolérable sommeil d’une vie factice et vide. Le narrateur, quant à lui, semble avoir commencé à balbutier la langue qui réveille, puisqu’il tente par l’acte de dire, de raconter puis de prendre une distance par rapport à une existence acceptée à laquelle on se soumet et qui reste synonyme de « renoncement à soi », d’abandon de la recherche de soi.
Cette dernière attitude est d’ailleurs nommée par l’ami du narrateur, Si adrar. Celui-là semble l’admirer comme représentant idéal mais ambigu de cette tradition pour laquelle il a d’ailleurs le même type de relation : « Ce qui manque aujourd’hui, ce n’est ni le savoir, ni l’intelligence, c’est plutôt le contentement de son propre sort. ». 39
Dans cette nouvelle, plus ancienne que celles du recueil Le Talisman, le langage apparaît comme souvent ambigu puisqu’il ne semble être qu’une gangue vide recelant cependant des expériences décisives et nécessaires. La réalité ou ce qui en a l’apparence, est le plus souvent discontinue, inconsistante, et plurielle qui la fait menaçante et mystérieuse.
Comme dans la nouvelle intitulée Le Talisman, après le supplice du narrateur, les signes familiers, puis libérateurs mais incompréhensibles, sont liés à l’exercice d’une violence physique, mais aussi symbolique. 40
On peut également repérer cet aspect, mais de manière plus atténuée dans la nouvelle de La dalle écrite ; le langage s’y volatilise pour éclater en signes qui ne s’arrêtent plus à l’apparence des nominations, des appellations exactes ; ils permettent plutôt d’accéder à une sorte de compréhension intuitive et globale ou en diagonale qui dépasse toutes les langues pour embrasser leur puissance de suggestion (plutôt que de communication) , ici unifiée ou condensée dans quelques signes.
Ces derniers qui semblent d’obédience magique, permettent au narrateur d’échapper à la logique des apparences qui est aussi logique de haine, peut-être pour mieux saisir la portée historique de la violence, mais aussi ses limites, qui font pourtant prendre conscience aux hommes de leur mission véritable en cette vie : crier, tenter de comprendre et de dire même avec approximation. Paradoxalement, le narrateur n’avouera pas sous la torture, mais accédera à une vérité, hors de l’histoire et plus forte qu’elle puisqu’elle lui permettra de revenir aux lieux antérieurs de sa vie précédente et de les posséder en quelque sorte de l’intérieur et de devenir leur veilleur, leur gardien.
Dans les trois nouvelles, le point de vue du narrateur est extrêmement important car sa voix tente d’instaurer une autre nomination du monde pour mettre le lecteur en état de « choc », « en état de différence et de saisissement », au sens étymologique de ce dernier terme. Cette voix, comme celle de certains romanciers d’Amérique du sud essaie d’exprimer le monde à la manière d’un homme qui a vécu dans la tradition des campagnes algériennes, qui ne fait pas la part (mais peut-on le dire de cette manière puisqu’il s’agit d’un problème de catégories de perception de la réalité ?) entre le merveilleux et le réel, critériums établis par Todorov.
Simultanément, elle montre la prise de possession progressive de catégories nouvelles qui doivent remettre en question la trame du roman, et surtout de la nouvelle, en y introduisant la dimension du cryptage, c’est à dire de l’inattendu, et de l’inconnu, c’est à dire de l’insoluble, de l’informulable, ce dernier entraînant le brouillage des outils habituels d’expression littéraire, qui ne résistent pas à une formulation impossible et insituable, qui est le propre de cette écriture « cryptée » et difficile comme nous l’avons appelée. Nous entrons notamment dans l’ordre de l’impossible à dire, dont l’ellipse, notamment essaiera de rendre une part d’épaisseur.
Idem., p. 131.
Idem., p. 119.
In Ontologie de la société, psychanalyse de la vie sociale – le jeu de la salvation PUF sociologie d’aujourd’hui 1997 de Joël Martine, pp.126 et 127
« Lors des expériences d’excès, de désordre (douleur, effroi ou jouissance), qui dérangent l’ordre formel de la perception et du comportement, le sujet voit s’inscrire dans sa mémoire, par l’effet même du désordre, des formes nouvelles, des éléments de perception nouveaux, qui resteront comme des repères des désordres du vécu du corps : des lettres.
On peut se figurer la lettre comme une cicatrice, qui est à la fois conséquence d’une blessure, sa suture et sa marque durable. La lettre est donc, dans la mémoire un indice d’un gouffre de désordre innommable, elle permet au sujet de se référer en quelque sorte allusivement au souvenir de ce désordre sans avoir à le revivre avec tous ses effets. »
Et
« Ainsi le traçage de la lettre est à la fois l’effet du désordre et la réaction du désordre. […] La lettre est paradoxalement l’indice formel par lequel l’expérience de l’infigurable, de la débâcle des formes, est représentée dans l’ordre des formes et de la perception.» p.128