Identités symboliques

‘« Médite ceci et tu découvriras ta puissance de guerrier et tu te révèleras à ta propre lumière par le sens de ton nom présent social et de ton nom symbolique, ta mort, ta stèle. Le nom m’épèle : du prénom, servitude déjà dite don, y a rien à ajouter ; […] Superpose à Meddeb : Mûlay hanif : le maître de la lumière rare : et par le nom imaginal tu désigneras le corps symbolique qui traduira sa passion dans le réel. »’

Ce passage concernant la relecture du nom qu’il porte par le narrateur, auteur personnage est très long ; il va de la page 217 à 219. Il s’appuie sur une longue épellation de l’état civil en en décelant les arêtes symboliques grâce notamment à un retour aux langues d’origine et aux transformations consécutives qu’elles font subir ou qu’elles entretiennent dans celui-ci.

Le nom, celui que porte l’instance traversante-fondatrice du récit que nous avons nommée narrateur-auteur-personnage, entretient un rapport avec le savoir : le narrateur y voit d’abord une généalogie en rapport avec le rôle social de dispensateur de savoir, d’un savoir socialisé, balisé et représentatif d’un certain nombre d’idées dominantes ; savoir institutionnel, puisqu’il joue un rôle dans la formation d’un certain humanisme arabe comme le précise le narrateur. Son père est situé dans cette lignée d’hommes. 54

La démarche du narrateur est une étude de plus en plus minutieuse du nom et correspond également à une pratique voisine de la numérologie, telle qu’elle est citée et encore pratiquée de nos jours dans des écoles mystiques ou dans des zaouïas. Il part du nom dans sa totalité pour en arriver aux lettres, dont il ravive les sens et les fonctions secrètes en y mettant bien sûr sa marque personnelle.

Il distingue le don dans la première partie de son nom : c’est le morphème Mid qui permet cette association, « perception concordant avec le caractère qu’enferme le prénom. » On rappellera à cet effet que le prénom du narrateur comprend le terme wahab, qui est un nom divin signifiant celui qui donne, le généreux.

La deuxième partie de son nom est rattachée à un animal, l’ours, Dib,  « animal à risquer emblème » ; on pense ici à une sorte de démarche qui consiste à chercher un animal emblème, c’est à dire, un totem, qui serve en quelque sorte de signe de ralliement et de distinction ; mais derrière cette transcription de l’arabe apparaît un autre écrivain maghrébin dont le rôle dans « le défrichement » de la littérature est essentiel : il s’agit bien sûr de Mohammed Dib, auquel il semble que le narrateur cherche à s’identifier, ou du moins auquel il adresse un clin d’œil par cette anagrammatisation de son nom.

Clin d’œil qui relève également de la volonté d’appartenance et d’identification qui constitue également un élément de cette démarche « identitaire » prise en charge par le narrateur.

Le « totem » littéraire est ici intériorisé, agrégé et surtout introduit dans le nom qu’il transforme ainsi en code d’appartenance. Il a été « phagocyté » c’est à dire qu’il fait partie du corps du narrateur auquel il a prêté une réalité et une « configuration particulière ». 55

On se souviendra qu’en arabe populaire, Dib veut également dire renard ou loup, animal malin, et que par cet intermédiaire, on passe au masque porté pour se dissimuler de toute découverte indiscrète.

En dehors de toute vérification sociale de ces associations, il est intéressant de constater qu’une identité à la fois factice et réelle est reconstruite ici et qu’elle passe par une reconnaissance d’une lignée maghrébine d’écrivains qui se transmettent un savoir faire du jeu sur leur propre identité, qu’ils ne peuvent jamais décliner de manière simple et claire, parce qu’elle est elle-même brouillée par les interventions et les défigurations de l’Histoire.

D’où la nécessaire reconstruction symbolique du nom, notamment, pour chacun des écrivains sur lesquels nous travaillons.

Le nom originel se perd en partie lors de la transcription en langue française entreprise par l’administration coloniale. Celle-ci le déforme et en broie une part en effaçant les phonèmes qui l’animent réellement : elle lui retire ainsi toute détermination et inscription réelle dans un champ arabe. Mais cette situation n’est pas entièrement négative pour le narrateur, puisqu’il va passer par une démarche que l’on peut qualifier de fantasmatique, magique et d’obédience mystique pour se saisir de ce qu’il appellera « le nom imaginal ».

Il démembre son nom, fidèle en cela à un rite de nature dionysiaque, mais il en garde les sens fragmentaires pour se constituer autre, fidèle à ses choix d’être, plutôt qu’à sa lignée historique.

