Cette langue, à la fois réelle et d’imaginaire, est le latin, même si elle en cache une autre : la démarche est ici intéressante puisqu’il s’agit de suggérer une existence virtuelle et cachée à une langue essentielle et pourtant invisible en tant que telle. On pense à la langue arabe dont le caractère sémitique et idéogrammatique ne permet pas l’apparition directe.
D’ailleurs, Dib renouvellera l’expérience de manière plus complète et plus en rapport avec la langue arabe dans son recueil intitulé Ô Vive 47 . Elle est donc dissimulée au fond des mots dont elle façonne les racines et les déclinaisons.
Langue muette au milieu des langues parlées et parlantes ; langue oubli (ée), langue-mémoire, du passé actualisé et historicisé ; mais également langue savante et réservée, à des usages particuliers concernant une population particulière. Langue des écrits secrets comme celle des grimoires, réalisés dans une langue ancienne, ou plus exactement intemporelle, dépositaire de secrets d’usages et de dires, déjà présents dans le titre Formulaires, recueil paru précédemment, elle continue à se décliner ici sous une forme plus achevée.
Langue de transmission et de passage, puisque le latin, dont elle se réclame indirectement comme nous avons essayé de le montrer, a joué un rôle historique dans la traduction de manuscrits rédigés d’abord en Araméen, en syriaque et en arabe ; langue centrale donc, et « circulatoire », à travers laquelle le monde miroite dans le foisonnement intérieur de ses animations, de ses aires de passages et de communications inattendues.
Par ailleurs, le grimoire, en tant que « livre de magie à l’usage des sorciers et ouvrage ou discours volontairement obscur, inintelligible et écrit indéchiffrable ou illisible » ajoute aux deux dimensions de savoir ancien sélectivement transmissible et de texte en mémoire, la dimension de la magie, par ailleurs en rapport avec l’alchimie, puisqu’elles relèvent toutes deux du pouvoir effectif de la parole dans la transformation du monde et de soi.
Le texte du grimoire contient des formules qui ont un pouvoir tangible d’agissement sur le monde, même indirect ; il s’agit de l’action subtile, au sens étymologique de ce terme, d’une parole ou d’un type de paroles qui se transmettent, se reconstituent, se dissolvent dans leur propre profondeur, renforcée par l’ignorance des autres.
Cette dimension magique était déjà présente dans le recueil Formulaires, dont le titre enserre le terme formule, dans ce qu’elles peuvent avoir d’instantané, déflagratoire, de lapidaire, mais d’effectif dans la surprise même qu’elles provoque et « l’éveil » ontologique, qu ‘elles peuvent ainsi propulser ; formules errantes,(formules/aires :hère, erre, air que l’on entend consonnantiquement s’inscrire dans le texte oral ) issues d’une pratique immémoriale, sans attaches clairement relevables et décelables, du moins dans le monde socialisé.
La deuxième partie du recueil sus-cité s’appelle Pouvoirs, ce qui vient renforcer ce que nous avons énoncé précédemment, à savoir le rapport intrinsèque du verbe, et surtout de l’expression poétique avec un savoir de nature magique.
Nous rappelons ici le sens donné à ce terme dans Le Robert : « ensemble de procédés d’action et de connaissance à caractère secret, réservé dans les sociétés dites primitives ». Cette action et cette connaissance jouent en fait sur les virtualités qu’elles font naître, d’abord chez le producteur même de cette parole, puis sur le récepteur en le faisant chercher ; action qui transforme de l’intérieur et provoque chez le lecteur-auditeur une interrogation ou du moins le pouvoir qui y est lié.
Il s’agit ensuite, par les pouvoirs également, de désigner le travail sur la langue, qui dissout celle-ci pour mieux la faire renaître, investie de cette dimension de l’inconnu, de la différence, de l’altérité, habitée par une sorte de miroitement d’elle-même, de transhumance en elle-même qui en fait alors une expérience de nature inouïe. L’ironie, partie intégrante de cette poésie, (fidèle en cela à la modernité) existe toujours ; il n’en demeure pas moins que le but visé et investi par cette pratique est cette fissure provoquée dans l’édifice conventionnel des langues constituées et présentées comme telles pour mieux en exhiber les potentialités de secret et donc de renaissance.
L’antériorité dont il s’agit est donc liée à la rêverie active d’une langue totale, qui revisiterait les langues usuelles, les commenterait et en montrerait les racines transhumantes et irrationnelles, dans le sens qui s’oppose aux connaissances, telles qu’elles sont posées par les disciplines linguistiques notamment.
Le terme d’opposition est peut-être un peu fort : ce serait plutôt l’ouverture d’une autre aire de réflexion qui aurait dimension humaine, d’autant plus que cette problématique est liée à des souffrances, celles mêmes qui impliquent la nomination de soi à travers des langues a priori antagonistes.
Voir Talismano pp. 235 et suivantes jusqu’à 238