Evocation, invocation et oraison

Ces trois opérations fondamentales créent et font partie de l’univers crypté, tel que mis en place par la langue poétique utilisée et travaillée pour ce faire, par Dib.

L’évocation est une opération paradoxale puisqu’elle consiste à vouloir rendre présent un objet inexistant ou, à défaut évanoui, pris dans les rets de la distance, qu’elle soit de nature conceptuelle , mais pourquoi pas également physique ; cet objet éloigné, évanoui ou perdu est ainsi indirectement convoqué pour se présenter, (ou se représenter ) sous une forme plus pérenne grâce à un langage qui dessine sa lointaine configuration, tout en récusant la possibilité de sa présence « réelle ».

Le langage trace, ici, des lignes, des figures, des signes presque génériques, dont le pouvoir d’abstraction est essentiel, à la manière de celui des symboles ou mieux encore, des cryptogrammes qui enserrent en leurs lignes stylisées à l’extrême une expression diverse et ouverte, foisonnante, sans cesse mouvante et pourtant unifiée.

Une autre dimension s’ajoute à la précédente : celle de la fonction des mots dans la prière, dans laquelle la matérialité de la matière sonore n’est pas en contradiction avec leur capacité à se transformer en outils spirituels, puisque la lettre et le son dont elle est porteuse deviennent progressivement vibration, c’est à dire mouvement porteur qui désigne en fait les forces cosmiques en présence comme autant de symboles aériens ,seulement saisissables dans leur déploiement et leur propagation.

Ces signes-agissants permettent en effet, grâce aux différents procédés dans le cadre desquels ils sont utilisés, d’atteindre à leur propre sublimation, leur propre dépassement et rendent possible et instaurable, une dimension supplémentaire : celle de la différence dans laquelle se tient toute la démarche ou énonciation de cet usage langagier.

L’invocation débouche sur l’oraison : dans ce cas, les mots et les phrases s’emparent des fonctions habituellement dévolues aux onomatopées : ils sont répétés, sans cesse redisposés et retravaillés dans un ordre différent. L’un des buts de ce travail de ré-organisation et de véritable « tannage » de la matière linguistique et sémique est d’éveiller le lecteur (notamment celui qui lit à voix haute comme le veut l’usage et la tradition poétique occidentale ou orientale) à une autre existence et un autre rapport aux mots, décentrés de la phrase et de sa disposition classique ; le mot est alors revenu à sa liberté profonde de « mot migrateur », d’assemblage précaire de sons et de syllabes dont l’action sur l’entendement et la sensibilité du lecteur se font et se propagent d’une manière inattendue, non gérable, à la façon d’un déclic ou d’une subite illumination. Saut qualitatif ou éblouissement comme dans la nouvelle du Talisman, le monde environnant est profondément modifié par la force du regard qui se porte sur lui.

Le terme d’oraison renvoie donc ici à l’utilisation « nue », « brute » et « abstraite » des mots qui n’ont plus besoin de signifier ou de renvoyer à un ordre du monde, qu’il soit de nature logique ou autre. Les mots et les phrases, dans ce déclin ou plus encore cette disparition de la syntaxe immédiate de la langue, tirent leur puissance et leur pouvoir de leur simple agencement, de leur rencontre, de leur disposition, mais également du rythme que leurs rencontres créent , et de la scansion globale qu’ils mettent ainsi en place ; ou au contraire de leur apparition et de leur brillance solitaires sur la page, mais également dans l’espace textuel ou phonique dans le cas d’une récitation à haute voix du texte.

Tout comme dans le cadre mystique, certaines expressions, certaines tonalités de ces mêmes expressions, qui impliquent la voix et le timbre particulière de prononciation rendent « opérationnelles »la puissance évocatrice de certaines litanies ou de certaines prières : on peut, à ce titre se rappeler de l’usage proprement métaphysique, c’est à dire de clé d’un autre monde, de la syllabe Aum, dans l’Hindouisme ou certaines branches du Bouddhisme.

Cet usage particulier de la langue, comme nous l’avons précisé précédemment, rattache l’œuvre de Dib à une vision recherchée et précise de cette même langue : vision fondée sur son caractère vivant et expérimental qui se révèle capable de s’animer et de divulguer un univers vivace, échappant à la pratique rationnelle de l’homme ; univers agrandi dont les recoins rejoignent et ouvrent sur l’inconnu, sur l’étrange, c’est à dire le non-connu, le non-nommable et surtout le non identifiable, sinon par à coups et par intervalles.