Il va isoler certaines lettres comme le mim ( ﻡ ) qu’il mettra en rapport avec le don, mais également avec le titre de Moulay, maître, dans le sens possible de maître d’école notamment « ainsi commence le nouveau nom. » 56

Il gardera également le terme de hanif (ﻒﻳﻧﺤ) 57 dont la présence et l’utilisation sont associées à Abraham et à la religion qu’il pratiquait nommée dans Le Coran Eddine el hanif, c’est à dire une religion ayant un lien direct, ou de droiture avec la Tradition au sens de révélation première. Il s’agit également de l’une des branches intégrées à l’école juridique des sunnites. On remarque également ici un détour du sens produit qui passe par l’Histoire, et devient ainsi un élément constitutif de la chair et du sang d’un individu. Le hanif est aussi le noble, le lettré dans une société musulmane, parce qu’il appartient individuellement à la chaîne du savoir et de la connaissance qui sont les maillons les plus sûrs de la transmission de la Tradition.

Le narrateur détache, isole et garde pour son identité les initiales, les ouvertures de ces mots : le hâ (ﻫ), en rapport avec hal, des états mystiques ou stations ; le nun (ﻥ), dont il retient ici la signification mystique également, représente la lumière spirituelle ; il en retient la situation dans le coran puis dans l’épître d’El Ghazali intitulée Le Tabernacle des Lumières 58 , puis il passe à la référence mazdéenne et enfin à Shohrawardi , dans la mystique d’El Ishraq, développée en Iran au XIIème siècle.

Enfin arrive la lettre fa, qu’il lie à une pratique plus populaire, celle des augures ou du fal, basée sur la significations symboliques de certains faits, de certains bruits ou visions, tous en position augurale, c’est à dire, rencontrés, entendus ou vus à la sortie de la maison par exemple en début de journée, ou dans des circonstances déterminées par un rituel précis.

Le narrateur choisit donc de réécrire son nom, il l’imbrique intimement à une reconstruction symbolique d’une nomination de soi :

‘« Voilà donc : superpose à Meddeb : Mulay Hanif : le maître de la lumière rare : et par le nom imaginal, tu désigneras le corps symbolique qui traduit sa passion dans le réel. » 59

Le nom imaginal n’est pas seulement celui produit par une imagination synonyme de fantaisie. Il s’agit, en fait, de l’exercice d’une faculté spirituelle mise en évidence par le « plus grand des maîtres mystiques », à savoir Ibn Arabi, tel que le présente Henri Corbin. 60

Grâce à cette faculté l’homme retrouve les archétypes fondamentaux et arrive à les identifier puis à les reconnaître. Car il possède en lui une prescience en rapport avec l’état de fitra ou nature humaine. C’est à cette faculté que tente d’arriver l’activité de connaissance et d’érudition déployés par Meddeb.

De même le corps symbolique ici ne se confond pas totalement avec celui dont parle la psychanalyse : il s’agit plutôt du corps de soi reconstitué à travers les chemins identitaires choisis, triés qu’on lui fait ; ce qu’on accepte consciemment et inconsciemment de reprendre à son compte et de développer de nos expériences, tout en l’activant à sa capacité optimale.

Le corps symbolique est celui que l’on se donne ; il dépasse la corporéité physique : il est représenté par l’agrégat identitaire qui est à la racine de notre être et de la formulation que nous avons de nous-mêmes. Conformément à l’adage hindou repris par Khatibi : « ton nom propre est ton destin », le nom propre est celui que nous savons correspondre aux tendances essentielles de notre existence, aux choix fondamentaux que nous y faisons et que nous pratiquons.

Le corps et le nom sont inséparables : l’écriture permet de repérer ce JE et cette profondeur. Elle en recouvre les particularités pour lesquelles elle va aider à la fécondation, puis à la naissance d’une relation nouvelle fondée sur la prise de conscience de nouveaux enjeux vitaux, mais également sur l’activation de la connaissance qui ne reste pas silencieusement emmagasinée dans la mémoire. Elle est actrice fondamentale car elle insuffle au narrateur un élan vital ; elle met en rapport Histoire et histoire d’une manière nouvelle, qui exclut tout recours au réalisme et même au vraisemblable.

La démarche s’appuie en fait sur les mythes fondateurs liés à la création, à la renaissance, au sacrifice, qui font accéder à une autre dimension de soi et du monde.

Le nom doit donc être nommé à nouveau, dit ou plus exactement épelé et donner accès ainsi, grâce à un ordre symbolique des lettres des alphabets, à une structure sous-jacente et symbolique de soi ; permet alors de découvrir une identité désirée et construite dans ce sens, mais également surdéterminée par l’acte à la fois volontariste et multiple que suppose l’écriture.

