La marqueterie de l’écriture et l’alchimie verbale

Pour Meddeb, l’écriture n’est pas une entreprise qui relève d’une continuité et d’une disposition rhétorique et logique. Elle est, mais pas seulement, une démarche de rapprochement, effectuée grâce à un mécanisme textuel, qui correspond également à un mécanisme de la pensée et surtout de l’inconscient, comme le montre Freud dans son célèbre texte le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Ce mécanisme peut être au moins momentanément identifié à l’analogie dont Meddeb se réclame implicitement et explicitement :  « Non, je ne suis pas de ce monde. Aucune parole ne rapporte le secret que je déchiffre derrière vos réalités. » 51

Il ne s’agit pourtant pas de l’analogie que craint Mallarmé, quand il parle du démon de l’analogie ; en ces termes, il désigne cette tentation constante de trouver du sens et d’en exhumer partout. Il s’agit d’un sens presque moralisé, inévitable, incontournable qui fait du monde dans lequel nous évoluons dans une sorte de parcours balisé, dans lequel se retrouvent les mêmes signaux forts que l’on prend soin mécaniquement de replacer sans cesse.

Ici, l’analogie a la force et le pouvoir du signe ascendant (au sens où l’entendait Breton)  : elle inclut à la fois la récurrence, le rappel, la découverte toujours créative de filiations nouvelles grâce à l’éducation d’un regard cultivé, sans cesse critique et qui s’enrichit pour cela d’une vision.

Cette dernière va au-delà des apparences, des lieux déclarés définitifs et pour cela érigés en normes, parce qu’elle est toujours multiple, curieuse et surtout perspicace des liens que seuls peuvent apercevoir et mettre à nu ceux qui se réclamEnt de cette culture de la vision. Elle se constitue dans le dépaysement, c’est à dire dans la volonté manifeste, et travaillée dans ce sens, de ne pas appartenir à un seul pays, à une seule latitude, à une seule culture, à un seul regard, mais à une clairvoyance dont nous rappelons ici la définition donnée par Le Robert :  « Chose vue, perçue. Représentation conçue comme d’origine surnaturelle. »

L’adjectif « surnaturelle » est à prendre, lorsqu’il est appliqué à Meddeb, d’abord au sens littéral ; si l’état naturel est celui dans lequel on se trouve lorsqu’on réfléchit peu ou pas, lorsqu’on accepte des conventions en pensant plus ou moins qu’elles sont inamovibles, alors l’écriture qui prend en charge la vision et la provoque chez Meddeb est effectivement surnaturelle.

Elle bouscule les conventions, et cherche à créer, à énoncer et à montrer, une nouvelle modernité qui tente de prendre en ligne de compte la multiplicité d’un monde où les civilisations voisinent et montrent leur richesse respective, les mêlent, les échangent en inventant de nouveaux codes d’expression, mais également de nouveaux points de vue du dire et de nouvelles aires de silences. Cette mise en parole visionnaire cherche surtout à aller au-delà des apparences, à saisir l’invisible échange des représentations, des signes et des choses. Elle désire rejoindre l’envers des nominations pour en saisir la subtilité des constitutions et des enracinements.

La démarche de Meddeb diffère de celle de Khatibi : si celle de ce dernier se réclame de la multiplicité, elle ne l’utilise pas de la même manière ; pour Meddeb,la culture esthétique très dense dont il jouit, va lui permettre de scruter le monde et d’inventer un regard original ; les motifs, les images, les références, les symboles graphiques ou iconographiques sont utilisés pour mettre en évidence ces liens secrets que la vision permet d’atteindre. Ils en sont les supports et les réceptacles et transforment ainsi l’espace dans lequel ils apparaissent et s’incrustent avec un véritable relief.

L’espace de l’écriture, outre qu’il est géographique (traversée des cultures, des pays, des villes et des quartiers) est également résolument tabulaire permettant l’émergence en relief, de lettres, de signes, de parcours « en surimpression » suggérant ainsi la même écriture « alambiquée » que celle dont nous avions précédemment parlée pour Dib et pour Khatibi.. Ici elle apparaît véritablement dans son aspect matériel dans le parcours qu’elle dessine dans son premier roman Talismano ; les trois parties du roman sont les suivantes et sont transcrites graphiquement comme suit : Retour/prostitution, Idole/prostitution, Procession/outre-monde.

