La profondeur comme « forme-sens »

L’écriture et l’expérience poétiques de Dib sont donc pratiques de la profondeur, à la fois comme forme, énonciation et surtout comme mythe ; profondeur temporelle et spatiale, mais également profondeur ontologique, existentielle, rhétorique et sémantique qui se creusent sans cesse les unes dans les autres.

La langue est le lieu de réalisation de cette profondeur, un infini, qui se creuse en elle-même et par elle-même, et qui conduit à un état permettant de reconstruire même momentanément une identité apaisée et réconciliée, sublimée puisque un espace scriptural nouveau se dessine, une sorte de lieu/sans lieu lié à l’avant , c’est à dire à l’antériorité, à la préséance , elle-même reliée à la quête d’une identité symbolique et revendicatrice de toutes les figures de soi, sans que jamais cela ne soit vécu sur le mode du syncrétisme.

Si la profondeur est vécue et assumée comme un mythe, c’est parce qu’elle permet une construction effective de soi, en passant par des étapes, mais surtout par des équivalences symboliques fondamentales qui restaurent les parts manquantes du puzzle identitaire, dans leur illisibilité même, mais leur nécessité. Cette contrée imaginale permet de poser l’existence d’un creuset (au sens alchimique du terme) de rencontres et d’échanges entre les domaines et les nominations les plus inattendues.

Qu’il s’agisse du continent de la mère, langue et culture, de celui de l’enfance ou d’un pays quitté pour toujours, défiguré par les ans et l’histoire et donc, à jamais enf(o)ui, la quête est celle d’une reconstruction mythique et symbolique, à travers laquelle une identité se refait et se donne à voir dans ce lent travail de visitation et de rétablissement.

Ce rétablissement a également une valeur augurale et sacrale puisque la réconciliation qu’il déclare et qu’il instaure a pour but notamment de reconstruire le lien du microcosme au macrocosme. La pratique de la langue poétique révèle bien celle-ci comme un langage « au second degré », opération de « minage » de la langue quotidienne, dont elle se venge de la capacité réductrice en instituant ce délitement sauvage des mots « de la tribu ».

Tribu mise à mal et interrogée : l’appartenance devient ici un délit de différence, une expression de l’oubli et du rejet de tous les discours de récupération nationaux et internationaux. La profondeur et son mythe sont ici également les figures de la solitude, résultante elle-même de la pratique de l’ascèse de la difficulté.

Se rendre inaccessible, car il s’agit de cela, correspond à la volonté de rendre tangible cette profondeur, profondeur de l’amour qui est également sa dangerosité et donc de récuser tout un discours « kitsch » et « médiocre » qui désigne la poésie (et l’amour) comme l’expression de la profondeur de l’individu, à partir du moment où ce discours devient mièvre et agite les banalités émotionnelles que l’on sait.

La profondeur, équivalente de la poésie est la forme même de la révolte, celle qui atteint radicalement le fou dans son refus de l’ordre social, celle qui se matérialise dans le rapt de la langue galvaudée et usuelle et avec elle de tous les lieux communs admis et encensés. Le mythe de la profondeur, tel qu’il est pratiqué et mis à jour ici ne se sépare jamais d’une dimension tragique comme le veulent les mythes fondateurs : celle de la quête de la perfection et la souffrance qui l’accompagne.

L’antériorité à laquelle fait accéder cet ascèse est celle des équivalences mythologiques : la transformabilité du monde, ou du moins celle des puissances qui s’y dressent n’est possible que parce que la langue, sans cesse travaillée et interrogée révèle des constantes ou des lois transfusionnelles, elles-mêmes résultantes de l’état de révolte et de rejet des conventions, notamment historiques et linguistiques.

La profondeur que nous venons de repérer chez Mohammed Dib, justement parce qu ‘elle fonctionne et s’organise comme mythe, rend compte d’un rapport particulier aux langues : elles sont vécues et pratiquées comme le passage par une traversée infinie, la rencontre d’une résurgence toujours possible et accessible, que ce soient en continuités phoniques inattendues, ou en graphèmes synthétiques qui cherchent à nommer l’intégralité intraduisible de la vie, de l’existence.

On peut avancer que la langue française, qui apparaît comme langue d’expression explicite, ne suffit pas à prendre possession, au moins par la parole, de cette vivante diversité, de ce mouvement perpétuel, dont l’existence même est basée sur la mise en présence de plusieurs langues chez un individu qui a vécu historiquement ces rencontres plus ou moins violentes et conflictuelles.