Numérologie et profondeur structurelle

Le recueil est également construit grâce à l’utilisation d’une « écriture numérale », c’est à dire, fondée sur le pouvoir évocateur des chiffres et leur s fonctions symboliques. Ce type de construction le situe d’emblée dans une démarche différente, qui prête une attention particulière aux arrangements subtils, dont ce caractère particulier n’est pas aisément repérable.

Cette démarche contribue à rapprocher d’ailleurs le recueil de vieilles traditions d’écriture, qui appartiennent aux civilisations anciennes, dans leur quotidien, mais également dans toutes leurs activités sacrées et cultuelles ; cette utilisation symbolique des nombres se retrouve , en effet, lorsqu’il s’agit de ponctuer tous les rythmes fondamentaux d’une existence humaine : naissance, adolescence, noces, enfantement , etc. jusqu’au trépas, dernier passage et dernier état connu de l’individu.

Elle se rencontre également dans les cultures savantes, dites de lettrés dans lesquelles il faut signaler ses appartenances et sa maîtrise des codes parallèles de représentation et de jouissance du monde ; car qui dit secret, dit également jouissance de l’incommuniqué.

L’écriture d’Omnéros s’élabore donc en résonance avec des pratiques oubliées, et pour cela mystérieuses (au sens étymologique de cet adjectif , pour éviter tout sens galvaudé), en rapport avec le secret et son arcane, puissance déstabilisatrice, mais également étonnamment ordonnatrice puisqu’elle soude les identités qui se forge à travers elle grâce au pouvoir de la dissimulation , de la complicité et des solidarités qu’implique toute adhésion plus ou moins consciente aux disciplines des arcanes qu’elle entraîne.

Ecriture des paroles oubliées, des paroles « tramées » et écrites selon des lois non accessibles par et dans l’immédiateté, mais permettant cependant à « l’esprit de corps » (composé et basé notamment sur les lois alchimiques d’attirance, de sympathie et d’interpénétration de matières complémentaires ou symétriques) de survivre et de se survivre au fil des temps et des générations, dans la logique paradoxale de la révélation- expurgation- dissimulation, de l’appartenance exclusion.

L’espace poétique ouvert et entrepris dans ce recueil devient un terrain d’expérimentation vitale dans cette tentative de rattachement à un lointain usage des mots, issu et donc rattaché directement à l’écriture rituelle et ritualisée du scribe ,et plus tard du copiste, transfuges humains, ouverts à l’écoulement du verbe, du texte(mais ne faudrait-il pas mettre ici une majuscule ?), qui possède ses lois intrinsèques, dépassant l’homme et ses catégorisations, pour mieux rencontrer occasionnellement les lois universelles et cosmiques, empreintes d’une plus large rotation d’existence et d’expressions.

Dans ce cadre, l’élaboration du manuscrit (c’est à dire du produit de ce qui est écrit à la main, produit par elle comme outil dans la continuité et l’expression d’un corps ritualisé), document unique, circulant pourtant de mains en mains, de lieux de savoirs et de déchiffrement en lieux de réception et de décryptage, porte pourtant l’expérience intime des scribes mêlée aux différentes écritures, leurs marques manuelles et spirituelles, leur marge secrète, celle qui les rattache au secret et à l’arcane avec les modes clandestins ou les figures cachées dans le texte, dont le scribe est adepte de manière privilégiée, et prêtes à révéler un tout autre message que celui qui paraît et est destiné à un autre adepte, à un « élu », affecté à la « confection » de la connaissance(comme acte de partage et de communion), éventuellement dans un double aspect de vulgarisation et de compréhension fine et élaborée .

Le premier texte élaboré par le scribe s’ouvre (et cache) sur un autre texte, plus compact, c’est à dire condensé et sciemment dissimulé, dont la nature nécessite un enfouissement (soit parce qu’il n’est pas destiné à tous et comporte donc un aspect confidentiel qui ne doit pas tomber dans des mains inopportunes, ou tout simplement parce que celui qui est destiné à le comprendre doit éviter les amalgames de la simplification.). Donc ce(s) texte (s) s’organise (nt) différemment et n’obéit pas aux critères de lisibilité que nous connaissons de nos jours, que ce soit dans le domaine scientifique ou littéraire.

La lisibilité à laquelle on pourrait référer ici serait plutôt du domaine de l’intériorité qui se cache derrière un apparent désordre ou derrière une obscurité voulue qui lui sert de refuge et/ou de « faire-valoir ». On peut dire, pour le moment, que le texte poétique, comme texte crypté, obscur et arraché à la lisibilité cache en fait « un archi-texte » 46 , c’est à dire une sorte de moteur intérieur ( cf la référence de Mohammed Dib au feu central Archée) qui pourrait être décrit comme un texte dans le texte, qui irradie dans le texte officiel, mais qui demeure intraduisible et insaisissable, relevant de l’expérience intérieure et de l’intimité du scripteur, expérience de la vie et des sentiments au quotidien, relevant également du corps et de son empreinte : cet archi-texte est sans cesse à l’œuvre, en travail , en filigranes, en inscription souterraine ou parallèle .

Passion amoureuse, de la chair du corps, du cœur et de l’âme mêlés dans leurs expansions symboliques, et des mots qui les portent, les transforment et les conjuguent en arrachant tous ces domaines à leur immédiateté et à leur trivialité coutumière pour les amener à rencontrer les puissances tutélaires dont nous avions parlé précédemment.

Cet archi-texte envisage de l’intérieur la constitution du texte qui se plie au symbolisme numéral. Ainsi, le chiffre sept joue un rôle essentiel, comme il le fait par ailleurs dans de nombreuses civilisations, particulièrement en ce qui concerne le rythme du temps, dans la constitution de la semaine, par exemple.

L’écriture permet ici la rencontre d’une expérience personnelle, d’un vécu particulier très puissant avec des « paradigmes universels », des lignes de fond qui deviennent alors le support préférentiel d’expression pour cette expérience à la fois unique et universelle. Cette pratique poétique, malgré les apparences, rejoint l’adage lapidaire de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous, non par un. »

La tentative paradoxale de mêler l’unique et le collectif (au sens large de ce terme) est donc risquée ici, avec toutes les contradictions que cette opération suppose, démarche au dénouement incertain, mais cependant envisageable dans l’absolu, un peu à la manière avec laquelle Breton l’énonçait en parlant du fameux point de résorption des contradictions, de quelque nature qu’elles soient.

Omnéros fonde son caractère inouï, à la fois fondamentalement personnel et foncièrement universel, d’abord dans son titre, en annonce et en programme ; titre qui correspond à un néologisme, lui-même en rapport avec une langue ancienne, une langue « fossile », mais une langue-mère, habitante des autres langues auxquelles elle a donné naissance et travaillant dans leurs racines, enfouie sous elles car elle en est la matrice.

Notes
46.

Voir mon article intitulé Le titre mémorial in Revue de l’ILE Langues et littératures n°4 1990 pp.79 à 93.