Dans ce petit schéma que nous proposons pour donner une idée du parcours mené par le narrateur, nous voyons apparaître les traits grossiers d’un alambic, vase utilisé par les alchimistes, et dans lequel ils effectuaient notamment leur travail de décantation, à partir de laquelle la transmutation de la matière vile en matière noble pouvait s’opérer.

Cette véritable anagrammatisation de l’écriture montre la cohésion profonde qui existe entre le vécu de cette dernière par le narrateur et la manière dont elle se projette et dont elle se donne à voir dans le cadre d’une lecture particulière qui suppose au lecteur une connivence et une connaissance des mécanismes qui régissent certains textes anciens (ou très modernes), notamment ceux écrits par les alchimistes.

Dessin de l’alambic représentant l’anagramme du récit de
Dessin de l’alambic représentant l’anagramme du récit de Talismano

L’écriture est donc un processus total qui traverse les conventions de compréhension, de message et de sens pour signifier aussi dans le corps même qui la sous-tend et la fait. Outre le codage et le chiffrage de cette écriture, l’espace convoqué et mis en place par l’écriture possède la fonction de l’alambic, dont nous rappelons l’origine arabe et le sens : el AMBIC, le récipient à partir duquel on obtient les essences.

On se rappellera à cet effet que l’idole confectionnée, simulacre de l’œuvre, meurt brûlée. (Elle est aussi expulsée de la diégèse.). Le four provoque donc la combustion finale de tous les composants qui étaient en jeu, il purifie puisqu’il permet de retenir la quintessence de ces éléments, c’est à dire leur matière sublimée, rayonnante qui sera éventuellement réinvestie dans un processus ultérieur.

Cette matière sublimée est en rapport ici avec la quête symbolique effectuée par le narrateur, grâce à laquelle il découvre les filiations profondes de son écriture et invente-produit les géniteurs symboliques de celle-ci : Dante, Youssef, maître du troisième ciel et équivalent de Vénus semblent être les principaux modèles que l’écriture se donne et à travers lesquels elle se donne à lire.

La beauté, l’érudition et l’ambition de la somme, de nature civilisationnelle et théologique, sont retenues au-delà de la disparition ignée du récit et constituent à nos yeux la matière noble recueillie dans l’alambic constitué visuellement et graphiquement par les allées et retour du narrateur dans les espaces du récit. 52

Le feu produit également des cendres, dont la dispersion sera déterminante puisque le récit se termine sur un éclatement et le choix fait par certains personnages d’immigrer et de porter la bonne parole, des valeurs nouvelles :

‘« …Choix déterminé que font certains parmi les insurgés, ou fuir pour propager ailleurs les valeurs de l’impossible et de l’excès. » 53

On l’aura compris, l’art de la marqueterie dépend d’abord de celui de la vision. Plus cette dernière est exercée, profonde, plus elle permet les rapprochements les plus inattendus, les plus contradictoires à première vue, mais également les plus élaborés et les plus complexes qui supportent alors les enjeux les plus définitifs du texte.

La vision apparaît donc comme une élaboration de plus en plus pointue des causalités internes aux phénomènes, elle résulte d’une connaissance de plus en plus vaste et de plus en plus intérieure, comme s’il s’agissait de mettre en place une appropriation du monde de l’intérieur, qui révèle sa propre intériorité, selon les principes d’une science traditionnelle remontant à l’antiquité et qui est l’alchimie.

Une réactivation de cette dernière est proposée dans le texte : un regard éclectique, une culture très élaborée, qui s’enracine dans les traditions tout en les relisant et en les « retraduisant » et se réclame simultanément de la modernité la plus contemporaine.

Cette culture très élaborée, double, entretient et s’appuie sur le redécouverte de soi, sur l’appropriation renouvelée de son propre nom qui est étroitement liée à la pratique de l’écriture, réinscription de soi, d’un corps saccagé, éventé, reconquis ensuite selon d’autres modalités symboliques que la simple appartenance tribale ou familiale, culturelle ou autre.

Notes
51.

Le signe ascendant est celui qui contient et appelle tous les autres

52.

On rappelle ici les différentes parties de Talismano : retour/prostitution, idole/ghetto, procession/outre-monde. Voir également mon article Modernité et tradition dans Talismano de A.Meddeb, in Ecrivains maghrébins et modernité textuelle, sous la direction de Naget Khadda, Etudes Littéraires Maghrébines n°3, L’Harmattan 1994

53.

In Talismano, p. 267