Dès ces premières nouvelles, des caractéristiques insistantes de cette écriture se dessinent, qui sont liées avec une remise en question profonde de l’ordre du monde, d’abord en rapport avec la situation coloniale mais aussi la situation de dégénérescence de la société traditionnelle et des valeurs qui lui sont liées. On peut donc dégager les points suivants :
- La suspension ou l’interrogation de la forme qui sont liées à un traitement particulier du langage, ce dernier devenant, notamment à la fin de cette nouvelle, un instrument de distance avec le monde, comme il devient également un instrument d’enfermement et de non communication : il conduit au malentendu, ou de manière plus décisive, à l’extinction de la langue et donc de l’échange auquel elle fait accéder. Mais, il ouvre néanmoins à un monde insoupçonné, néanmoins intraduisible et même insaisissable.
De toutes les façons, le langage est inaccessible en tant que tel ; il ne se donne à saisir que voilé, dissimulé derrière une opération de « cryptage », comme nous l’avons appelée précédemment.
Ce dernier est également lié à une perte momentanée du sens : « Cependant, il est vrai, je dois reconnaître que j’ai perdu le fil de l’histoire ; cela arrive dans bien des cas... » et plus loin : « Depuis l’instant où je me suis mis à parler, vous n’avez donc pas saisi qu’elle commençait avec les premiers mots. Que s’est-il produit ? Pourquoi soudain ne nous sommes plus compris, alors qu’il nous semblait des deux côtés, parler le même langage ? ».
Une rupture s’est donc produite dans la communication, rupture discrète et même aléatoire, qui ne prendra tout son sens qu’à la fin de la nouvelle. Ainsi la réalité n’est bientôt plus accessible et va finir par disparaître en tant que critère reconnaissable du récit ; ce dernier étant lui-même remis en question par ce qui semble être une relation directe qui ne peut pourtant aboutir puisque le narrateur ne peut effectivement parler.
Le narrateur apparaît souvent comme une victime de ce cryptage, du moins en apparence. Il ne domine pas le langage : il en fait plutôt les frais puisque dans le cadre de deux nouvelles (le talisman et l’héritier enchanté), il meurt suite à l’écartèlement, plus ou moins symbolique, qu’il est amené à expérimenter. Il semble donc qu’il y ait une illusion avant-première, une duperie ou une tromperie primordiale qui provoquent la mort, et avant elle, l’angoisse et la suffocation physique du narrateur. Pourtant la mort est nécessaire et elle joue un rôle positif puisqu’elle permet de découvrir, ou à défaut d’effleurer un autre ordre du monde.
Un rapport d’inversion se glisse dans la prise en compte de la réalité sans qu’on sache dans quel sens l’établir : est -ce le narrateur qui floue son lecteur parce qu’il devient fou, ou est-ce le monde dont il parle qui est falsifié et ce constat concernerait également le lecteur , au moins indirectement.
Le lecteur/destinataire devient « par ricochet » une « victime » de ce cryptage. La lecture-intrusion dans ce monde particulier induit en effet un malaise, le sentiment, quelquefois très aigu, d’un manque , d’une réalité sous forme de puzzle à laquelle il manque une pièce importante puisqu’elle rendrait quelque ordonnancement à cette « série » dérangée et perturbée.
Le lecteur, s’il choisit d’organiser une lecture, peut réunir quelques pièces éparses et leur donner un ou même plusieurs sens, mais ce ne sera jamais que les siens, choisis et élaborés plus ou moins arbitrairement. La nouvelle, éparse et scellée sur elle-même continuera sa course cahotante et privée d’attache réelle dans une quelconque continuité.
La nouvelle est donc un texte troué, un texte du manque, dont le caractère définitif n’apparaît pas. La nouvelle devient ainsi un texte de non-appartenance : le narrateur ne peut revendiquer son intégralité, comme il ne peut se baser sur une quelconque causalité « réelle ». Il devient une voix qui relate une image des faits, c’est à dire une manière de les capter et de les rendre.