« Le maître de la lumière rare » est la désignation que le narrateur fait de lui-même : elle souligne son rôle central de manière elliptique. Il est maître, c’est à dire qu’il est à l’origine de la construction du récit. Il en détient les clés, surtout celles de la complexité et du codage. Il en est la lumière. En même temps que ce rôle essentiel qu’il détient par rapport à la narration, le narrateur désigne de manière indirecte sa filiation, ses appartenances, celles qui président aux choix formulés dans le récit et noués dans les trames proposées et les lectures qui en sont possibles .

Sa filiation n’est pas seulement philosophique : il se réclame en effet de Ibn Arabi en passant par Shuhrawardi et El Ghâzalî. Cette appartenance ou « sanad » est suggérée à travers le terme « hiérarchie des lumières ».

On connaît le rapprochement qui est fait dans le monde coranique et arabo-islamique, de manière générale entre la science et la lumière ; ils sont concomitants et partagent la même substance idéelle ou spirituelle qui leur permet, par leur force du rayonnement, de repousser les ténèbres.

La hiérarchie des lumières est aussi une hiérarchie des états comme elle correspond également à une hiérarchie des sciences. Le narrateur aspire à cette hiérarchie. Il la considère comme un modèle archétypal qui permet de mêler quête du savoir et quête de soi. Le narrateur recherche l’illumination ou la révélation, qui en projetant une lumière définitive induira la Vision, au sens de connaissance directe, intérieure, à long terme car directement agrégée au connaissant.

A cet instant du récit, le lecteur ne peut s’empêcher de penser, en examinant la formule « le maître de la lumière rare », à celle plus célèbre de Rimbaud : « J’ai seul la clé de cette parade sauvage ». 61 La même démarche de brouillage concerté est en vigueur : un jeu masqué, dans lequel celui qui est capable de guider s’efface complètement ou partiellement, et à dessein, pour laisser son texte hanté par une identité « fantomatique », difficilement cernable, errant dans le texte, l’animant de questions, et provoquant en lui quelque fois des « trouées lumineuses », mais en maintenant le plus souvent de grandes zones d’ombre.

Le nom propre transformé par la puissance des lettres en nom symbolique possède donc une efficacité symbolique ; s’il s’exalte, assume et se réclame de la difficulté de s’atteindre soi-même et d’atteindre l’autre, il crée néanmoins, grâce à la superposition des noms et des identités et à la surimpression emphatique, une utilisation optimale et féconde de l’Obscur (ité) comme catégorie nominative ou participant à la nomination de manière décisive ;

Celle-ci devient d’ailleurs une activité paradoxale et nécessaire, impliquant les masques, les doubles, les multiples visages du même en état de mutation.

La lumière appartient donc au maître : elle est rare, mais il en dispose de manière plus fréquente que le lecteur, qu’il provoque ici. L’écriture participe donc, à travers la tentative de nomination, de cette double démarche, cadencée, rythmée qui implique le dévoilement, le défi de la compréhension, de l’analyse ( de soi et des autres en situations diverses), du dépassement. Ce dépassement devient bientôt un nouveau voile, comme dans le cheminement mystique, qu’il s’agira alors de lever. Le moi, le nom, surgit, brille, fulgurance d’un instant, puis il s’achemine bientôt vers un autre état de lui-même qui entraîne alors la narration dans une  « géo-graphie » qui permettra de nouvelles découvertes de soi et des autres.

L’espace est donc le support privilégié de cette démarche de dévoilement. Il possède en effet une charge qualitative et ne peut être neutre. Il possède également une qualité symbolique surtout lorsqu’il a été le lieu d’évènements particuliers, sacrés, qui ont laissé une empreinte magnétique, qui en font un espace signifiant, producteur de sens, de mythologies, de lectures diverses qui le constituent en tant que tel.

Notes
54.

In Phantasia, pp. 101 à 105.

55.

Le totem, d’après Le Robert est l’animal considéré comme l’ancêtre, et par la suite comme le protecteur d’un clan ; il est objet de tabous et de devoirs particuliers.

56.

In Talismano, p. 219

57.

L’origine du mot est notamment coranique.

58.

Le tabernacle des lumières, Ghazâlî, Seuil 1981, traduction de l’arabe et introduction par Roger Deladrèire.

59.

In Talismano, p. 219

60.

Voir L’Imagination Créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Flammarion 1977

61.

Parade in Les Illuminations, 1ère édition 1886