Cette dernière définition peut correspondre à celle du sacré, univers toujours aux aguets, aux portes d’une révélation et marqué par la finitude rétributrice. Dans cet univers évolue une force essentielle : celle de l’amour .sans majuscule, ici, pour ne pas verser dans les mythifications de cette notion et de ce sentiment ; au contraire, il s’agit de sortir des stéréotypes et de violenter les lieux communs en montrant les autres aspects de ce sentiment, notamment ceux qui peuvent être inquiétants.

En effet, Omnéros est le livre de tous les amours ou tout en amour ; les sens de ce néologisme sont en effet multiples. L’amour réfère également aux désirs, aux pulsions libidinales diverses qui fondent l’individu dans le moindre de ses actes, jusqu’à celui ultime de mourir, qui semble paradoxalement être lié à l’instinct de vie qui concerne le règne universel.

Omnéros ouvre donc en tant que recueil construit, en tant que livre véritablement bâti , et dans l’ordre intérieur et intrinsèque dans lesquels il se donne à voir-il ouvre donc sur une continuité plus ou moins implicite et souterraine entre les mondes, les niveaux de l’existence.

Il suggère donc une cosmogonie, accompagnée d’un caractère sacré même si celui-ci n’est pas nécessairement religieux.

Lorsqu’on examine le recueil, cette cosmogonie se révèle être basée sur le fait que l’amour est une puissance de dissimulation, « d’épaississement » des choses et des perspectives qui nous entourent, car elle permet d’appréhender et de révéler leurs diverses facettes, leur profondeur, et finalement, leur inaccessibilité contre le cadre des évidences et des identités. L’amour est donc ici la puissance de l’autre, c’est à dire de l’altérité, non de la facilité larmoyante et de la lumière immédiate ; au contraire, cette lumière est sans cesse diffractée à travers le prisme de la vie.

Une des formes fondamentales prise par cette puissance est le paradoxe (forme que l’on retrouve d’ailleurs plus arithmétiquement dans la structure du recueil, qui inclut vie et mort, lumière et obscurité, prose et vers, déclinés diversement à travers une utilisation particulière des nombres), que l’on peut également représenter par le louvoiement infini et indéfini de cette même puissance sur elle-même, se tournant et se retournant, devenant son propre contraire, comme Le ruban de Moëbius , vu précédemment. (Un peu comme Robbe-Grillet l’avait pressenti pour le nouveau roman : l’écriture permettrait l’accès à toutes les possibilités, notamment à sa propre négation, dans sa prodigalité infinie). 43

Le recueil est d’ailleurs construit comme une théâtralisation inattendue et multiple de cette puissance, s’apparentant quelquefois aux publications des textes sacrés fondamentaux qui régissent les religions et les morales des peuples : systèmes de miroirs, contradictions apparentes, déconcertantes clartés suivies d’expressions absconses et sombres ; le tout constitue une trame vivante et vibrante invitant le lecteur à s’étonner, à se révolter, à s’extasier également ; l’amenant également à construire, à recouper et à découvrir un texte ouvert, qui le perd en tant que lecteur, et le conquiert en tant que découvreur, « adepte » (c’est à dire choisissant le texte brisé et son usage particulier de la langue et des représentations habituellement admises) .

Un codage est mis en place grâce à l’équivalence implicitement inscrite dans le texte poétique, mais aussi dans l’œuvre précédente de Dib, entre l’amour et la vie, équivalence au creux de laquelle se place la femme. Cette dernière, par la polyvalence naturelle qu’elle exerce et qu’elle incarne : mère, puissance de fécondité et d’érotisation symbolise en fait un infini, un inconnu pourtant familier, à la manière de la mer, avec laquelle elle partage une parenté consonantique qui fait partie des clés de rapprochement entre les différents paliers de l’existence, même si cela apparaît logiquement arbitraire.

L’une double donc l’autre, l’une se profile derrière l’autre : on ne convoque pas l’une sans que l’autre ne soit toute proche, comme une ombre qui densifie les figures en présence et contribue à leur épaississement, mais également à leur libération des frontières limitées et définitives.

Toute figure apparaît entourée de son halo d’obscurité, c’est à dire d’une sorte d’écho qui l’accompagne et lui confère un tracé instable et inachevé.

Notes
43.

Voir Quatrième de couverture d’Omnéros :

« Le côté le plus clair de la vie, le côté perceptible, est certainement le plus obscur. Il n’est que l’ombre portée d’éros, il n’est, et nous en lui, que ce projet même d’Eros même dans les instants où il ne le semble guère.».