L’anti-discours de la parole poétique

L’antériorité est donc également celle qui concerne la présence préalable de ce discours, de cette parole silencieuse pour ainsi dire, au cœur de toute autre parole, mais aussi au centre de toute chose. Discours archaïque donc, si on saisit l’étymologie même du mot arché, en rapport avec ce qui est enfoui, ce qui reste dérobé aux regards, en liaison avec ce qui n’est point perçu immédiatement, mais qui demeure incontournable comme une réalité nécessaire mais non prise en ligne de compte.

L’antériorité de cette parole désigne également sa profondeur, c’est à dire qu’elle montre indirectement l’enracinement probable, sinon définitif de toute parole ailleurs qu’en des espaces socialisés ou simplement maîtrisable par une volonté élevée et dressée dans ces mêmes espaces.

La parole poétique apparaît donc comme l’autre face du discours littéraire, son impensé pourrait-on dire puisqu’elle décline son être en passant d’abord par la force des signifiants et de leurs jeux, de leur grimage, de leurs atermoiements les uns par les autres, et la puissance de leurs réseaux de connivences et de rappel dans lesquels s’annihilent les opérations mécaniques et identitaires du rapprochement.

La parole poétique comme parole de l’antériorité est donc, comme le montrait Rimbaud 41 , un désapprentissage, une culture de l’oubli des conventions et des lieux communs, un dépassement des apparences , un retour à l’archaïsme du jeu, d’ailleurs plus ou moins violent, sur les mots et sur le corps; mais surtout, elle est le code absent ou de l’absence, des rythmes qui contrôlent une œuvre au détriment des explications sociologisantes., celui qui remet en question à la fois l’activité littéraire et l’activité critique : versant mortuaire et ironique qui fait face à tout travail de connaissance et de systématisation, de quelque nature que ce soit.

La parole poétique devient donc le texte préalable, lié à plusieurs origines, celles des mots et des écritures, celle du désir d’écrire et de se remémorer dans un seul mouvement, celle du monde des objets qui nous entourent et pratiquent des relations avec nous et qui nous ramènent à la formation même de notre imaginaire mais aussi à notre nomination de nous-mêmes et des autres.

Les recueils successifs publiés par Dib trahissent ces préoccupations particulières, depuis Formulaires, puis Omnéros et Feu beau feu, suivi par Ô Vive. Un bref descriptif de ces recueils permettra de comprendre l’orientation du travail de ce poète.

Ombre Gardienne est le premier recueil publié ; il comprend notamment des textes qui avaient paru dans des revues et des journaux et avaient ainsi attiré l’attention sur la vocation poétique de Mohammed Dib.

On y perçoit déjà la tendance que nous avons décrite, à savoir le fait que certaines pièces poétiques seront présentes également dans les romans de la première trilogie, et seront le plus souvent attribués à des personnages dont la figure et le comportement se distinguent de ceux des autres : ce sera Menoune, la folle parce que délaissée par son mari et rentrée ainsi dans une sorte de délire du malheur et de l’abandon , au cours duquel sa parole se surpasse et rejoint ainsi celle des révolutionnaires qui arrivent à transcender leur état pour percevoir sporadiquement un avenir plus radieux. 42

Ce sera également l’homme tronc pour lequel l’expérience de la mort et de la diminution physique apportera sagesse et extra-lucidité, en quelque sorte puisqu’il perçoit et déduit les premières pulsations d’une révolte populaire. La trame romanesque est donc traversée, aussi bien matériellement que pour les nécessités de la parole poétique, par l’italique qui aère et va même jusqu’à disloquer la trame linéaire de la narration ou celle des dialogues.

Elle est également traversée par la nécessité de la vision : la parole est plus puissante que la mise en texte puisqu’elle arrive à obtenir de lui son propre dépassement ou son incurvation vers une profondeur inexprimable dans l’ordre du discours. On peut en déduire que dans cette œuvre, toute parole  n’existe que pour se surpasser et sortir du cercle immédiat de la simple nomination ponctuelle, pour donner ainsi accès à une saisie plus globale et plus profonde du monde. La construction du récit est donc toujours tributaire de la puissance déstabilisatrice de l’écriture qui introduit un rythme, un souffle, un élément hétérogène et autre, par rapport à l’écoulement plus ou moins linéaire du récit.

Ainsi est affirmée une autre pratique de l’écriture : qui fait prévaloir une scansion vitale, une poussée primordiale, au sens étymologique de ce terme, qui permet d’affirmer et de mêler intimement récit et instantanéité d’une nomination désirante qui veut prendre possession du monde par la puissance du verbe.

On précisera néanmoins qu’il ne s’agit pas de Logos au sens occidental du terme, mais plutôt au sens « biblique » de celui-ci : principe premier énonciateur et créateur, mais qui n’est pas, pour autant, producteur de sens et d’ordres immédiatement accessibles à l’entendement humain.

Notes
41.

Op. déjà citée. Voir note n° 2 de la première partie : il s’agit ici du poème Voyelles

42.

Voir La Grande Maison, pp. 47 à 52.