Cette voix, à l’origine du texte n’a pas sur lui les pleins pouvoirs : perdue face et dans l’épaisseur du monde et du texte, elle tente néanmoins de les saisir, tout en étant plus ou moins partiellement recouverte par eux. Le cryptage de l’écriture découvre ici un de ses mécanismes de fonctionnement essentiels, à savoir le biseautage ou la démarche kaléidoscopique, qui consiste à inscrire un même élément dans des perspectives sans cesse modifiées, qui sèment le doute chez le narrateur et le lecteur.
Le cryptage de l’écriture induit donc « une lecture-perdition » ou une « lecture-étonnement » qui amplifie le questionnement que le texte pose et contient en son centre même : celui notamment des rapports entre le langage et le monde, les possibilités de nommer, l’acte de nommer. Mais surtout, le cryptage implique un rapport explicite avec la question de l’illusion et de la rupture de cette illusion, sans que la direction de cette rupture soit précisée comme nous l’avions mentionné plus haut.
On ne peut dire si le langage est réellement salvateur, ou s’il contribue à entretenir l’illusion, ou s’il appartient à cette double modalité d’existence. Les « lieux d’élaboration littéraire » comme la diégèse et ce qui ne lui appartient pas, ne sont plus clairement séparés.
La nouvelle, liée au cryptage, introduit de manière décisive « le lieu mystérieux » à partir duquel la parole est prise par la voix (qui perd conséquemment son origine et son appartenance. Ce lieu est progressivement désocialisé jusqu’ à quitter les espaces connus et devenir inimaginable ou impossible, extériorité ou intériorité absolues ; mais il demeure lié à l’exil et non pas à la transcendance, plutôt à la veille ; lié également à la perdition, à l’effacement et à la mort.
Le lieu de l’énonciation et de l’écriture est donc insituable : il dit d’abord son étrangeté ; il génère l’étrange, c’est à dire ce qui est en dehors des habitudes.
L’écriture du cryptage et de la difficulté est en rapport étroit avec la révolte, contre les apparences trompeuses, contre un état social contestable, mais plus profondément contre un état ontologique d’endormissement et de langueur, synonymes de renoncement et de facilité.
Cette écriture nouvelle va donc permettre d’affronter cet état de choses et d’ouvrir une brèche dans le monde des habitudes pour pénétrer dans un autre monde, celui de Qui se souvient de la mer ou de Cours sur la rive sauvage ; romans caractérisés par l’intrusion du rêve et le dévoilement chiffré d’une réalité liée principalement aux symboles et à leur manifestation.
Le rêve devient l’un des moyens de traiter l’épaisseur du monde, sans résorber celle-ci, ce qui présente un intérêt certain pour le créateur : il s’agit pour lui de ne pas dénaturer l’univers qu’il découvre tout en allant à sa rencontre et en respectant sa complexité. Le rêve rapproche de l’inconscient, des possibilités enfouies de l’individu et des expressions quelquefois détournées qu’elles peuvent présenter.
Néanmoins, nous avancerons la thèse suivante: pour Mohammed Dib, la création va au-delà des données que la psychanalyse a cernées, car si elle emprunte les relais que l’approche freudienne a mis en évidence(statut de l’image et de la métaphore, rôle de l’ellipse, jeux des signifiants et inscriptions textuelles de ces signifiants dans la matière sonore des mots et des textes), elle dépasse ces aspects en travaillant, surtout dans le domaine poétique, sur la réitération de certains symboles , notamment mythologiques et oniriques, au sens bachelardien du terme.
Sa démarche est donc différente de celle de Khatibi, qui revendique l’importance des découvertes de la psychanalyse et leur rôle essentiel dans son œuvre.
Dib est donc un fondateur de cette quête ontologique liée à un travail d’interrogation et « d’obscuration » de la langue, pour mieux en montrer les racines oniriques, irrationnelles et magiques et pour mieux mettre en évidence sa démarche de créateur de difficultés, « d’accoucheur de signes nouveaux » ou sans cesse renouvelés, dans la fracture même qui apparaît en eux.
On voit donc apparaître ici les éléments importants de cette théorie du langage que Dib entreprend indirectement à travers son œuvre. Elle ne sera cependant pas complète si nous n’abordons pas son œuvre poétique et son apport particulier.