L’œil ou l’entrée en vision

Cette nécessité d’un être qui se construit à partir d’une aire géographique et culturelle, où interviennent ces interférences, ces exclusions, s’exprime dans cette multi-présence, mais également dans cette tentative renouvelée de rencontrer et de nommer les origines de la parole : la source qui équivaut phonologiquement en arabe à l’œil, figure, graphie et image sans cesse embusquée dans le texte est un motif qui traverse l’œuvre poétique dibienne , depuis formulaires jusqu’à Ô Vive , et témoigne de ces jeux fondamentaux de passage d’une langue à une autre ; œil parlant donc et regardant dans le texte de l’Autre, langue notamment, de l’hôte, celle qui abrite, pour des raisons apparemment historiques, la parole et le faire poétiques.

Cette dernière est donc transformée en langue transitaire et transitoire jusqu’au point ultime de la disparition et de la renaissance en langues réparées, réacceptées, pratiquées de l’intérieur en ayant intégré la violence historique de leurs civilisations respectives.

Cet œil, de la vision, de la prescience et de la connaissance est également celui d’une autre altérité, féminine, cette fois ; désignation métaphorique, euphémique et implicite du sexe féminin dans sa dimension symbolique, mais également biologique et physique, sexe de la différence, par lequel transite toute apparition au monde et toute appréciation de celui-ci, dans l’écriture poétique, mais également dans la vie quotidienne.

L’œil devient également la bouche qui nomme, qui forme phonétiquement les mots, les phonèmes, qui donnent l’intonation et rend vibrante la matière paradoxale du langage et lui imprime la vie. Œil, bouche, sexe, cette équivalence trilogique, inscrite dans la poésie dibienne, sera ultérieurement reprise par Meddeb et réexploitée dans son premier roman Talismano. 48

Dans l’espace qu’elle installe, cette équivalence suggère un mouvement de franchissement de l’intérieur vers l’extérieur : accouchement, vision ou nomination, le mouvement de la vie ne peut exister sans la profondeur montrée et assumée, sans la notion pratiquement initiatique de traversée ou de passage, qui rejoint indirectement la problématique alchimique de transmutation.

On comprend ici que la « théorie des langues » et du rapport de ces langues entre elles, incluant le locuteur, est essentiellement basée sur cette coexistence onirique mais efficiente des langues en présence dans la création. Elles se disent l’une l’autre et se racontent l’une par l’autre ; elles se désignent mutuellement par tous les moyens dont elles disposent, notamment à travers les « imageries » dont elles font usage.

L’arabe, langue doublement absente, car le poète ne la maîtrise pas suffisamment, est inscrite, dans sa puissance calligraphique , par un certain nombre de formes-sens, de figures à la fois métaphoriques et concrètes qui caractérisent l’expression poétiques des recueils dibiens.

On parle de figures concrètes puisqu’elles contaminent la construction et l’organisation des poèmes : comme celles du dédoublement, des pratiques énigmatiques, la mise en évidence de l’espace oratoire symbolisé par un investissement différent de la page blanche, la pratique d’un espace labyrinthique qui débouche sur son propre mystère et son propre éclatement. 49

Cependant, l’arabe se combine à d’autres langues qui présentent notamment le caractère d’archaïsme, c’est à dire essentiellement de langues qui se pratiquent, s’écrivent et se donnent à voir à travers leur épaisseur, leur matérialité phonique et leur débordement symbolique ; langues de la raison et du rêve incorporé à elle et leur donnant une possibilité de plus de fonctionner et de signifier autrement.

La théorie des langues, telle qu’envisagée implicitement par Dib, exploite l’aspect créationnel de ces mêmes langues, qui sont ainsi capables de rêver l’une de l’autre, c’est à dire notamment d’activer les virtualités qu’elles conservent intérieurement sans jamais les traduire dans les différents domaines de l’expression humaine.

L’une devient ainsi métaphore des autres ou de l’autre, grâce à son travestissement ; elle en devient également la métonymie, puisqu’elle en suggère un aspect formel ou attaché à la formalité de manière plus ou moins directe. L’alchimie que nomme et que suggère le recueil Omnéros concerne donc aussi ce travail d’attirance , de séduction et d’échanges subtils entre les différentes langues en présence.

On peut se demander de quelle manière ce travail particulier interpelle la critique et la linguistique. Sa prétention n’est, bien sûr, pas de se placer à ce niveau : néanmoins, l’aspect réflexif, humain et ontologique de ce problème présente un intérêt certain car il renseigne sur la manière dont le désir créatif, composante essentielle de l’homme, travaille à transformer les axiomes et les formules doxiques acquises et posées par les différentes disciplines du savoir humain. Ainsi, la langue française est ici déportée, réintroduite dans une problématique des origines où la nostalgie ne joue qu’un rôle très secondaire ; en fait, ce sont surtout les possibilités d’échange et de transformation de cette langue, notamment, qui vont intervenir. La langue poétique donne ici la possibilité d’une « lecture à l’envers », d’une « épellation » inversée de la langue usuelle ou historique, qui rappelle dans son extension métaphorique, la langue de l’origine, celle-ci échappant cependant au piège de la nostalgie et des oppositions binaires puisque le poète, dans son intention cosmique et totale engage le problème dans un aspect résolument universel.

Le désir se révèle être une puissance créatrice bien sûr, mais surtout traversante, et herméneutique qui délie les nœuds historiques et évente les violences nées de cette même histoire pour les rendre plus fécondes. Ainsi, le désir construit un autre texte de soi et du monde, un texte d’images et d’écritures, dont la puissance d’ouverture et de résurgences contribue à une jouvence symbolique, mais également identitaire puisque l’individu n’est plus perdu dans la dérive des pertes de noms, mais retrouve une composition humaine dans l’ascension intérieure des langues qui président à sa nomination multiple.

Composition qui le fait revenir à la fonction magique de la langue, fonction primordiale de convocation vitale, à travers laquelle le monde reprend forme et épaisseur, et dans laquelle l’individu et sa voix(e) retrouve la dignité de celui qui s’assume et se « possède ».

La langue de l’antériorité n’est donc pas celle du retour en arrière, nostalgique et passéiste ; elle est au contraire celle de la rencontre de soi et de la reconquête de soi puisque cette antériorité introduit en fait à un présent de durée : celui de la convocation ici et maintenant du nom possédé et assumé de l’intérieur, grâce à la traversée intime des codes avec lesquels le désir s’approprie les langues et les enrichit.

Le revers de cette inscription symbolique de soi existe : l’équivalence de cette langue de la création à une sorte de langue silencieuse, impénétrable et blanche, inexistante ou plutôt n’existant que sous la modalité du rêve et de son illisibilité, à la manière du secret et de l’arcane dont elle se réclame plus ou moins implicitement.

Langue dont l’adresse cherche obscurément le lecteur ou le locuteur qui partagerait le désir de devenir autre pour devenir soi. Langue dont l’autre nom est solitude et ascèse, jubilation du secret et du retour à soi : langue innommable dont seule la profondeur parle, dans l’impossibilité qu’elle a de se dire véritablement.

Notes
48.

Voir mon magister intitulé Paroles, espaces et signes dans l’œuvre poétique de Mohammed Dib : Formulaires, Omnéros, Feu beau Feu Juin 1987 Université d’Alger. Voir plus particulièrement la dernière partie : vers un nouvel espace d’écriture et de lecture : L’écriture visionnaire.

49.

In Sémiotiké, de Julia Kristéva, Seuil, Points 1976, plus particulièrement pour une sémiologie des paragrammes et l’engendrement de la formule.